CHAPITRE XII Dudly se fâche

Dudly et son fidèle Carlo débarquèrent à l’aéroport de Toronto plus rapidement qu’ils ne l’escomptaient. L'avion-taxi frété par le gangster était un appareil ultramoderne et son pilote connaissait son affaire.

Ils sautèrent dans un taxi.

— Hôtel du Lac, ordonna Dudly, et rapidement, s’il vous plaît !

Un petit quart d’heure plus tard, l’automobile stationnait devant l’hôtel.

Dudly fronça les sourcils. Une agitation insolite régnait dans la rue aux alentours de l’hôtel. Il y avait des flics plein le hall.

Les deux hommes se regardèrent d’un air interrogateur.

— Que se passe-t-il ? demanda Carlo d’une voix qui reflétait son malaise.

Dudly hocha du chef.

Il n’aimait pas beaucoup ça.

Au lieu de demander Beuck, comme il avait l’intention de le faire à l’arrivée, il entraîna son second derrière une haie de plantes vertes. Là se trouvait un vaste canapé.

Ils y prirent place.

D’où ils étaient, ils pouvaient observer tous les faits et gestes des gens de l’hôtel sans attirer l’attention.

Un court instant s’écoula, puis l’ascenseur bourré de flics redescendit.

Cette escouade de policiers s’avança vers la sortie. Au milieu d’eux, il y avait Dorman… Un Dorman en pyjama, sur les épaules duquel on avait en hâte jeté un imperméable… Un Dorman au visage presque tragique, aux traits tirés, à la bouche mauvaise.

— Oh ! Tonnerre de Dieu ! gronda Dudly. Il ne manquait plus que ça !

Vraisemblablement, cet homme sans argent avait fait un coup à l’envers… Il le fallait, pour descendre dans un hôtel aussi luxueux.

Il regarda le groupe s’éloigner. Une rage froide lui mordait le cœur. Cet homme avec lequel il aurait aimé converser à n’importe quel prix lui échappait. Et il lui échappait de la façon la plus idiote, la plus incontestable : entre des flics !

Sans le savoir, Dorman avait de la chance.

Lorsque le calme fut revenu dans l’hôtel, Dudly s’avança vers le guichet de la réception.

— Avez-vous un M. Beuck ? demanda-t-il.

— Parfaitement, monsieur ; chambre 118… Vous voulez lui parler ?

— J’ai fait un voyage de plusieurs centaines de kilomètres tout exprès pour ça !

— Qui dois-je annoncer ?

— Dites-lui seulement deux messieurs…

L’employé leur jeta un regard réprobateur. Il n’aimait pas beaucoup qu’on lui parlât sur ce ton.

— Très bien, dit-il néanmoins en introduisant une fiche dans un des trous du standard.

Il dit quelques mots et se retourna.

— Vous pouvez monter ! annonça-t-il.

Dudly et Carlo s’engagèrent alors dans l’ascenseur.

— Nuit mouvementée, hé ? dit le gangster au liftier. Qui est ce type qu’on vient d’emmener ?

Le gamin haussa les épaules.

— Un assassin, dit-il. Il a tué une fille pour lui faucher sa guinde. Et il devait être né sans cervelle, ce mec-là, car figurez-vous qu’il avait laissé le cadavre juste devant l’hôtel, dans la bagnole. Je vous demande un peu…

Dudly et Carlo convinrent, en leur for intérieur, que ce Dorman était une fameuse cloche. Ça n’est pas eux qui auraient commis une de ces bourdes-là !

Ils trouvèrent aisément le 118, qui se trouvait à deux pas de l’ascenseur.

Ils n’eurent pas besoin de frapper. Beuck leur ouvrit en entendant approcher leurs pas sur le tapis du couloir.

Afin d’éviter des questions gênantes de Dudly, il avait décidé de jouer l’ignorant et le type qui dort.

Pour ce faire, il s’était ébouriffé les cheveux et clignotait des paupières comme un oiseau de nuit réveillé pendant le jour.

— Salut, dit sombrement Dudly.

Il entra sans y être invité.

Carlo jeta au policier un regard noir qui ne présageait rien de bon.

Beuck en éprouva une certaine inquiétude. Il avait assisté, tapi au fond de sa chambre, à l’arrestation de Dorman. Il avait entendu le remue-ménage… Il savait que Dudly était au courant de cette arrestation.

Il fallait absolument qu’il joue son rôle d’homme triomphant.

— Alors ? fit-il. Je crois que je ne suis pas une lavette, soit dit sans me vanter. Non mais, vous avez vu avec quelle maestria je l’ai retrouvé, votre lièvre ?

— Oui, fit Dudly, c’était du bon boulot, seulement il est très dommage que ça n’ait servi à rien. J’aurais aussi bien pu attendre demain pour avoir des nouvelles de Dorman : tous les journaux vont être au courant…

Le gros homme mima admirablement la stupeur.

— Hein ? fit-il.

Puis, comme le silence — un très mauvais silence — s’établissait :

— Du diable si je comprends un mot de ce que vous dites, Dudly. Bon Dieu, je sais que vous n’êtes guère démonstratif, mais je m’attendais à une autre réaction de votre part devant cette victoire…

Il ajouta, d’un air tellement satisfait que tout autre que Dudly en aurait été attendri :

— Car c’en est une ! Et peut-être la plus belle de ma putain de carrière, car elle a été éclair…

Dudly le regarda droit dans les yeux. Ils s’affrontèrent un instant d’un air mauvais.

— Cessez un peu de vous gargariser de vos prouesses, Beuck, énonça froidement Dudly. Vous avez retrouvé Dorman rapidement, c’est exact, mais la police a été aussi maligne que vous, et maintenant ce salopard est au chaud.

— La police ? balbutia Beuck.

— Oui, la vraie… On vient d’emmener Dorman à l’instant, ne le savez-vous pas ?

— Du tout… Je dormais.

— Ah, vous dormiez ! Vous dormiez tandis que l’homme que vous étiez chargé de surveiller se faisait embarquer par les flics ! Pas mal !

Beuck serra les poings.

— Écoutez Dudly, fit-il. Vous m’avez engagé pour que je vous retrouve Dorman et non pour que je vous le surveille, ainsi que vous le prétendez… Je l’ai retrouvé. Je vous ai prévenu illico du lieu où il était descendu… C'est vrai, n’est-ce pas ? Bon, à partir de cet instant, ma mission était terminée. Vous me devez le reste de mon cachet… Et je puis dormir tout mon saoul si ça me fait plaisir, vous m’entendez, Dudly…

Dudly ne répondit que par un haussement d’épaules.

Il semblait penser à autre chose. Il s’approcha de la fenêtre. Puis du lit.

— Non, Beuck, vous ne dormiez pas, fit-il.

— Vous dites ? bredouilla le gros homme.

— Je dis que vous ne dormiez pas. Ne me racontez pas de sornettes !

Il désigna l’oreiller.

— Vous avez la tête grasse comme un beignet ! Or votre oreiller est aussi net que l’enfant qui vient de naître. De plus, il y a de la buée dans l’angle de la fenêtre. Dans l’angle seulement. Cette buée a été produite par votre respiration… Vous êtes resté un bon moment là. Et vous y étiez embusqué, puisque cette buée est à mi-hauteur. Vous étiez embusqué parce que vous surveilliez la rue…

Il se mordit le coin de la bouche.

— Et pourquoi surveilliez-vous la rue, hein, Beuck, si ce n’était pour guetter la police ?

Dudly alluma une cigarette, s’assit sur le lit et ramena ses jambes sur le couvre-lit.

— Vous guettiez la police tout bonnement parce que c’est vous qui avez balancé Dorman. Les flics de par ici ne sont pas des champions. D’autre part, je ne vois guère comment on aurait découvert un cadavre dans une bagnole… Dorman n’est pas un génie, mais il n’est pas gland au point de laisser un macchabée dans une bagnole s’il est susceptible d’être vu… Il avait au moins recouvert le cadavre et bouclé la bagnole à clef… Allons, voyons… Ce n’est pas ton avis, Carlo ?

Carlo fit un signe d’assentiment. Comme par enchantement, il s’était interposé entre la porte et le gros homme.

Beuck sentit que ça allait mal, très mal tourner. Il avait voulu tout arranger, mais, décidément, Dudly était un type trop fort pour lui.

Dudly était trop fort pour tout le monde.

Avec lui, il ne fallait prendre aucun risque… Aucun, ou alors il vous arrivait les pires ennuis.

Beuck savait qu’il était dans le pétrin. Ça n’était pas un courageux. De la sueur se mit à couler sur ses tempes.

Dudly ne le regardait plus.

— Je me demande, murmura-t-il comme se parlant à lui-même, je me demande pourquoi vous avez balancé Dorman, Beuck. Quel intérêt aviez-vous à ce que ce type m’échappe ? Ça n’est pas votre fils illégitime, que je sache, ou un petit cousin éloigné. Certes non, car vous l’auriez prévenu… Donc, vous aviez un intérêt à ce que je ne puisse pas lui parler…

Il fit claquer ses doigts.

— Carlo, veux-tu regarder dans le portefeuille de monsieur, je te prie.

Carlo s’approcha du gros homme.

— Ne me touchez pas ! râla Beuck.

Il fit un geste pour saisir son revolver, mais Carlo l’avait ceinturé par-derrière.

Il pouvait se dégager, car il était très fort et connaissait toutes les règles du judo, mais il y renonça. Non, il ne serait pas le plus fort contre Dudly.

Mieux valait accepter sa défaite.

Il se laissa fouiller.

Carlo attrapa le portefeuille et le lança à son chef ; puis il repoussa Beuck d’une bourrade.

Dudly ouvrit le portefeuille après l’avoir palpé. Ce dernier était gras à souhait. Gras de la superbe liasse que l’ancien policier lui avait confiée.

Le chef de gang poussa un petit sifflement connaisseur.

— Bigre ! fit-il, les affaires marchent, à ce que je vois…

Il examina la liasse.

— De l’argent canadien, murmura Dudly. Je comprends tout, maintenant.

Il se mit à jouer avec les coupures, les froissant et les redéfroissant d’un petit air mutin.

— Dorman, en faisant son affaire à la fille de la bagnole, lui a raflé son magot. Vous avez su ça, et l’idée vous est alors venue de mettre la main sur le crapaud. Cela corsait votre revenu dans l’affaire. Seulement, Dorman n’aurait pas manqué de me parler du fric… Vous ne vouliez pas que je sache ça, n’est-ce pas ? Et vous avez donné Dorman aux flics pour en rester là…

Dudly fixa durement l’ancien policier.

— Vous êtes un drôle de type, Beuck… À votre âge, on devrait avoir pourtant le sens de ce qui ne se fait pas. C'est un petit jeu dangereux…

Il se leva.

— … et qui peut vous coûter cher.

Il secoua la cendre de sa cigarette.

— Très cher !

Beuck avait des larmes de rage et d’effroi dans les yeux.

— Je regrette, Dudly, fit-il piteusement. Comprenez-moi : je n’ai pas voulu vous doubler… Seulement, vous le savez : j’aime l’argent. Lorsque j’ai vu ce paquet de fric dans les mains de Dorman, je… j’ai perdu la tête… Je la lui ai fauché tout à l’heure, tandis qu’il dormait. Et puis, après, j’ai eu peur… peur de vous, car je vous connais. Alors, j’ai… j’ai perdu la tête, oui, comme un gamin… Je vous demande pardon.

Dudly ricana :

— Un tas de types m’ont déjà demandé pardon, Beuck. Mais, dans mon travail, le pardon est une chose inconnue.

Il leva la main et gifla le gros homme avec une force telle que Beuck chancela.

Il le gifla à nouveau d’un revers. Puis il lui administra un coup de genou dans le bas-ventre. Le policier eut un ahan rauque et se courba en deux.

Dudly s’écarta.

— Carlo, fit-il, ce tas de viande me fatigue, veux-tu le corriger très sévèrement, je te prie ?

Carlo n’attendait que ça.

Il repoussa lentement Beuck contre le mur, car il n’aimait pas les cibles mouvantes. Lorsque le gros policier fut acculé à la cloison, il lui assena un coup de tête effroyable en pleine poitrine. Ce coup ressemblait à l’assaut d’un bélier furieux, et, de fait, Carlo l’avait baptisé le « coup du mouton » !

Beuck en perdit le souffle. L’autre ne lui laissa pas le temps de récupérer. Il lui lança un gauche-droite à la face.

Carlo, rongé par la tuberculose, n’avait pas de muscles, ses coups ne valaient que par le nerf qu’il y mettait. Ils firent pourtant très mal à Beuck.

La tête de celui-ci partit en arrière et heurta le mur, qui vibra.

— N’ameute pas le personnel de l’hôtel, conseilla Dudly.

Il fallait agir en douceur.

Comme l’avait fait précédemment son chef, Carlo envoya son genou dans le ventre de Beuck.

Ce dernier poussa un gémissement et se cassa en deux.

Un poing s’abattit sur sa nuque. Il s’écroula sur la carpette.

Carlo se retourna vers Dudly d’un air satisfait. Le chef de gang paraissait prendre plaisir à cette petite séance.

— Je continue ? demanda Carlo.

— Parbleu, dit Dudly. Il ne manquerait plus que tu t’arrêtes… Jusqu’ici, tu l’as caressé. Montre-nous un peu ce que tu sais faire…

— Bon, fit Carlo.

Et il ôta sa veste.

* * *

Ce fut une très sévère correction.

Beuck avait l’impression d’être jeté dans un gouffre sans fond. Il ne sentait plus son corps… Il lui semblait rebondir de rocher en rocher, comme un pantin… Il se disloquait !

Vingt fois il fut sur le point de défaillir et crut perdre connaissance. Mais il était solide…

Carlo était en nage. Il le piétinait, lui lançait des coups de pied terribles dans les côtes, dans le visage. La figure de Beuck ressemblait à une éponge trempée dans le sang. Ses yeux étaient fermés, son nez avait doublé de volume, sa bouche était une masse sanguinolente répugnante.

— Ce qu’il est costaud, admira Dudly… Un vrai roc ! Tu lui taperais dessus avec un maillet qu’il ne crèverait pas.

Lorsqu’il estima que la séance avait assez duré, il fit un signe à son complice.

Carlo s’abattit dans un fauteuil.

— Bon Dieu ! tonna-t-il. J’ai dû maigrir de dix kilos pendant cette démonstration.

Dudly se rendit à la salle de bains. Il emplit le verre à bouche au robinet du lavabo et le tendit à son second.

— Tiens, bois.

Carlo se désaltéra.

— J’aimerais mieux du whisky, sourit-il.

Il n’absorba que deux gorgées. Il n’aimait pas l’eau… Il ne l’avait jamais aimée.

Dudly lui reprit le verre des mains et jeta le reste du contenu au visage de Beuck.

L'eau fit du bien à l’ancien policier.

Il essaya d’ouvrir les yeux. Il n’y parvint qu’à moitié. La lumière lui fit tellement mal qu’il eut une violente nausée. Il y avait des cloches carillonnantes dans sa tête.

Seigneur ! Jamais il n’avait ramassé une telle rouste !

Dudly s’assit à ses côtés.

— Vous n’avez jamais été un canon de l’esthétique masculine, lui dit-il, mais maintenant, Beuck, vous dégoûteriez votre propre mère !

Il le repoussa du pied.

— On dirait que vous vous êtes battu avec un troupeau d’éléphants !

Beuck, malgré sa souffrance, pensait à toute vitesse. Il pensait que cette correction, si rude qu’elle fût, ne l’avait pas tué. Dudly ne se proposait peut-être pas de le faire disparaître.

Il regarda le boss.

— Vous êtes sévère, murmura-t-il. Mais je reconnais que c’était mérité, Dudly.

— Bon, fit le gangster. Mais ça n’est pas le tout. Maintenant nous avons du boulot, Beuck… Vous avez fait entrer Dorman en prison, il va falloir l’en faire sortir. Je vous donne vingt-quatre heures pour me le livrer, pieds et poings liés. Passé ce délai, vous aurez droit à un petit jardin sur le ventre : je crois que vous me comprenez ?

— Je comprends, admit Beuck.

— Et je crois que vous êtes bien d’accord ?

— Je suis d’accord !

Загрузка...