L'aube poignait lorsque Dorman toucha la rive canadienne. Il avait vu la côte se dessiner dans la demi-obscurité qui régnait encore : barre opaque dans la brume.
Alors il avait coupé le moteur afin d’étudier la géographie de l’endroit. Il ne s’agissait pas de tomber dans les bras des douaniers canadiens ! L'arrivée d’un type, la nuit, à bord d’une fragile embarcation, leur paraîtrait pour le moins suspecte. Ils l’incarcéreraient et feraient une enquête. Or Dorman venait de tuer un homme.
Si jamais la poisse se remettait de la partie, il aurait bientôt un meurtre sur le dos.
La perspective de la chaise électrique le fit frissonner.
Mais le secteur était calme.
Des oiseaux aquatiques lançaient leurs petits cris rouillés et les ajoncs se balançaient mollement au vent du matin.
Il trouva une courte rame dans le fond du canot et l’utilisa pour amener celui-ci jusqu’à la terre.
Il était terriblement las lorsqu’il foula de nouveau le plancher des vaches.
Cette nuit mouvementée l’avait épuisé. Il eut un instant l’idée de chercher un coin tranquille où se terrer, mais il se dit que ce serait tout compte fait une folie, car à l’heure présente Dudly était sûrement à ses trousses. Il ne devait pas s’attarder dans des endroits isolés où un homme attire l’attention. Non, Dorman était une fleur des pavés et il lui fallait la ville, la grande ville avec ses multiples possibilités.
Il abandonna son canot et, en prenant d’infinies précautions, s’éloigna du lac. Il en avait assez de celui-ci !
Il se repéra… Il avait coupé le lac en biais et devait se trouver à une cinquantaine de kilomètres de Windsor, la ville frontière. Mais Windsor était un patelin trop exigu pour lui, et surtout beaucoup trop près des États-Unis.
Ce qu’il lui fallait, c’était Toronto, beaucoup plus au nord, sur les rives du lac Ontario. Là, il pourrait se cacher et voir venir. Seulement, pour s’y rendre, ça allait être coton !
Tout en réfléchissant, il avait atteint un chemin qu’il emprunta. Ce chemin rejoignait sûrement une voie plus importante. Une route nationale, peut-être ? Il aurait alors la possibilité de faire du stop.
Il pressa le pas, tâchant d’oublier la profonde fatigue qui coulait du plomb dans ses membres.
Au bout d’une heure il parvint à une route nationale.
L'aube se fortifiait. On entendait chanter des coqs dans des lointains mauves. Mais la circulation était nulle sur cette grand-route.
Il marcha, regrettant l’absence de véhicules, mais se réjouissant de n’avoir pas rencontré de douaniers.
Il essayait de lire des présages, mais cela lui était impossible. D’un côté, il avait eu de la chance, mais, d’un autre, sa situation n’était pas brillante. Dans quel pétrin s’était-il fourré, grands dieux, avec cette histoire de Dudly !
Il ne faut jamais forcer son tempérament : lui, il avait l’âme d’un bricoleur et il ne réussirait jamais de coups importants.
Un ronflement le fit sursauter.
Il se retourna, sondant l’horizon embrumé. Deux boules jaunes s’avançaient vers lui : une auto !
Il se rangea en bordure de la route et leva le pouce, suivant le système des adeptes du stop.
La voiture était une puissante auto de tourisme. Elle ralentit, hésita à s’arrêter et finit par stopper un peu plus loin.
C'était le coup classique des automobilistes. En s’arrêtant à une certaine distance du gars qui les hèle, ils ont le temps de l’examiner tandis qu’il s’avance, et, si sa figure ne leur revient pas, ils peuvent redémarrer et le planter là.
Dorman savait cela. Il s’employa donc à faire bonne impression. D’abord il ne fallait pas courir, mais simplement presser le pas. Ensuite, arborer un visage détendu, comme si le fait qu’un automobiliste s’arrête pour vous était normal.
Il boutonna sa veste…
L'auto ne démarra pas en trombe, comme il le redoutait.
En arrivant à la hauteur de la portière, Dorman vit avec surprise qu’il s’agissait d’une femme. Et d’une fort jolie femme.
— Je suis confus, murmura-t-il fort civilement, je n’avais pas vu qu’une dame était au volant, sans quoi je ne me serais pas permis de…
Elle le regarda très gentiment.
— Et pourquoi donc ? demanda-t-elle.
— Parce que, dit-il, c’est un principe chez moi : on ne hèle pas une femme en levant le pouce, cela me choque… Je dois vous sembler terriblement vieux jeu ?
C'était gagné.
Dorman n’était peut-être pas un caïd du crime, mais il en connaissait un brin sur les femmes. Il était très diplomate et savait trouver les mots qui forcent la confiance.
— Montez toujours, dit-elle. Où allez-vous ?
— À Toronto.
Il s’installa après avoir essuyé dans l’herbe ses semelles boueuses.
La fille était très jolie. C’était le genre de blonde qui émouvait Dorman. Une parfaite représentante de la race canadienne. Elle était jeune et sentait rudement bon.
Elle l’observa de son côté sans en avoir l’air.
— C'est curieux, dit-elle, de vous voir faire du stop…
— Ah oui ?
— Très curieux. Vous êtes vêtu avec une parfaite élégance, votre costume vaut au moins trois cents dollars, et vous en êtes réduit au stop ?
Il sentit aussitôt que cette curiosité allait se développer rapidement s’il ne l’apaisait pas, et que cela pourrait devenir très ennuyeux pour lui.
Il rit.
— Je comprends votre surprise, dit-il. Aussi vais-je vous faire une confidence… C'est bien fait pour mes pieds !
— Comment cela ?
Il haussa les épaules.
— Je viens de passer quelques jours chez des copains à Windsor. De bons gars avec qui j’ai fait le coup de feu dans le Pacifique… On a fait la nouba, vous voyez ce que je veux dire ? Pour finir, cette nuit, j’étais schlass et j’ai voulu jouer à la passe. C’est un truc auquel je ne connais rien de rien. J’ai perdu tout ce que j’avais. J’ai même perdu mes amis… Oh, je ne suis pas fier de moi. Alors, en sortant du tripot, j’ai décidé de rentrer at home à pied. Une idée d’ivrogne, quoi ! En marchant, l’air m’a peu à peu dégrisé… Seulement, je n’ai pas changé d’idée. Je me suis dit que je n’avais qu’à rentrer à la maison par mes propres moyens…
Il s’admirait d’avoir trouvé cette ingénieuse explication.
Cela arrangeait tout, justifiait sa mise élégante, sa présence sur cette route, ses traits tirés et ses chaussures crottées.
— Eh bien, c’est du propre ! dit la jeune femme.
— Vous allez à Toronto ? demanda-t-il.
— Non, à Hamilton… Mais ça vous avance rudement. Je vous laisserai à l’embranchement. Vous trouverez sûrement un camion. En tout cas, il y aura des cars et je pourrai vous passer un peu de monnaie, si besoin est…
— Ça, jamais ! s’écria Dorman avec un feu qui l’amusa lui-même.
— Baste, fit-elle, vous me le rendrez… Je vous laisserai mon adresse.
Ils n’échangèrent plus une parole pendant un bon moment.
Bercé par la voiture, épuisé par la fatigue, il finit par s’endormir.
Il s’éveilla lorsque la voiture stoppa.
— Nous sommes arrivés ? balbutia-t-il.
— Non, dit la jeune femme. Je prends seulement de l’essence.
En effet, ils étaient arrêtés devant une pompe et un employé en uniforme bleu ciel s’activait autour de la voiture.
La conductrice lança des instructions par la vitre à demi baissée. Puis, quand le plein d’essence fut effectué, elle ouvrit son sac.
Déformation professionnelle sans doute : Dorman coula un regard gourmand vers l’intérieur du réticule.
Ce qu’il vit le fit loucher : le sac en crocodile contenait une énorme liasse de billets !
La jeune femme en éplucha un qu’elle tendit au pompiste.
— En route, dit-elle.
— Sommes-nous encore loin de la fourche ? demanda Dorman.
— Une dizaine de kilomètres, assura-t-elle.
— Je m’excuse d’avoir dormi.
Elle haussa les épaules.
— Vous paraissiez tellement épuisé !
Il faisait grand jour, on devait approcher de midi. Un soleil calme glissait dans le ciel blanc.
Dorman sentit la faim lui tenailler les entrailles. Il n’avait rien mangé depuis vingt-quatre heures. Il tremblait.
Il pensa mélancoliquement à la petite monnaie qu’il avait sur lui. De quoi faire un bon repas, un point c’est tout.
Et ensuite ? Que ferait-il ensuite ?
La vision du paquet de banknotes l’obsédait.
S’il pouvait mettre la main sur ce paquet de fric, il serait sauvé. Avec ça, il tiendrait le temps qu’il faudrait. Il pourrait quitter le continent et se faire une vie nouvelle dans un pays de soleil… Son rêve, quoi !
De toute façon, il allait devoir se procurer du fric coûte que coûte. Jamais il n’aurait la possibilité d’en ramasser autant à la fois dans d’aussi bonnes conditions. S'il attendait d’être acculé par la faim, il en arriverait à commettre des imprudences, c’était couru. Et alors ça se terminerait mal. Très mal…
Oui, il lui fallait cet argent.
Seulement, ça n’était pas tellement facile.
Il y avait plusieurs méthodes. Il pouvait débarquer la fille de force sur la route et fuir avec sa voiture. Ça, c’était la méthode idiote, car cette môme ferait un raffut du diable et il aurait tous les flics du Canada au derrière en un temps record… Il pouvait essayer de l’avoir par surprise, c’est-à-dire de rafler sa liasse sans qu’elle s’en aperçoive. Mais elle découvrirait la chose au moment de le quitter, puisqu’elle avait dit qu’elle lui remettrait de l’argent…
Non. La seule façon de procéder, décidément, c’était de la neutraliser.
La tuer ? Il ne s’en sentait pas capable. Et puis, il n’allait pas se mettre à jalonner sa route de cadavres, tout de même ! Il n’irait pas loin…
Les kilomètres s’empilaient au compteur.
Elle avait annoncé le croisement dans dix kilomètres, et cette distance n’était plus loin d’être franchie.
Il fallait agir, agir vite.
Justement, l’automobile traversait une région boisée.
— Ça vous ennuierait d’arrêter ? dit doucement Dorman. C’est ridicule, je me sens fatigué…
— Du tout !
Elle freina sec. Les pneus miaulèrent sur l’asphalte. Elle se tourna vers lui :
— Ça ne va pas ?
— Non, dit-il.
Il tira son revolver de sa poche et le lui montra.
Elle devint blanche presque instantanément.
— Mon Dieu, balbutia-t-elle.
Visiblement, elle était abasourdie. Elle ne s’attendait pas du tout à un tel dénouement.
— Les routes sont décidément peu sûres, n’est-ce pas ? fit Dorman.
— Que… que voulez-vous ? demanda-t-elle.
Il ricana.
— Beaucoup de choses, ma belle.
Brusquement, il regarda par-dessus son épaule.
— Ça alors ! s’exclama-t-il.
Dans un mouvement instinctif elle détourna la tête pour suivre la direction de son regard.
C'était ce qu’escomptait Dorman.
Il leva le pistolet et abattit la crosse sur la tempe de sa compagne.
Elle poussa un étrange soupir et piqua en avant.
Sans perdre une seconde, Dorman descendit de la voiture.
Il fit basculer la banquette amovible de façon à ce que la conductrice fût reléguée à l’arrière du véhicule. Puis il ramena la banquette. Dans le coffre de l’auto, il trouva du fil de fer, une toile de bâche et du chatterton. C'était juste ce qui lui convenait.
Il scruta la route. Elle était absolument déserte. Tout allait bien, décidément.
Il ligatura les jambes et les bras de la jeune femme au moyen du fil de fer. Puis il lui obstrua la bouche avec le chatterton. Cela fait, il enveloppa sa victime dans la toile de bâche et l’étendit dans le fond de la voiture.
Il était tranquille.
Maintenant, la route était belle, belle !
Il s’assit derrière le volant. Avant de démarrer, il ouvrit le sac et compta les dollars canadiens. Il y en avait dix mille. C'était un rudement beau magot. Qu’est-ce que cette souris foutait avec un tel tas d’argent ?
Il fourra l’argent dans sa poche et jeta le sac à main à l’arrière.
Avant de partir, il fut pris d’un doute. Il descendit, ferma les portières et s’assura que, de l’extérieur, on ne pouvait rien découvrir d’insolite.
Il pouvait avoir affaire à un flic et ne tenait pas du tout à ce que celui-ci aperçût sa prisonnière.
Le kidnapping est un délit sévèrement puni au Canada.
Mais non, il pouvait être tranquille : même en s’approchant de la voiture au point de la toucher, on ne voyait rien.
Il eut un sourire heureux.
Dudly pouvait toujours venir. Au volant de ce bolide et avec un tel paquet de fric à sa disposition, il ne craignait personne !