À travers son agonie, il entendit la voix. C'était une voix impersonnelle qui tombait, lui semblait-il, de très haut.
Que venait-elle de dire ?
Ah oui : « Ta gueule ! »
Qui avait dit ça ? Dudly ? Carlo ?…
Non.
Il était obligé de concentrer toute son attention pour penser. Son cerveau s’emplissait lentement de brouillard, un brouillard épais et irisé comme il en flotte sur les contrées marécageuses.
Puis, brusquement, sa pensée jaillit de ce brouillard. Il se souvint : celui qui parlait, c’était Dorman, cette petite crapule de Dorman qui était à l’origine de tout ça…
Il se tourna à plat ventre. Comme par enchantement, il y eut une trêve à sa souffrance. Son ventre cessa de flamber.
Simplement, il ressentit une sensation de flottement.
Il voulut se manifester, parler.
— Tu y passeras aussi, balbutia-t-il.
Oui, Dorman y passerait ; tout le monde y passe, mais lui, le suivrait de près dans l’autre monde.
Le fait qu’il se fût mis à parler cloua Dorman de stupeur.
— T’as ton compte, non ? demanda-t-il.
— Oui, gémit Beuck. Ce fumier m’a eu.
Contrairement à ce qu’avait prévu Dudly, Dorman ne grelottait pas de frousse. Il y avait en lui comme une accumulation de courage inemployé. Sa veulerie avait cédé la place à une calme et digne résignation.
Il regrettait d’en être arrivé là, dans cette épouvantable impasse, mais il regrettait plus encore que la mise à mort de Dudly eût raté. Il réalisait que c’était un monstre. Dudly outrepassait les limites du crime. Il allait trop loin, beaucoup trop loin.
Son despotisme, sa cruauté étaient un fléau.
— Quel dommage, murmura-t-il, qu’on ne puisse pas lui régler son compte.
— À qui ? demanda Beuck.
Mais l’autre n’eut pas besoin de répondre, il avait compris. Le gros homme se sentait mieux. Il ne souffrait plus. Il sut qu’il allait mourir très vite, sans éprouver davantage de douleur physique ; une paix étrange noyait cet instant solennel dans une tendre irréalité qui facilitait les choses.
Alors lui aussi pensa que Dudly allait trop loin. Il n’éprouvait plus envers lui une haine directe, autrement dit son propre cas ne l’influençait pas le moins du monde. Simplement, Dudly était un homme à abattre. Un homme contre lequel devait se liguer l’humanité entière, car il était l’ennemi fervent de toute l’humanité.
Si Beuck regrettait de mourir, c’était surtout parce que sa disparition l’empêchait d’accomplir cette tâche sacrée : la destruction de cet homme.
— Tu es mort ? lui demanda Dorman dans le noir.
— Non, fit Beuck, pas encore.
— Tu as mal ?
— Non, plus.
Ils restèrent un instant silencieux. Ils n’avaient rien à se dire.
Rien qui fût essentiel et, dans la situation où ils étaient plongés, ils n’auraient pu se dire autre chose que des mots essentiels.
Beuck fit un effort et glissa sa main dans sa poche. Il toucha un corps froid et dur.
Son couteau.
C'était un bon gros couteau à manche de corne dont la lame était épaisse comme celle d’un sabre.
Il le porta en tremblant à sa bouche, serra le dessus de la lame entre ses dents et tira le manche.
La sueur coulait sur son visage, tombait sur sa main en larmes brûlantes.
Enfin le couteau s’ouvrit. Le déclic qu’il produisit fut perçu par Dorman.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda le petit gangster.
— Mon couteau…
— Pour quoi foutre, un couteau ?
Beuck ne répondit pas. Parler lui coûtait un gros effort et il voulait ménager ses forces. Il en devenait avare, comme un pingre est avare de son argent.
Il avait, avant de mourir, une mission à accomplir. Une ultime action. Et il fallait qu’il l’accomplisse !
Il se traîna vers la chaise de Dorman. Il tâtonna pour se repérer et finit par attraper un de ses liens.
Alors il engagea le couteau sous le fil et tira à lui. Son couteau était robuste et pouvait trancher du fil de fer ; évidemment, il serait inutilisable après, mais après Beuck n’en aurait plus besoin. Là où il allait, personne n’avait plus besoin de couteau.
En temps ordinaire, le gros homme, qui tenait à ses affaires, n’aurait jamais agi ainsi, mais on n’était plus en temps ordinaire.
Dorman, qui avait compris le travail auquel il se livrait, n’osait respirer. L'émotion lui glaçait la poitrine.
Beuck parviendrait-il à le délivrer ? C'était tellement incertain, cela dépendait de tellement de choses : la vie de Beuck qui s’éteignait, ses forces qui le trahissaient, l’arrivée possible de Dudly ou de Carlo…
Il sentit le fil de fer pénétrer dans sa chair ; puis il y eut un petit bruit sec et un choc sourd. Beuck avait perdu l’équilibre au moment où le fil s’était rompu.
Dorman essaya de peser sur les liens qui l’entravaient encore. Il sentit du mou dans la région du torse, mais ce n’était pas suffisant pour qu’il pût se libérer : il avait encore les bras entravés.
— Hé ! appela-t-il.
Mais Beuck s’était évanoui.
Ça n’était pas possible ! Le gros homme n’allait pas crever au moment où il touchait au but.
— Hé ! fit-il à nouveau.
Comment s’appelait ce gros type ? Ah oui, Dudly lui avait dit « Beuck ».
— Beuck ! murmura Dorman. Hé, Beuck, vous m’entendez ?
Il y eut quinze secondes d’un silence pesant.
Le policier poussa un soupir.
Dieu soit loué ! Il n’était pas encore mort.
— Beuck ! Hé, Beuck, faites un effort, je vous en supplie…
Ces paroles atteignaient Beuck comme si elles lui parvenaient d’une autre planète… Il entendait difficilement, perçait plus difficilement encore le sens de chaque mot.
Il fit un effort. Que se passait-il ?… Où était-il ?
Ah oui ! Il était dans une cave, il mourait d’une balle dans le ventre tirée par Dudly, et il y avait sur une chaise un pauvre mec qui…
Il banda ses muscles, serra les dents, repoussa la mort qui l’étreignait dans ses bras glacés.
Une minute ! Pas mourir tout de suite…
— Rompez encore un lien, supplia Dorman. Juste un peu, Beuck, et je serai libre, je buterai cette crapule, j’irai chercher du secours pour vous, je…
Buter cette crapule !
Beuck haletait et ne parvenait presque plus à se mouvoir. La paralysie faisait son œuvre, l’emprisonnait dans un corset de glace.
Pourtant, il fallait.
Il fallait.
IL FALLAIT !
Une grande voix criait ces mots dans son crâne : « Beuck, tiens bon ! Tiens encore un tout petit peu, Beuck, et après tu pourras crever tranquille !… »
Maintenant il avait envie de la mort comme d’un lit où il allait pouvoir reposer son pauvre corps épuisé.
Il prit appui sur les mains, s’arc-bouta, réussit à se remettre sur les genoux. Il n’avait pas lâché le couteau…
Il retint son souffle et essaya d’accomplir l’extraordinaire exploit qui consistait à lever un bras.
Il y parvint. Il s’accrocha à un nouveau fil de fer. Encore un effort. Il parvint à glisser la lame ébréchée sous le fil.
Dorman suivait ces opérations comme un spectateur suit au cirque le numéro de la mort.
Et c’était un numéro de la mort ! Cet agonisant accomplissait une œuvre surhumaine et Dorman appréciait son effort.
C'était très beau, très grand.
Le fil cassa. Cette fois, plus par hasard que parce qu’il avait assuré son équilibre, Beuck ne tomba pas.
Dorman rua dans ses liens… Ça venait : il obtint du lâche. Il put remuer un bras.
Avec d’infinies précautions, il le glissa hors du cercle de fil de fer.
Puis il prit à pleines mains le fil et le tira.
Cela lui coupait la paume des mains, les doigts, mais il n’en avait cure. Il se libérait. Le papillon qui se dégage de la chrysalide doit éprouver cette suprême allégresse.
Il fut libre…
Il fit quelques mouvements d’assouplissement et respira profondément.
Ça gazait. Ça gazait même très bien, il se sentait tout à fait en forme.
Il se baissa.
— Hé, Beuck ! murmura-t-il.
Beuck ne répondit pas. Il était mort très calmement, agenouillé, le buste acagnardé contre la chaise. Il avait fini sa tâche. Son dernier sentiment avait été un sentiment de libération.
Dorman éprouva du chagrin. C’était la première fois depuis qu’il avait atteint l’âge d’homme que des larmes jaillissaient de ses yeux. C’étaient de bonnes larmes…
Il se baissa, saisit le couteau dans la main crispée du gros homme, puis il lui caressa doucement la tête.
— Merci, vieux, balbutia-t-il.
Il avait le couteau… Il ne pouvait pas espérer grand-chose, mais avec cette lame dans la main et l’énergie qui gonflait tout son être, il se sentait invincible… Les deux bandits seraient obligés de l’abattre pour le lui faire lâcher… Il ne serait pas question de tortures…
Peut-être qu’avec un peu de chance il pourrait porter un mauvais coup à Dudly ? Peut-être même… Mais il n’osait rêver une chose pareille…
Si au moins il pouvait bénéficier de l’effet de surprise !
Il eut une idée. Il monta sur la chaise et brisa l’ampoule électrique avec le manche du couteau.
Puis il descendit de son perchoir, saisit Beuck à bras-le-corps, parvint à l’asseoir sur la chaise, à sa place, et à l’y maintenir calé.
De cette façon, lorsque Dudly reviendrait, il ne verrait que la chaise et une silhouette. Il penserait que l’ampoule était grillée.
L'essentiel était que, pendant quelques secondes, il ne sût pas que Dorman avait recouvré sa liberté de mouvements…
Dorman frémit : il y avait un bruit de pas dans le couloir.