Notre compagne rondubrazienne, si accessible à la pitié, se prénomme Ibernacion. Ses yeux ont la couleur des sources chuchotantes et ses cheveux noirs encadrent le plus régulier des ovales. Pour le corps ? Eh ben ma foi, d’après ce que j’en vois et surtout d’après ce que j’en devine, il est d’une harmonie parfaite. Vous pouvez le placer nu, à contre-jour, vous ne verrez pas la lumière à travers ses cuisses. Elle est pas fabriquée comme une fourchette à escargot, Ibernacion. J’ai pas encore causé de la couleur de sa peau, hein ? Ni de son velouté ? Bon, ce sera pour plus tard, vous impatientez pas. Faut pas prendre des habitudes libidineuses, mes drôles. Je vous vois venir. Sitôt qu’une nana bien roulée pénètre dans mes bouquins, v’là que vous frétillez de la tête chercheuse. Vous vous dites, avec un bel ensemble, connaissant le tempérament du jules : « Ça y est, y va se la faire ! » Et pour dès lors vous me négligez l’action pour ne plus vous intéresser qu’au descriptif du moment où… Faut vous réfréner vos bas instincts, mes canards, vous contrôler l’énervement, ne pas trop harder si vous voulez conserver vos couleurs.
Bon, notre petit groupe trace comme Samo à travers la végétation. Ce qu’elle connaît bien la forêt, cette guérillé-rose. Elle pourrait se filer une gâpette de guide sur la pipe et organiser des circuits touristiques.
Au bout de trois heures de marche, nous commençons d’exténuer, vu l’allure de notre décarade. Béru surtout, le pauvre ange, il implore qu’on fasse halte. Il est apoplectique, il suffoque… Il s’étrangle. L’anse du panier d’Ibernacion passée au bras, il se comprime la poitrine.
— Bon, on va faire halte et se partager les provisions de la petite dame, décidé-je.
Je tends la main en direction du panier. Béru met un certain inempressement à me l’abandonner. Je pige la raison de ce manque d’ardeur lorsque je constate qu’il ne contient plus qu’une bouteille de « tequila ».
— Eh ben, où est la tortore ? demandé-je.
Il bafouille, cafouille, vasouille :
— Heu… je… Eh ben ça alors ! Tu paries que je les aurai perdues en courant !
— Non, je parie pas, espèce d’immondice déambulatoire ! Tu les as bouffées ; v’là pourquoi tu t’es laissé glisser en queue de peloton !
Sa Boulimie baisse la tête.
— Je te demande pardon, San-A., tu sais ce que c’est ? J’ai voulu grignoter ma part… Et puis ç’a été plus fort que moi…
Ibernacion qui a pigé invective l’ex et futur Gros. Elle vitupère que c’est surtout pour moi qu’elle avait apporté son panier pique-nique. Il contenait une tortilla, des patates douces cuites à l’eau et des mangues.
— Puerco ! Puerco ! trépigne la magnifique furie.
— Ça veut dire quoi ? interroge Bérurier.
— Porc ! traduis-je.
Il se cache le visage à deux mains pour masquer une honte indescriptible.
— À propos de porc, balbutie-t-il derrière ce paravent de chair-bourre, y en avait dans l’omelette, gars. C’est de là que la tentation m’a prise. C’était trop bon.
— Tu n’as même pas gardé une bouchée pour cette enfant, espèce d’onclâtre !
Marie-Marie qui a repris souffle hoche une tête éclairée par le dédain.
— Ça t’étonne, toi, Antoine ? fait-elle. Eh ben pas moi. Mémé disait toujours : « Ton onc’ Bérurier est tellement goinfre que si on le présentait au commis agricole, il remporterait le prix du plus beau goret ! »
L’Avide sursaute sous la nouvelle flétrissure.
— Écoute, musaraigne, goinfre ou pas goinfre, j’ai droit à ton respect. La prochaine fois que tu me sors un truc pareil, je te pète le museau !
— Tu l’entends, Antoine, couine la gosse. Y m’sort le pain de la bouche et y voudrait me frapper en plus. Ah, a se gourait pas, mémé, quand é disait encore…
Du geste je l’invite à la boucler. Pas la peine d’aggraver la situation. Marie-Marie se laisse tomber sur la mousse. Elle fixe longuement son ignoble oncle et pleurniche lugubrement :
— J’ai faim ! Oh, là, là, ce qu’j’ai faim !
Puis elle attend la réaction d’A-B.B.
Celle-ci ne se fait point attendre. Des larmes jaillissent des bons yeux de veau, comme le sang après un coup de lancette.
— Bougez pas de là, bredouille l’Attendri. Je vais vous dénicher de la jaffe, moi. Passe-moi le pistolet que t’as sucré au fiancé de Maâme, mec !
— Et puis quoi encore ! Des coups de feu pour nous faire repérer !
— T’as raison, concilie Béru, je m’arrangerai par mes moyens naturels ; du temps que je braconnais dans les bois de Saint-Locdu-le-Vieux, j’avais pas besoin de flingue.
— Va pas trop loin, recommandé-je, tu serais chiche de te perdre.
— Moi ! Av’c mon sens de l’orientation, tu rêves !
Il s’éloigne d’une démarche caoutchouteuse sous les frondaisons tentaculaires.
Nous nous allongeons sur le sol pour reprendre quelques forces. Pour ma part je cramponne la boutanche de tequila en me disant qu’un coup de ramone-gosier me fera du bien. Mais Ibernacion me prend délicatement le flacon.
— Désinfection ! murmure-t-elle.
Je me méprends.
— C’est la bouteille de votre sœur Désinfection ?
— Non ! Il faut désinfecter votre blessure avec !
C’est vrai, ça, ma blessure… Dans la folle cavalcade en forêt je l’ai oubliée. Je lève le bras et fais la grimace en découvrant que ma limace est complètement rouge.
— Je vais vous soigner, déclare notre ravissante guerrière-osée.
Délicatement, elle retire ma limouille de mon bénard et la déchire… Une moche zébrure en diagonale apparaît dans ma chair. La balle du meûchant m’a traversé la viande. Par les deux orifices, le sang coule.
— Ne regarde pas, dis-je à Marie-Marie dont la pâleur m’inquiète, ça impressionne, mais ce n’est pas grand-chose.
Docile, elle se détourne. Brave petite môme, va !
Ibernacion retrousse sa jupe et saisit le bas de son jupon blanc. Pendant un instant (beaucoup trop bref à mon sens — et surtout à mes sens —) je visionne la plus bath paire de jambes qui se soient jamais baladées sous un buste de femme. Il aurait été dommage qu’elle soit femme-tronc, cette Brebis ! Ah, monsieur le baron, si vous saviez comme tout ça est bien galbé, bien foutu et tout…
Criiic ! Elle déchire un grand morceau de jupon. C’est attendrissant, une fille qui haillonne pour vous ! Elle plie le lambeau d’étoffe en quatre et l’arrose de tequila. Puis elle verse ce qui reste d’alcool sur les deux orifices de ma plaie. De quoi réveiller un mort, mes chéries. Je serre bien fort les dents pour ne pas hurler. Ibernacion applique l’étoffe imbibée sur ma blessure. Nouveau troussage dont la vue dissipe ma douleur. Elle découpe cette fois d’étroites et longues lanières dans le jupon. Ça me laisse du temps pour la contemplation. Des âmes bien nées m’objecteront que je suis peu galant en matant une dame qui se décarpille pour me soigner. Un lord anglais par exemple regarderait ailleurs pendant ce temps. Heureusement je ne suis ni bien né ni lord anglais, ce qui me laisse le bénéfice de toutes mes facultés. Faudrait être bigrement hypocrite et posséder une volonté gaullienne pour détourner les yeux d’un aussi plaisant spectacle. Donc, elle boutaboute du lambeau, confectionnant une rudimentaire, certes, mais bien agréable bande Velpeau (dans mon cas, c’est plutôt une bande belle peau) qu’elle utilise pour maintenir sa compresse en place.
Ah ! le léger contact de ses mains sur mon torse ! Ah ! son odeur de femme et de forêt !
Je coule un z’œil sournois sur Marie-Marie. La gamine, terrassée par la fatigue et la fringale s’est endormie. Alors je chope Ibernacion par la taille.
— Merci, je lui murmure.
Mais attention ! C’est pas n’importe quel merci, mes gueux ! Il ressemble pas au merci qu’on lance à la personne qui vient de vous passer la salière, ni à celui qu’on virgule au chauffard teigneux venant de vous traiter d’engrecqué de frais. Non : c’est du merci découpé dans le velours. Du merci à inflexions. Y a l’art d’accordéoner avec deux minuscules syllabes. Je l’ai.
Elle en bat des cils, Ibernacion. Son sensoriel réagit vilain. Ce regard tropical qu’elle me distribue, ma douleur ! Non seulement il promet, mais il commence déjà à tenir ces promesses ! Je m’enroue sans parler.
Au-dessus de nos têtes, les oiseaux clament bien fort que j’ai raison de faire ce que je vais faire. J’enlace notre sauveuse d’un geste suave. J’approche mon visage du sien, promettant la tiédeur de mon souffle sur ses joues. Nos lèvres sont des aimants. Nos pôles négatifs et nos épaules positives se précipitent à leur rencontre[19].
La belle Rondubrazienne et le non moins beau San-Antonio échangent un baiser à percussion linguale du style : « Tiens, on t’a plombé ta prémolaire. » J’avais vu juste, mes amis : je suis tombé (pas encore tout à fait, mais ça ne saurait tarder) sur une passionnée. Seulement v’la-t-il pas qu’en pleine dégustation, la petite voix vinaigrée de miss Tresses me décourage la menteuse :
— Gêne-toi pas, Antoine, fais comme si que je serais pas là !
Machin serait là, il la traiterait de chienlit, cette pétroleuse.
Marie-Marie ajoute en décapitant des fleurettes à coups de talon :
— Ah, je suis lotie entre un cochon d’onc’ qui me bouffe mon manger et un cochon tout court qui s’occupe même pas si j’aurais l’âge de raison ! Quand je pense que mémé m’expédiait au plumard quand ces cons de la téloche foutaient le rectangu’ blanc ! P’pa serait pas été inscrit au parti communiss, je me ferais bonne sœur, tellement qu’y m’dégoûtent, les hommes !
Je lui virgule un clin d’œil :
— Dis, Moustique, j’ai le droit de remercier une vaillante personne qui nous a sauvé la mise, non ?
Elle bondit sur ses jambes grêles, animée du plus noir courroux.
— Et moi, dis, Antoine, je vous l’ai pas sauvé déjà, la mise ? Deux fois, si je me goure pas dans mes calculs. Tu t’imagines que c’est pour à cause qu’y faudrait me rouler une pelle ? Tu pourrais toujours t’amener, malgré la sympathie que j’ai pour toi ! J’y vois clair dans le jeu de cette roulure, va ! Elle a le béguin. Une vraie poufiasse, comme dirait mémé. Seulement, dégoûtants comme vous êtes, les matous, ce sont celles-là qui vous attirent !
Je la laisse vitupérer.
Je me dis que la nuit finira bien par tomber, Marie-Marie par s’endormir, et bibi par entraîner Ibernacion sur un lit de mousse. Le meilleur de l’amour, c’est l’attente de l’amour.
Un de mes aminches, bourré à craquer, déclare toujours : « Moi, je me fous de l’argent ; pourvu que j’en ai !… » Pour le radaduche biseauté c’est du kif. Moi je fous du bavouillage pourvu que je dispose du cheptel.
À propos, est-ce qu’il fait une belle chasse, Béru ?
Tout passe ; y compris le temps.
Les heures s’écoulent et Pépère ne réapparaît toujours pas. La faim nous tenaille les tuyaux. Y a plein de cris lugubres dans nos bides abandonnés. Voulez-vous parier que la Gonfle s’est perdu ? Marrant, j’en avais le pressentiment. La preuve ? Reportez-vous quèques pages plus avant et vous constaterez que je lui ai fait part de cette crainte, au boyau-scout de Saint-Locdu-le-Vioque. Faut dire qu’une forêt aussi inextricable, c’est pas les jardins des Champs-Élysées, mes frères ! Des centaines de kilomètres (et carrés, qui plus est) d’une flore vachement dense, aux lianes tropicales. Le grand veneur se sera pris aux péripéties de la chasse. Maintenant il tournique dans le labyrinthe.
— J’ai faim, psalmodie Marie-Marie. Oh là là, c’qu’j’ai faim !
Ibernacion met un doigt sur ses lèvres. Elle écoute, les yeux mi-clos. Je la questionne du regard.
— Il y a un nid de roicos par ici ! fait-elle.
Je lui demande ce qu’est le roico, elle m’explique qu’il s’agit d’un gros oiseau qui a le goût de poulet.
Elle marche au radadar, en fille habituée à la vie de la forêt. Nous la suivons. Ibernacion s’arrête, de temps à autre pour écouter. Puis elle repart.
— Hé, Antoine ! souffle tout à coup Marie-Marie, vise un peu, y a du raisin, par ici !
Son petit doigt à l’ongle rongé me désigne effectivement un pampre enroulé au fût d’un gaullus décadent (dit géant des forêts). De merveilleuses grappes ressemblant à des grappes de muscat s’offrent à notre convoitise. J’en cueille une.
— Tu me la passes, dis, Antoine !
— Minute, il faut savoir si c’est comestible !
Je veux interroger Ibernacion, seulement elle est en train d’escalader un arbre, jupes troussées, avec une agilité d’écureuil. Le regard sardonique de Marie-Marie m’empêche de savourer la beauté du paysage.
— T’aimerais aller lui tenir l’échelle, hein ? glapit la teigne.
— Oh, fiche-moi la paix, impertinente ! m’emporté-je.
Je goûte au pseudo-raisin. Juste deux ou trois grains pour me faire une idée ! C’est doux avec toutefois un léger arrière-goût de camphre.
— Ben quoi, donne ! s’impatiente la mômasse en m’arrachant le raisin d’un bond.
Elle se met à picorer la grappe lorsqu’une voix tombe des hauteurs :
— Non ! Non ! crie Ibernacion en espagnol[20]. Ne mangez pas ça !
Je reprends précipitamment les fruits à la petite pour les jeter dans un buisson en forme de taillis.
— C’tait pourtant pas mauvais, déplore la gamine !
Sa voix fait des vagues dans mon oreille. La forêt se met à onduler. J’aperçois deux, trois, quatre, dix Ibernacion dans les branches des arbres, avec vingt belles cuisses dorées et dix mignons slips qu’elle ne s’est pas confectionnés dans des sacs à pommes de terre, croyez-le. Les gaullus décadents deviennent dorés comme des feuilles de chêne sur le galure d’Eugène-Hérald.
Le sol est bleu, le ciel est rouge. Laisse un peu la fenêtre toute verte ! Mince, c’est la lune qu’on aperçoit là-haut, rose praline ? Comment qu’elle est en Amérique of the sud, pardon !
Je me roule dans l’herbe. Marie-Marie idem ! On se marre ! On imite le cri du coyote ! Vahou vahou vahou ! Je chante la Marseillaise ! Puis l’Internationale ! Un cantique : « O Jésus, doux et humble de cœur !… » On gambade. Y a plein d’elfes autour de nous. Des faunes, des téléphones, des aphones, des saxophones, des interphones, des satyres, des dianes chasseresses, des dianes de Poitou, des dianes de partout, des dianes de partouzes ! Des Cupidons, des culs-bidons ! Une frénésie ! Ça danse, ça s’endiable, ça s’enlace, ça éclabousse. Des étincelles ! Des fusées ! De l’or ! Du rouge ! La pourpre ! Vive m’sieur le cardinal ! Changez à Richelieu-Drouot ! De la musique ! Ça sent si bon la France ! Parole, les gars, on se croit dans la cuistance de l’Auberge d’Armaillé.
Le poultock rôti ! Une fée radieuse m’en sert une méchante porcif ! Je dévore, le jus me dégouline de partout ! Un vrai Béru ! Je béruse, tu béruses… Que nous béruriâmes, que vous béruriâtes, qu’ils… ! Hou lou lou lou lou ! Des Peaux-Rouges criards… Mon truc en plum’ ! Plume de zoiseau… Oh que c’est bon d’être coltiné dans un n’hamac. Un amas de hamacs me pèse sur l’estomac ! Plume de zoiseau !