— Si Son Excellence et les señores veulent bien patienter un instant, fait un secrétaire barbu en fourbissant une paire de pistolets à crosse de nacre, la présidente Bertaga est en conférence !
M. Antidémoc, Béru, Pinuche et votre serviteur s’assoient sur une longue banquette de velours rouge, face au portrait en pied de la présidente, hâtivement brossé par Bernardo Aparador[31] le plus grand peintre vivant de Rondubraz.
Béru, informé de la situation, est fasciné par la toile.
— C’est bien elle ! Oh, y a pas d’erreur, c’est bien son regard velouté, son sourire ingénu, sa taille bien prise, ses jolis mentons roses, pleurniche-t-il. Ma Berthy, présidente de la République !
— Du Rondubraz, rectifie Pinaud, un peu jaloux.
— Et alors ! s’indigne le Mahousse ! Faut le faire, non !
Les éclats d’une violente algarade parviennent à nos oreilles. Ce sont des voix de femmes, virulentes, au paroxysme du courroux. L’une a des inflexions espagnoles, mais toutes deux s’expriment pratiquement en français.
— Vaca !
— Salope !
— Cerda !
— Traduis, pour voir !
— Truie !
— Répète un peu, morue !
Des gifles, des horions, des heurts !
Les portes s’ouvrent. Un barburiéro surgit, affolé.
— Pronto ! Pronto ! Des renforts ! dit-il (mais entièrement en espagnol).
Nous nous précipitons dans la pièce voisine qui est la salle des audiences. Nous ouvrons rond la bouche et poussons un quadruple « Ooooooô ! (dont le dernier « o », vous voyez, comporte même un accent circonflexe.)
Deux Berthe sont aux prises ! Jupons retroussés, corsages en charpie, elles se battent comme des lavandières en continuant de s’invectiver.
Quand je parle de deux Berthe, j’anticipe. Il y a, en fait, une Berthe et une Bertaga ! Cette paire de sosies, mes frères ! Des sœurs jumelles, oui ! Et pourtant, on reconnaît la nôtre. D’abord parce qu’elle parle mieux français que l’autre, ensuite parce qu’elle a de plus gros nichons et surtout une voix plus forte qui lui permet de couper la parole à l’autre.
— Alors, fait Berthe Bérurier, je me cogne de la prison, je manque me faire fusiller, je libère le Rondubraz et v’là Maâme qui vient au renaud comme quoi j’y usurpe son nom et sa présidence ! C’est ma faute, dis, morue, si les services secrets m’ont enlevée dans les bras de mon amant pour m’amener dans ce bled ? C’est ma faute si, ensuite, personne a voulu m’écouter quand je disais qui j’étais, pas plus les anciens gouvernementaux que les révolutionnaires ? Les premiers disaient : tant pis, vous payerez pour l’autre, y nous faut une victime ; et les seconds m’abjuraient : nous avons besoin d’une Jeanne d’Arc, faites comme si c’était vous ! Pendant ce temps, où que t’étais, poufiasse ? Cachée dans un patelin tranquille, à te dorer la cellulite. Eh ben, maintenant, pour ce qui est de la place, tu peux te l’arrondir ! Et râle pas ou je te fais fusiller !
— Berthe !
La voix cassée du Gros interrompt la diatribe.
— Berthe, soupire-t-il, alors tu m’abandonnerais pour une malheureuse place de présidente de la république !
La Baleine lâche sa proie et se redresse, le mufle bouillonnant !
— Oh ! c’est toi, Alexandre-Benoît !
Le Dodu s’approche de son épouse.
— Voyons, ma Grande, tu vas pas me dire que c’est râpé, la vie douillette dans notre appartement, tes visites chez Alfred, nos blanquettes de veau et nos parties de jambon, hein dis ? Qu’est-ce t’en as à branler, du Rondubraz ! Dans quéque mois y vont faire la révolution d’octobre et tu te retrouveras sur le paveton. J’sais bien qu’existe une caisse de chômage pour les anciens présidents renversés, mais tout de même…
Vaincue, la présidente se jette contre son mâle retrouvé.
— Non, mon homme, non, hoquette-t-elle, je vous laisserai jamais, Alfred et toi, jamais ! Qu’elle la prenne, sa présidence, cette peau de vache !
Elle fait front à la rivale, mains aux hanches.
— Je laisserai à personne le soin de pousser le premier cri de la future révolution ! affirme-t-elle.
Elle s’approche de la croisée, l’ouvre toute grande, au mépris de l’appareil à air conditionné et, dans la torpeur de la place du Parlement lance à robustes poumons :
— À bas Bertaga !
L’aéroport de Graduronz où claquent les oriflammes. L’avion d’Air France est là, qui étincelle dans la lumière.
Je prends le visage d’Ibernacion entre mes mains et bois doucement ses larmes…
— Alors, bien vrai, Ibernacion, tu ne veux pas venir à Paris ? J’ai ton billet et ton visa dans ma poche, tu sais…
Elle secoue la tête.
— Non, querido querido. Je suis une femme de la forêt, pas une femme de ménage. Essaie de ne pas m’oublier trop vite, Antonio. Moi, j’aurai toujours le souvenir de toi, mon francés… Toujours…
La voix délicate de l’hôtesse gazouille dans le haut-parleur :
— Nous allons atterrir dans quelques instants à Paris-Orly, vous êtes priés d’attacher vos ceintures. La température au sol est de 10 degrés centigrades…
Béru se retourne.
— Dix degrés plantigrades, on va drôlement regretter son Rasurel, hein ?
Il secoue sa présidente gavée de champagne qui pionce sur son épaule.
— Allez, ma Gosse, on recolle !
— Eusebio, laisse-moi dormir, proteste doucement la Baleine…
Béru rigole.
— J’sais pas à quoi t’est-ce qu’elle rêvait, v’là qu’elle m’appelle Eusebio, me dit-il, épanoui.
Marie-Marie, assise à mon côté, me tire par la manche.
— Tu vois bien que Mémé avait raison quand a disait qu’on pouvait pas trouver plus gentil, plus c… et plus cocu que m’n’onc’ Bérurier.
Je lui tire sa natte.
— Allons, sois bonne, Marie-Marie. On ne peut pas devenir une fille bien sans posséder beaucoup de bonté…
Elle me regarde, éclairée par un élan de tendresse.
— Tu ris triste, Antoine, c’est à cause d’Ibernacion ?
— J’sais pas, môme…
Elle me paraphrase :
— On peut pas rester un homme bien sans posséder beaucoup de franchise, avoue que t’as du chagrin d’elle ?
— Oui.
Elle se tasse un peu tandis que l’avion cherche sa piste, et mordille l’extrémité d’une de ses tresses…
— Tu as peur ? je demande.
Elle hausse les épaules.
— De l’avion ? T’es pas louf, Antoine !
— Alors de quoi ?
— De toi, fait-elle. T’as un cœur d’artichaut, Antoine. Demain tu l’auras oubliée, ou après-demain. C’est ce qui me tracasse.
— Ah oui ?
— Ouais, parce que tu vois, j’aimerais bien t’épouser un jour…
Elle me file un nouveau regard inquisiteur.
— Dans dix ans tu resteras encore très convenable, Antoine. Seulement v’là : est-ce que tu seras chiche de m’attendre ?