Carlo était un type entre deux âges, rongé jusqu’au trognon par la tuberculose.
Il était grand, mince, élégant, avec un regard enfoncé et fiévreux.
Cela faisait une sacrée paie qu’il travaillait pour le compte de Dudly.
Et ça s’était fait d’une façon pittoresque, leur rencontre.
Un jour, la bande de Dudly attaquait une banque. Elle avait raflé le contenu du coffre et s’apprêtait à les mettre lorsque Carlo, qui travaillait à la banque en qualité de comptable, lui avait adressé un signe discret pour lui faire comprendre qu’il désirait lui parler.
Dudly lui avait accordé dix secondes d’entretien ; Carlo lui avait alors appris qu’il existait une certaine quantité de lingots d’or dans un coffre secret dont il lui avait désigné l’emplacement.
En remerciement pour ce tuyau, Dudly avait bien voulu annexer l’employé de la banque à sa bande.
— Pourquoi avez-vous agi de la sorte ? lui avait-il demandé.
— Parce que mes jours sont comptés et que je voudrais un peu profiter de la vie avant de crever.
La réponse était valable pour Dudly. Par la suite, il n’avait eu qu’à se louer des services de cette curieuse recrue. Carlo, dont les jours étaient comptés, vivait encore dix ans plus tard, pareil à ces saules dont l’extérieur est évidé et qui tiennent encore par leur écorce.
Il reposa l’écouteur sur sa fourche et presque aussitôt redécrocha pour composer le numéro de Nielson, le bureau de placement auquel Dudly faisait appel pour recruter son personnel de maison.
— Ici le secrétaire de Dudly, fit-il. Le boss demande un cuisinier. Il le faut immédiatement, et que ce soit un mec à la hauteur, n’est-ce pas ?
C'était Nielson en personne qui répondait à l’autre bout du fil.
— Marrant, j’ai justement eu ce matin la visite d’un gars bourré de références. Il était chef à bord d’un navire français, c’est vous dire… Il désire se fixer aux USA et cherche un job. Je vous l’adresse…
Il ne restait plus qu’à attendre.
Carlo alluma une cigarette et s’approcha de la croisée contre laquelle tourbillonnaient de minuscules flocons de neige qui fondaient en arrivant au sol.
Une heure plus tard, le nouveau cuisinier se présenta.
C'était un type de petite taille, large d’épaules, avec un visage plat et des yeux prompts. Il avait un côté valet de comédie qui donnait à toute sa personne quelque chose de suave et de rusé.
Il salua Carlo avec une déférence exagérée et lui tendit un paquet de certificats épais comme un matelas pneumatique.
— Votre nom ? demanda Carlo.
— Zaridès… Octavio Zaridès.
— Grec ?
— Oui, monsieur… D’origine.
Carlo déplia quelques-uns des certificats. Ils étaient tous plus élogieux les uns que les autres.
— Vous allez avoir à servir un drôle de gourmet, dit-il. J’espère pour vous que vous serez à la hauteur ?
— On peut me faire confiance, assura Zaridès ; soit dit sans me vanter, j’en connais un bout sur la cuisine. Ma spécialité dans la cuisine française c’est le lapin à la moutarde. Du reste, j’ai été chef à Paris, tenez, voici le certificat…
Carlo lui rendit les attestations.
— Remisez vos paperasses, fit-il, c’est pas avec elles que vous mijoterez des petits plats… Vous y êtes ?
— Oui.
— Vous commencerez votre boulot à la maison de campagne ; vous n’avez rien contre ?
— Du tout, protesta Zaridès. Une cuisine à la campagne ou une cuisine en ville, c’est toujours une cuisine, pas vrai ?
Carlo n’épilogua pas sur cette vérité première.
— En route ! trancha-t-il. Votre malle est là ?
— Non, mais je la ferai prendre.
— Inutile, dit l’homme de confiance de Dudly, nous partons, ou du moins vous partez, seulement pour le week-end.
Il regarda le cuisinier.
— Si vous bottez le patron, il vous indiquera vos émoluments ; soyez sans inquiétude, mon vieux, le boss n’a pas l’habitude de les lâcher avec un lance-pierres.
Quand ils arrivèrent, il faisait nuit.
Banane avait enterré le Chinois tout au fond du parc.
Il avait mis de gros blocs de pierre sur le corps avant de le recouvrir de terre, puis, une fois cet ensevelissement accompli, il avait pissé sur la tombe afin que les bêtes de la forêt n’éventassent pas la présence du cadavre.
Il ne restait pas la moindre trace du meurtre. La porte avait été lavée.
Une douce chaleur régnait au Nid d’Aigle et Dudly, en veste d’intérieur, vautré sur le divan aussi large qu’un ring de boxe, sirotait un phénoménal whisky en se gavant de chaleur.
Lorsque les deux hommes furent devant lui, il examina Zaridès d’un œil inquisiteur.
— Montre-lui la cuisine, dit-il à Banane.
Il ne proféra pas un mot à l’adresse de l’arrivant ; mais l’autre ne parut pas autrement surpris de cette attitude.
Quand il eut gagné l’office, Dudly dit à Carlo :
— Assieds-toi !
Le dévoué secrétaire obéit et demanda :
— Qu’est-il arrivé au chinetoque ?
Dudly le lui dit.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? fit Carlo.
— Sais pas !
— Tu as une idée d’où vient le coup ?
— Non, mais nous avons tous des ennemis, décréta philosophiquement Dudly.
Il désigna la bouteille de White and Black à son second.
— Prépare-toi un biberon, si le cœur t’en dit.
Carlo prit un verre et se versa une confortable rasade de liquide brun.
— Le nouveau cuistot te va, a priori ? demanda-t-il presque timidement.
Dudly, suivant une habitude qui lui était familière, répondit à la question par une autre question.
— Où l’as-tu déniché ?
— Nielson, fit laconiquement Carlo.
— Il l’avait dans ses cartons ?
— Oui. Il paraît que ce type s’est annoncé ce matin chez lui, bardé de certificats sensationnels. Il me les a montrés. Si ça n’est pas de la postiche, ça doit être un as.
— Nous verrons, dit rêveusement le gangster.
Il appuya sur un timbre ; Banane parut.
— Tu vas aller à la première localité venue, lui dit-il, et tu ramèneras un chien.
— Un quoi ? sursauta le chauffeur.
— Un chien… Plus il sera affamé, mieux cela vaudra.
Banane, comme tous ceux travaillant sous les ordres de Dudly, savait qu’il ne fallait jamais discuter les directives du gangster, si saugrenues qu’elles pussent paraître.
— Un chien, bon ! murmura-t-il en tournant les talons.
Carlo regarda Dudly ; il avait envie de le questionner, mais il savait que Dudly ne supportait pas ça. Il y avait une foule de choses que Dudly n’aimait pas et, pour sa propre santé, mieux valait en connaître la liste.
Ils restèrent une heure assis dans la tiédeur moelleuse du living-room, buvant et fumant en silence.
Puis Banane revint, traînant au bout d’une corde une espèce de chien jaunâtre, sans race précise, dont les côtes saillaient comme des cercles de barrique.
— Je l’ai trouvé dans la cour d’une ferme, dit-il, par ici les gens sont d’un radin ! Regarde-moi cette bestiole : ma parole, on la nourrit avec des comprimés de courant d’air !
Dudly flatta l’animal d’une caresse brève.
Le chien courba l’échine, soumis.
Bêtes et gens avaient la même attitude devant Dudly.
— Il y a des conserves ? demanda le gangster.
— Des tonnes !
— Apporte du beef, des biscottes et de la gelée de groseille.
Banane le considéra d’un air surpris.
— Je peux me permettre une question ? demanda-t-il humblement.
— Vas-y.
— C'est pour toi ou pour le clébard ? Parce que si c’est pour toi, je te déconseille de briffer maintenant, le nouveau cuistot est en train de mijoter un de ces poulets à la crème qui embaume toute la boîte, tiens, on le sent d’ici…
— Va chercher ce que je te demande, fit Dudly, et ne dis rien au cuisinier. Ce soir, c’est toi qui serviras à table, vu ?
— O.K. !
Penaud, Banane se retira.
— Tu permets que je mette le couvert ? demanda Carlo qui avait assisté à la scène sans souffler mot. Je me sens nerveux, ce soir : besoin d’action…
— Bonne idée, approuva Dudly.
Il alluma un nouveau cigare et joua un bon moment avec la fumée.
Banane était triomphant lorsqu’il apporta le poulet.
— C’est pas une splendeur ? demanda-t-il.
— Si, convint Dudly.
— Il doit être fameux !
— Sûrement.
Il laissa son acolyte découper la volaille et, lorsque ce fut fait, il choisit deux ou trois bons morceaux, les désossa et donna la chair au chien.
Carlo avait compris et ne disait rien. Seul Banane, dont le cerveau fonctionnait au ralenti, plissait son front bas au point que ses cheveux drus rejoignaient ses sourcils touffus.
L'animal, ravi de l’aubaine, se jeta sur cette nourriture de premier choix qu’il devait certainement consommer pour la première fois.
En quatre coups de gueule il eut dévoré cette moitié de poulet.
Dudly attendit un moment. Puis il répartit les os qu’il avait réservés dans les trois assiettes, barbouilla celles-ci de sauce et fit signe à Banane de rapporter le tout à l’office.
— Si tu dis un mot de tout ça au cuisinier, dit-il, je t’arrache la langue… Apporte la suite !
La suite était un chop suey.
Il procéda comme pour le poulet.
Le chien se montra moins vorace, car ces animaux ne sont que très peu végétariens.
Lorsque le chop suey fut remporté, il y eut un gâteau de riz. Puis le café…
Les trois hommes ne touchèrent à aucun des plats.
— Maintenant, déclara Dudly, ouvrez les conserves, les gars, et mangez.
Ils vidèrent la boîte de viande en buvant du whisky.
— Range les assiettes sales dans le buffet sans les laver, ordonna Dudly à Banane lorsque ce fut fini.
Comme il achevait ces mots, le chien poussa un petit cri très bref et s’abattit sur le tapis de haute laine, foudroyé.
Carlo regarda son patron d’un air admiratif.
— Compliments, fit-il. Si tu n’étais pas plus malin que le diable…
Dudly eut un léger sourire.
— … nous serions tous les trois allongés sur le plancher, acheva-t-il.
Banane, qui venait enfin de comprendre, serra les poings.
— L'enfant de salaud ! grinça-t-il. Il nous farcissait comme des rats, nom de fichtre !
— Ça va, calme-toi, dit Dudly.
— Il va nous payer ça !
— Pas tout de suite.
Le chef de bande avait un sourire cruel.
— Tu as vu de quelle façon est tombé ce chien ? demanda-t-il.
— Oui.
— Tu vas aller à la cuisine parler avec le gars, et, brusquement, tu t’effondreras… Je veux voir ses réactions, nous allons agir de même de notre côté.
Banane eut un affreux rictus.
— En tout cas tu me laisseras faire, après !
— Nous verrons.
Dudly s’étendit en travers du canapé et Carlo se mit face contre terre.
Le chien réellement mort complétait l’illusion d’un carnage. C’était saisissant.
Les deux hommes attendirent très peu de temps. Cinq minutes à peine s’écoulèrent avant qu’on frappât discrètement à la porte. Puis celle-ci s’ouvrit doucement.
Zaridès entra, furtif et méfiant.
Il fit trois pas à l’intérieur de l’appartement tout en regardant attentivement les deux hommes et le chien étendus.
Ensuite il s’approcha de Dudly et passa une main preste à l’intérieur de son veston.
Ses doigts experts saisirent son portefeuille. Il l’ouvrit, en vida le contenu et s’empara d’une clef plate qui s’y trouvait.
Il hésita devant la liasse de banknotes, en glissa la moitié dans sa poche et, avec un profond soupir, introduisit le reste dans la pochette de cuir qu’il remit en place.
Sans doute avait-il reçu des instructions sévères. On avait dû lui recommander de ne pas prélever d’argent dans le portefeuille afin qu’en aucun cas le meurtre du gangster ne pût paraître avoir le vol pour mobile.
Il se dirigeait déjà vers la porte lorsque Dudly se redressa.
Le bruit pourtant faible fit se retourner l’empoisonneur.
Il ouvrit grand la bouche et ses yeux s’emplirent d’une indicible horreur.
Dudly tenait un revolver pointé sur lui.