Banane se tenait dans l’encadrement de la porte, un revolver à la main.
Carlo l’escortait.
Les deux hommes dévisagèrent Dorman ; ils eurent un frémissement allègre en le voyant réagir.
Le visage du petit homme, plein d’une fausse jovialité lorsqu’il ouvrit la porte, se modifia brutalement.
Il reconnut les deux hommes, vit le revolver et eut un réflexe normal : il essaya de refermer la porte. Mais Banane ne pouvait se laisser prendre à une réaction de ce genre ; il avait glissé son pied dans l’entrebâillement avant même que Dorman eût amorcé son geste d’autodéfense.
— Allons, allons, gouailla le chauffeur en rouvrant largement la porte d’une poussée irrésistible, en voilà des façons de recevoir du monde !
Ils entrèrent.
Carlo avait son visage buté des mauvais jours.
— Salut, Dorman, dit-il. Alors, qu’est-ce qui te prend de balancer ta porte dans le nez des gens ?
— Je… Je ne vous avais pas reconnus, balbutia le petit gangster dont la figure se décomposait à toute allure.
— Il ne nous avait pas reconnus, voilà ! déclara Banane. C’est un petit gars qui n’est pas plus physionomiste qu’une taupe !
Il leva sa main libre et administra à son interlocuteur un formidable soufflet qui le coucha dans le vestibule.
— Comme ça, tu te rappelleras mieux de nous, affirma-t-il.
Il lui lança un coup de pied dans les côtes.
— Allons, debout, feignant !
Dorman se leva lentement.
C’était une seconde ruse.
Il s’arrangea pour se détourner légèrement et cueillit son revolver sous son aisselle.
— Air connu ! dit Banane en le foudroyant d’un coup de pied à la tempe.
Dorman poussa un petit « han » de douleur et s’évanouit.
— J’espère que tu ne l’as pas tué, murmura Carlo. Tu tapes dans le crâne d’un gars comme dans un ballon de football. Si jamais il est out, le boss va faire un vrai chabanais, car il tient à discuter le coup avec lui !
— Aide-moi !
Ils saisirent Dorman par les épaules et par les chevilles et le portèrent dans sa chambre.
Carlo l’étendit sur un divan et passa sa main par l’échancrure de la chemise.
— Non, fit-il, son cœur bat ; bon Dieu, j’ai eu chaud !
Il alla au cabinet de toilette, trempa une serviette-éponge dans l’eau, l’arrosa d’eau de Cologne et revint à l’homme évanoui. Il se mit à lui bassiner le visage.
L’effet ne tarda pas à se faire sentir : Dorman rouvrit les yeux.
Il vit les deux hommes et ne souffla pas un mot. Il savait que son coup avait échoué et qu’il allait devoir payer. Et il savait aussi que la note serait salée. Avec Dudly, c’était toujours cher, très cher.
« Voilà, ma pauvre nave, se dit-il, t’as voulu palper le gros paquet et pour ça t’as entrepris un turbin au-dessus de tes possibilités. Faut jamais vouloir péter plus haut que son derrière… »
Certes, il avait peur, mais un calme étrange descendait en lui. Il allait prendre une praline dans la tête à un tournant de route et un paysan découvrirait sa carcasse à moitié bouffée par les rats.
C’était la fin logique de tous les gangsters, des petits comme des grands !
— Tu y es ! grommela Banane.
Il rafla la bouteille de whisky.
— Tiens, bois un coup, ça te gonflera, chéri.
Une seconde, Dorman fut tenté d’avaler une rasade de whisky afin d’en finir. Ce serait partir en beauté… La mort des empereurs romains !
Mais l’instinct de conservation fut plus fort.
— Non, merci, dit-il, si vous croyez que j’ai les chocottes, vous vous trompez !
— À ton aise, repartit Banane.
Il déboucha le flacon.
— À ton aise et à ta santé !
Il avala une énorme lampée d’alcool.
Dorman cacha la satisfaction que lui causait ce sans-gêne.
Banane passa le flacon à Carlo.
— Une rincette ? proposa-t-il. C'est monsieur qui offre.
Mais Carlo avait sa dignité.
— Ça va, dit-il sèchement, en route ! Dudly nous attend.
Il souleva le chétif Dorman par le revers de son veston.
— Je te conseille de ne pas jouer au petit futé, dit-il. Tu ne vivrais jamais assez vieux pour le regretter ! En route !
Ils descendirent l’escalier de l’immeuble et se retrouvèrent dans la rue.
Ils marchaient côte à côte, Dorman entre eux deux. Personne ne pouvait soupçonner ce qui se passait. Ils tournèrent le coin de la rue. La voiture attendait, rangée le long du trottoir.
— Monte ! ordonna Carlo.
Il pénétra à l’arrière de l’auto. Carlo s’installa à côté de lui sur la banquette moelleuse, tandis que Banane se glissait derrière le volant.
Ils démarrèrent.
Dorman réfléchissait à toute allure. Le poison n’allait pas tarder à agir. Que se passerait-il alors ?
Banane sifflotait tout en conduisant. Il appuyait sec sur l’accélérateur.
Carlo avait un revolver à la main.
Décidément, ça se présentait rudement mal !
Ils traversèrent les faubourgs populeux ; puis la voiture se dégagea peu à peu du flot de la circulation. L'aiguille du compteur fit un bond sur le cadran.
Le vent miaulait à la portière.
Dorman n’était plus qu’un cerveau tendu vers la même question : « Qu’allait-il se passer ? »
La route devint plus étroite et se lança à l’assaut de la colline, dans la trouée de sapins.
Banane sifflait toujours.
S'il tenait le coup jusqu’au Nid d’Aigle, tout était fini. Dorman parlerait pour éviter la torture et il subirait son sort, du moins celui que Dudly avait déjà conçu pour lui.
C'était le jeu.
Dans une partie, il y avait toujours le gagnant et le perdant, on ne pouvait rien contre cela. Si seulement…
… Et cela se produisit.
Cela se produisit comme la voiture, lancée à folle allure, amorçait un virage.
Banane eut une terrible contraction et piqua de la tête sur le volant.
Carlo sursauta.
— Banane ! Hé, Banane ! hurla-t-il.
Mais il n’eut pas le temps d’en dire plus. L'automobile, continuant tout droit sa trajectoire, quitta la route, fit un bond prodigieux dans le fossé, se dressa contre le talus abrupt et alla percuter un arbre. Il y eut un choc sourd et violent, puis ce fut le silence.
Les passagers de l’arrière avaient été malmenés comme des boules à numéro dans la sphère d’une loterie.
Dorman avait eu toutefois un avantage sur son voisin de banquette : il avait prévu ce qui allait se passer et s’était aussitôt mis en boule, la tête dans les bras.
Il se redressa lentement et s’ébroua.
Il n’avait rien de cassé. Il regarda Carlo. Ce dernier était sans connaissance.
Une bosse plus grosse qu’une aubergine se développait à une allure vertigineuse sur son front.
Dorman ramassa le revolver qui était chu sur le plancher de l’auto. Puis il essaya d’ouvrir la portière de la voiture, mais le choc l’avait bloquée. Il dut enjamber son compagnon pour pouvoir franchir l’autre porte qui, Dieu merci, fonctionnait encore.
Il respira à pleins poumons l’air odorant de la forêt. Bon Dieu ! Ce qu’il faisait bon vivre et être libre !
Il fourra le revolver dans sa poche.
Il l’avait échappé belle ! Si le hasard ne s’était pas rangé de son côté, c’en aurait été bel et bien fini du petit Dorman.
Seulement, il n’était pas à l’abri pour autant. Dans l'immédiat, il avait gagné. C'était une première manche, ça n’était pas une partie totale.
Lorsque Dudly saurait ce qui était arrivé, il serait tellement en crosse contre lui qu’il mobiliserait tous les durs des États-Unis pour le retrouver et lui faire payer ça.
Oui, ça allait saigner !
Une vraie corrida !
Dorman savait qu’au cours de cette chasse à l’homme il ne pourrait compter sur personne. Dudly était un type bien trop puissant pour que quelqu’un acceptât de venir en aide à Dorman.
Il fouilla ses poches.
Avec une affreuse grimace, il vit qu’il ne lui restait qu’une dizaine de dollars sur lui.
Un instant, il eut envie de retourner à son domicile afin d’y récupérer le petit paquet de banknotes qu’il avait planqué dans le rembourrage d’un fauteuil ; mais, à la réflexion, il y renonça.
C'eût été par trop risqué. D’une minute à l’autre, Dudly apprendrait l’accident et déclencherait la guerre, la grande, contre lui.
Mieux valait profiter de cette légère avance pour se planquer. Mais où, Seigneur ?
Où ?
Il y avait Detroit derrière lui, hostile, plein d’indics et de faux jetons qui signaleraient sa présence.
Non, la ville lui était dorénavant interdite.
De l’autre côté, il y avait la forêt. Le lac… Et, derrière le lac, le Canada !
Oui, le Canada. Il n’y avait pas trente-six solutions : passer en territoire étranger était la seule conduite à adopter.
Il parviendrait bien à se faire un peu de fric, là-bas. À se planquer !
Pourquoi pas ?
Seulement, il fallait traverser le lac. Et ça, ce n’était pas une mince besogne.
Il flaira le vent.
Primo, il s’agissait de ne pas se paumer au milieu de ces sacrés sapins, d’autant plus que la nuit commençait à tomber.
Et puis lui, Dorman, était l’homme des bars et des salles de jeu. Il savait mieux manier les cartes qu’une boussole.
Il se souvint d’avoir aperçu le lac, peu avant l’accident, par une échancrure de la forêt. Il était juste sur la gauche.