CHAPITRE V TRAVAIL AVEC ET SANS FILET

Les eaux du lac Papabezpa étincellent autant que le filet de pêche qui me sert d’alibi et que je remonte fréquemment avec l’aide du señor Tassiepa Sanchez, le majordame[7] de don Enhespez. Sanchez est un métis à la voix frêle en qui, selon mon hôte, je puis avoir toute confiance.

Le filet, si j’ose dire, nous sert de paravent. Hélas, l’ironie du sort veut que ça biche à tout berzingue et le poiscaille s’accumuloncèle dans le fond plat de notre barlu. La vraie pêche miraculeuse, mes drôles ! Je passerais un contrat avec Amieux, ma fortune serait faite. Au loin, posés sur l’horizon, se découpent les miradors de la base Chinetoque.

De temps à autre je tripatouille les boutons de mon poste récepteur planqué dans ma musette afin de vérifier si le ci-devant Gros et sa petite peste de nièce radinent à la base. Mais mon appareil demeure désespérément muet.

Devant ma mine allongée, Tassiepa Sanchez débite des paroles réconfortantes.

— Ils ne peuvent être encore arrivés, affirme-t-il. Rendez-vous compte que le maître les a conduits jusqu’à la gare de Tumarkonu pour qu’ils prennent le train jusqu’à Santa-Maria Kestuféla où ils doivent descendre comme des gens arrivant de Graduronz, la capitale. Les taxis sont rares à Santa-Maria Kestuféla. Ils…

Je lui fais signe de la boucler. Un grésillement perdu dans des éloignements sidéraux retentit. Je règle le frémisseur à basse combustion de mon poste et l’organe de Marie-Marie me parvient, haché et faible ; mais l’écoute s’améliore de seconde en seconde.

— À quoi qu’tu penses, tonton ?

— Je réfléchis, rétorque l’organe de l’inconsistant.

— À quoi ? insiste la môme.

— À ce qu’on peut bien bouffer chez ces Chinois. Je sens qu’on va se farcir du riz à l’eau. Ces gus, je les connais : y se nourrissent d’un courant d’air…

En toile de fond, je décèle le ronron d’un moteur.

— Je crois qu’on arrive, fait Marie-Marie. Oh dis donc, ça n’a pas l’air marrant comme coin !

— Tu parles, maussade le Maigre, c’est pas le clube Méditerranée.

— Y conduit comme un connard, ce pèlerin ! fulmine Marie-Marie, v’là que je m’ai cogné le front contre la vit’. J’ai pas une bosse, dis, m’n’onc ?

— C’est rien, indifférence Béru. Un peu de maintien, môme, nous v’là sur le chantier de naguère !

Un bref silence. Un bruit de portière ouverte. Une voix zézayante dit des trucs en espagnol, une autre y répond. Formalités entre le conducteur du taxi et une sentinelle chinoise, je suppose. Ça s’anime.

— Quoi t’est-ce ? demande Alexandre-Benoît. Faut qu’on descende ici ? Le taxi peut pas pénétrer dans le camp ? Mince, se farcir la traversée de c’t’esplanade en plein soleil, c’est joyce ! Je croyais en être quitte avec les séances de sauna.

Il bougonne. En arrière-fond, les voix continuent de jacasser.

Je l’entends souffler un bout de temps. Des martèlements de pas cadencés retentissent.

— Allez pas si vite, quoi, bon Dieu ! proteste Marie-Marie… J’ai pas des bottes de cellier comme Barbe-bleue, moi ![8]

Enfin on doit atteindre un poste de garde. Une nouvelle voix, plus sèche, plus autoritaire que les précédentes, éclate brusquement. Cette voix s’exprime en anglais.

— Scoue-mi, my lord, bredouille Béru, mais je ne me pique pas anglais. Je pique franche on lit. A capito ?

— Come with me ! rétorque la voix.

— Pas mal et vous, my lord ? répond le Mastar à tout hasard.

Ça déambule un moment sur une surface cimentée. Des portes s’ouvrent. Des voix échangent des trucs en chinois.

Accroupi au fond de sa barque, votre San-A. a le battant qui se trémousse, mes chéries. Cette fois c’est parti : mes deux lascars sont dans le guêpier.

— Vous êtes monsieur Krackzek ? module un organe doucereux.

— Parfaitement, mon général, répond Bérurier.

— Je ne suis pas général, affirme l’interlocuteur. Ici il n’y a aucun militaire, cher monsieur. Nous sommes de simples techniciens chinois au service du gouvernement de ce pays.

— Mande pardon, bredouille Pépère, je m’ai mépris, vu que vous êtes en bleu de travail.

— Vous avez votre sauf-conduit ?

— Le v’là, mon technicien !

Un blanc. Le chef de camp doit étudier le document.

— Qui est cette enfant ? demande-t-il.

— C’est ma fille, Natacha, mon technicien. Sa pauv’ maman est morte, elle a plus que moi z’au monde, et moi je n’ai plus qu’elle. J’ai pas pu me résolver à la laisser. Si vous n’y verriez pas d’inconvénient, j’aimerais la garder avec moi. Turellement vous me déféquerez sa nourriture de mon traitement.

— Ici on travaille, déclare l’autre, chacun doit laisser sa vie de famille au-dehors !

Sa voix a gardé la même douceur vénéneuse, et pourtant, malgré l’imperfection de l’audition, je sens qu’elle appartient à un homme impitoyable.

Seulement, bien que provisoirement squelettique, Béru ne s’en laisse pas imposer.

— Écoutez, mon technicien, fait-il posément, confondons pas vérole et chaude-pelisse. Si je suis devenu un des meilleurs espécilistes mondiaux du sulfocradingue c’est pour c’t’enfant. Sans elle, j’sus bon à nibe.

— Que signifie cette expression ? s’inquiète le Chinois chef.

— C’est un mot tchèque, tranche le Péremptoire. Il veut dire que si j’ai pas ma petite Natacha près de moi, je peux pas travailler.

La gosse intervient.

— Vous savez, m’sieur : j’sus pas encombrante ; pourvu que vous m’laissiez jouer avec ma poupée, je dérange personne.

— Nous verrons, élude le haut personnage de son ton de sacristain enrhumé. Il paraît que vous parvenez à extraire jusqu’à un décigramme par jour, monsieur Krackzek ?

— Pff, vous rigolez, mon technicien ! Y a même des fois j’arrive à cent milligrammes ! Mais je vous prie de croire qu’à la fin de la journée j’ai la crampe du collégien dans le poignet.

— Quelle méthode utilisez-vous ?

— Beûh, la méthode Prévots-Delaunay, de préférence.

— Je ne connais pas.

— Parce que c’est tout récent.

— Il s’agit d’un procédé plus rapide ?

— Aucune comparaison, mon technicien. Je connais aussi la méthode Bougnazal, mais à mon avis elle est trop salissante. Maintenant, si vous voudriez bien me faire conduire à mes appartements, ce voyage m’a vanné.

— Je pense que vous nous donnerez dès ce soir un petit échantillon de votre savoir, monsieur Krackzek ?

— Et puis quoi encore, fulmine Béru, faudra p’t’être que je vous fasse la tambouille et que je repeigne la niche à Médor, non ? Je gélatine des cannes, moi, et tout ce que je peux vous démontrer avant demain matin c’est la manière que je roupille.

— Très bien, se soumet l’autre. Nous attaquerons demain à la première heure. Je vous laisse vous installer.

Le technicien-chef s’adresse à l’un de ses sbires et lui ordonne :

— Ton ri ki kui se ra trô bou yi !

Ce qui, les chinétologues vous le confirmeront, signifie : « Conduisez cet homme au bâtiment 14 bis. »

Je les entends déambuler.

Tassiepa Sanchez cligne de l’œil.

— Jusque-là ça ne se passe pas trop mal, fait-il en espagnol.

Bien que je ne comprenne pas cette langue, je lui réponds par un prudent :

— Attendons la suite !

Nous rehissons le filet. Il est bourré de fretin. On en a jusqu’aux genoux, de la friture. Je vais renifler la marée dieppoise pendant une semaine. C’est toujours un peu ridicule, la vie. Dans les instants les plus graves, les détails cocasses viennent vous perturber l’épopée. Je me rappelle, une des premières filles que j’ai sortie pour lui raconter ma flamme avec ce qui s’ensuit, je l’ai drivée par une belle nuit sans lune dans un square et c’est sur un banc que je me la suis extasiée. Je sentais bien que le banc poissait. Je me disais : c’est la rosée ! Manque de bol, c’était de la peinture fraîche. Quand on s’est retrouvé dans les lumières, on pouvait récapituler les péripéties de nos ébats sur nos fringues. Elle et moi ça commençait par de sages rayures en travers à l’endroit de nos dargifs. Ensuite, les rayures se trouvaient dans le sens de la longueur. Tout le long de son dos pour la môme, aux genoux et aux coudes pour mézigue.

On ne s’en est pas gaffé tout de suite ; seulement à la brasserie où on se remettait d’équerre avec une menthe-limonade. Tous les consommateurs se boyautaient… Ça m’a retiré instantanément l’amour que j’avais d’elle.

Pour vous dire, ces poissons, ils me souillent l’anxiété. Ça cloaque contre mes jambes. Ça visqueuse, ça frétille. J’arrive pas à me concentrer sur l’écoute de mon émetteur.

Et pourtant, mes gueux, la partie qui se joue est fantastique, non ? J’imagine la gamine et l’amaigri dans ce camp bardeleudo-électrifico-miradoré, si inconscients du danger que la tranquillité de leurs voix me met la larme aux cils. Ils sont dans une poudrière, en train de jouer avec des allumettes comme on se paye un pique-nique sur les bords de l’Oise.

— Eh ben, dis donc, p’pa, c’est pas jojo comme crèche ! s’exclame la mignonne.

— Écrase, gosse ! enjoint le ci-devant Dodu. Ici c’est motus et vivendi.

Je devine à un froissement d’étoffe qu’il a un geste rond pour signaler à sa pseudo-fille que des micros perfides doivent être planqués dans leur logement.

— Si que j’allais jouer, p’pa ? dit miss Tresses d’un ton dégagé, mais où percent ses intentions pour qui les connaît.

— Va, murmure le Mastar. Mais reste à promiscuité, Natacha, j’irai te rejoindre dans quèques minutes pour faire un peu de footinge, que ce long voyage m’a quasiment noué les muscs. Je déballe nos valoches, ma poule, et j’sus t’à toi.

— Je prends ma poupée ! avertit Marie-Marie.

— Jockey ! Mais la chahute pas trop, qu’elle est fragile !

Des pas, encore… Rien n’est plus fastidieux que cette attente. Il leur faut le temps de se repérer, de piger la topographie du camp, d’échafauder un plan de fuite. Quel dommage que notre liaison soit à sens unique ! Je peux entendre le gars Béru, mais lui, hélas, est absolument coupé de moi. Impossible donc de lui donner des directives… Je regarde ma montre de plongée. Elle indique six plombes moins une. Le moment est venu de filer, selon nos conventions (collectives) un coup de walkie-talkie à don Enhespez. J’abandonne l’écoute du Mastar pour dégager l’antenne de mon second appareil. Un léger sifflement susurre sa note continue.

— Ici oiseau migrateur, vous m’entendez ?

Je répète à quatre reprises ma phrase de code. Enfin le sifflement cesse.

— Je vous reçois parfaitement, répond la voix cavernée de notre hôte.

— Les passereaux sont dans leur cage. Ils ont l’air de s’y plaire. Prenez l’écoute tous les quarts d’heure.

— Entendu…

Silence. Cette brève communication m’a calmé les nerfs. Je sais qu’au domaine de San Kriégar le dispositif de récupération est en place. Une jeep tout-terrain bourrée de mitraillettes pour une récupération en catastrophe par terre ; une vedette automobile, également riche en armes à feu, dans l’hypothèse d’une récupération par eau. Il y a même, sur l’esplanade de l’hacienda, un petit hélicoptère peint en jaune dont l’exploitant agricole se sert pour pulvériser de l’insecticide sur ses centaines d’hectares de fromtobock[9]. Une vraie mobilisation, comme vous pouvez voir. Au moment du sauve-qui-peut, Béru commentera sa fuite, et d’après ses indications nous volerons à la rescousse.

— Attention ! murmure Tassiepa Sanchez.

Il me désigne une petite embarcation en forme de pirogue qui se dirige vers nous. Deux hommes au torse nu, à la peau cuivrée, aux cheveux huileux, se tiennent debout dans l’embarcation. Ils ont une pagaie dans les mains et un anneau d’or à l’oreille droite.

— Ce sont des Indiens Ifoti, me chuchote Sanchez. Ces gens sont des pêcheurs très doux, mais très bavards, contrairement aux Indiens Ifotipa qui eux sont des chasseurs silencieux et cruels.

Effectivement, comme pour corroborer ces dires, la pirogue des deux Ifoti s’arrête près de notre barque et ses occupants se mettent à nous parler en dialecte du cru et en gesticulant. Heureusement que mes instruments de phonie sont planqués sous des toiles car ils pourraient éveiller leur curiosité.

Ça jacasse, jacasse, jacasse. Je commence à choper des fourmis dans les entonnoirs. Tassiepa Sanchez leur fait la causette abondamment en distribuant des sourires. Sans doute est-il sensible aux muscles qu’on voit frémir sous la peau des deux costauds ? Vu que je ne pige que pouic à leurs salades, je m’abstiens de me manifester, mais je roule des gobilles féroces à mon camarade. Rendez-vous compte qu’il se passe des choses capitales au camp et qu’il m’est impossible de les écouter. La palabre dure un bon quart d’heure. J’ai les doigts tout blancs à force de crisper ma main sur le rebord de mon banc. Enfin, les deux piroguiers nous saluent et se mettent à pagayer après avoir foutu la pagaye à notre bord.

— Mais, putain d’Adèle, que nous voulaient-ils ? demandé-je à ma petite camarade.

Il hausse les épaules.

— Rien de particulier. Ils s’intéressent à tout. Ils voulaient connaître la puissance de notre moteur, qui vous étiez, la quantité des poissons que nous avons déjà sortis, ce sont des enfants.

Je bitoune mon récepteur. Pile je tombe sur la voix grumeleuse du précédent Gros.

— Non, et non et non ! fulmine-t-il. Si tu n’obéis pas je te file une fessée, t’entends, dis, pie-borgne !

— T’étrangue pas, tonton, riposte miss Tresses. On a beau z’être au milieu de l’esplanade, tes petits copains chinois pourraient t’entendre et se met’ à chinoiser ! C’est à moi que le Grand Patron a confié le boulot et c’est moi que je le ferai. Manche comme t’es, recta tu leur déclencherais le signal !

— Soye polie, eh, frontée ! rugit le Gros, oublille pas que si j’sus pas ton père j’sus tout de même ton oncle !

— Continue de me faire tarter, et justement je vais aller leur causer que t’es mon onc’.

Pour la première fois, le Déventré pense à son micro et s’adresse à moi directement.

— T’entends comment elle comporte, cette teigne, dis, San-A. ! Un vrai choléra. Ah ! misère de mes deux, quelle idée qui vous a pris de me cloquer cette mistoune comme équipière ! Bouge pas, ma fille (enchaîne le cher homme) qu’on sorte d’ici et je te vais faire fumer le dargeot pour t’apprendre d’obéir. Qu’est-ce qu’y a passé par la tronche, à ma Berthy, pour qu’elle se mêlasse de recueillir une greluse pareille ! Ah ! mon papa avait raison quand il disait : « Fais du bien à un vilain et y t’ch… dans la main ! »

Sa colère le fait tousser. Il apoplexique un grand coup, ce qui fait danser le bouton-micro. Puis il se ramone les intérieurs.

— Bon, fait la sempiternelle gamine, t’as vidé ta crise, tonton ? Alors écoute bien ce que je vais t’dire. Et toi aussi, Antoine ! aboie-t-elle en approchant sa bouche du bouton (je le suppose étant donné l’intensité du son). Pendant que m’n’onc’ déballait not’ valise, je m’ai promenée dans le camp. Faut que je vous dise, ces Chinetoques, y sont très gentils, très corrects. Pas un qui s’est permis un geste déplacé envers mon égard. Je m’ai amusée un peu partout, mine de rien et je suis même t’été jusqu’à la salle du cof’. Y sont seulement quatre là-dedans, et y jouent avec des petits bâtons. Y m’ont fait signe de sortir, mais gentiment, sans se fâcher. Je peux donc me permet’ d’y retourner et de casser les berlingots. Alors que si tonton irait, y se ferait virer d’emblée, non ? Quand y roupilleront j’irai m’occuper du cof’ tandis que tonton fera le 22. Supposez que j’arrive pas à l’ouvrir, y sera toujours temps qu’m’n’onc’ s’y mette, en supposant qu’y soye plus futé que moi, ce dont ça m’étonnerait.

— Marie-Marie ! grondaille Béru, respecte mes cheveux clairsemés, je te prie !

La Jehanne Hachette des messageries Poulagas n’a cure (comme on dit à Évian) de cette protestation. Son plan d’action la survolte. Elle babille à propos de ce coup de force insensé, comme elle organiserait une partie de marelle dans une cour de récréation.

— Si j’ouv’ le cof’, dare-dare je débouche les flacons et je me barre. Le seul truc que tonton doit s’occuper, c’est du moment qu’on se cassera.

Béru toussote.

— Dans le fond, ma gosse, approuve-t-il, ça me paraît se défendre, ton petit micmac. J’espère dans tous les cas que tu sauras ouvrir ce coffiot, autrement sinon je me pointerai. Pour en ce qui concerne la fuite, j’ai déjà pris mes dispositifs, tu m’esgourdes, San-A. ? V’là le labeur : derrière la carrière où qu’on extrapole le sulfocradingue, le camp est bordé par un ruisseau. À c’t’endroit, y a une sorte d’espèce de trou creusé sous le grillage de clôture. À mon avis, c’est un des clébards du camp qui l’a gratté, un fox-trot-terrier sans doute. Il aura reniflé du gibier ou une chienne en chaleur. Ce trou est situé juste derrière un montricule de pierres, tante est si bien qu’on doit pouvoir se tailler par-là sans trop se faire repérer des gus des miradors. Enfin quoi, brèfle, ça me paraît la seule issue possible. Marie-Marie passera sans mal, pour ma pomme, ça devrait carburer itou pour peu que je creusasse un chouïa de mieux afin de pas morfler la décharge à haute pension de la clôture électricifiée. Donc, vous devriez nous espédier le barlu vers l’embouchure du ruisseau. On gagnera le lac à la nage. À propos, tu sais nager, môme ?

— Un vrai goujon, m’n’onc’ !

— Banco ! On usine de cette sorte de manière, termine le Bénévol. Allez, zou, faut pas lanternocher, c’est le moment c’est l’instant. En supposant qu’ils se méfiassent de nous, jamais ils penseraient qu’on va leur bricoler l’existence dans l’heure de notre arrivée.

Un léger bruit de castagnettes, derrière moi, attire mon attention. C’est le gars Tassiepa Sanchez qui glaglate des croqueuses.

— Non ! non ! non ! non ! non ! hoquette-t-il en se signant à chaque « non ».

Je sourcille :

— Non quoi, amigo ?

— Il ne faut pas, il ne faut pas !

Son attitude me fait jetonner.

— Mais expliquez-vous ! Leur plan me paraît admirablement convenir à la situation, et franchement je n’espérais pas que ce serait aussi aisé.

— Mais señor, mais señor ! que rebredouille Sanchez, ce qui va se passer est terrible, terrible !

— Parce que c’est la petite qui agit ? J’ai confiance en elle, c’est une enfant prodige.

— Je parle de la suite, señor. Il ne faut pas qu’ils se sauvent par le ruisseau, ce cours d’eau s’appelle le rio de Profundis parce qu’il est infesté de piranhas !

L’espace d’un moment, mon cœur s’arrête de battre. Le docteur Barnard passerait par-là, aussi sec il me déclarerait viande froide pour me le sucrer. Car maintenant faut drôlement surveiller ses organes, mes frères ! Les champions de la greffe en tout genre pourchassent impitoyablement les cœurs, les reins, les foies, les éponges et d’autres pièces détachées pour leurs expériences. Y veulent tous avoir la couverture de Paris-Match, les bistoureurs. Je devrais me faire opérer de l’appendicite, j’hésiterais, je réclamerais la présence d’un huissier dans le bloc opératoire. J’aurais torpeur de me réveiller avec une valseuse ou un rognon en moins ! On devient tous un fabuleux jeu de puzzle, camarades ! Bientôt on fera passer des annonces dans le Chasseur Français : Monsieur, trente ans, parfaite constitution, échangerait jambe gauche très velue, pointure de pied 42, contre un foie en bon état. Si alcoolique s’abstenir. On y vient, mes gueux ! On y vient. Et ce ne sera qu’une étape. Un jour, y aura un rayon à la Samaritaine où on pourra se réorganiser de fond en comble. On entendra des converses de ce tonneau :

— Moi, Ninette, à ta place, je me ferais greffer ce mignon pubis qu’a le cresson auburn, ça irait bien avec ta nouvelle couleur de cheveux.

Ou encore :

— Tu ne crois pas, Jojo, que tu pourrais t’acheter ce gros zigomar décapotable, au lieu d’une nouvelle télé ? Ça nous ferait plus de profit pour les soirées d’hiver.

Je vous jure que ça se prépare. Je serais directeur de grand magasin, j’annoncerais d’ores et déjà la prochaine ouverture d’un rayon d’abats humains.

Mais faites excuse, je me suis écarté de notre catastrophe, car c’en est une ! La perspective de Marie-Marie plongeant dans le rio de Profundis me glace. Les piranhas (ou pirayas) vous savez ce que c’est, non ? Des petits poiscailles carnassiers qui vivent en bancs dans les cours d’eau d’Amérique du Sud. Rien de plus effrayant que ces bestioles. Vous jetez un bœuf dans la rivière, le temps de compter jusqu’à dix il ne reste plus que ses os !

Ah ! comme à cet instant je hais l’informateur qui nous a brossé une description détaillée du camp et de son environnement, en omettant cet effroyable détail !

— Vous êtes certain de ce que vous dites ? lâché-je sottement à Tassiepa Sanchez.

— Absolument, vous ne le saviez donc pas ?

Je secoue misérablement la tête.

— Non.

— S’ils plongent dans cette eau, en quelques secondes ils seront anéantis, prophétise mon compagnon.

Je coupe la liaison avec Béru. Si au moins nous étions convenus d’un signal, lui et moi. J’aurais pu envoyer une fusée, tirer un coup de canon, merde, faire quelque chose ! Mais non, rien, il est livré à lui-même ! Quelle abominable chose !

C’est à Marie-Marie que je pense surtout. Marie-Marie, avec ses deux tresses en queue de rat, ses deux dents écartées, ses deux yeux bien ronds comme des boutons de bottine…

J’empoigne mon walkie-talkie (à noter que dans ma barque, je talke mais ne walke pas). Don Enhespez est à l’écoute, le cher homme !

— Où en sommes-nous ? demande le vieux bagnard (il projette de rentrer en France et de se retirer à Aubagne).

— La tuile, mon ami ! Le bout de l’horreur !

Et je lui narre. Ses exclamations angoissées ratifient les affirmations de Tassiepa Sanchez.

— Il faut empêcher cela à tout prix ! déclare le Réhabilité.

— D’accord, mais comment ?

— Je ne sais pas, rétorque-t-il spontanément, car il a l’esprit d’à-propos.

— Vous ne pourriez pas envoyer de toute urgence la vedette automobile jusqu’à l’endroit que Bérurier a prévu pour sortir du camp ?

— Impossible, et cela pour trois raisons : d’abord elle n’aurait pas le temps matériel d’arriver puisque ma demeure se trouve à huit kilomètres du rio de Profundis, ensuite parce qu’elle se ferait immédiatement repérer et intercepter. Vous n’ignorez pas que si cette exploitation est officiellement réalisée par des techniciens civils, ceux-ci n’en sont pas moins protégés par les militaires rondubraziens (appartenant à des éléments extrémistes de l’armée), troisièmement enfin, le rio de Profundis n’est pas navigable, son cours étant encombré d’arbres morts immergés.

— Alors que faire ? glapis-je. Nous n’avons pas le temps non plus de gagner l’endroit en question avec notre lourde barcasse et son maigre teuf-teuf… Dites, et l’hélicoptère ?

— Vous n’y songez pas, il ne saurait se poser sur le rio de Profundis non plus que dans le camp !

Je racle la gaine de cuir du walkie-talkie de mes ongles. Ah ! l’impuissance ! Quel mal cruel !

— Allô, vous êtes toujours là ? demande Enhespez.

— Oui, comme deux ronds de flan. Je voudrais devenir Icare et voler jusqu’à la base pour avertir mon camarade.

Je me prends la tête d’une main ; je me la prendrais bien à deux si je ne tenais l’appareil et même à quatre si j’étais Bouddha Kâpala.

— En somme, murmure Tassiepa Sanchez, leur seule chance d’en réchapper, c’est que leur mission rate !

Moi, vous me connaissez ? Il ne m’en faut pas davantage pour que tout un bigntz se développe dans ma cervelle d’exception.

— Ne quittez pas l’écoute ! fais-je à Enhespez.

Je me rebranche sur Béru. Il est précisément en train de me parler, le bougre.

— … qu’en penser, fait-il, car v’là presque dix brequilles qu’elle a disparu dans la salle du coffiot, mec.

Il toussote.

— J’sus t’assis sur une plouse, pas loin de la construction dont à propos de laquelle je lui surveille l’entrée. Tout est peinard jusqu’à présent. Des colis chinois me passent devant et me virgulent des regards très rogateurs. Y en a même un qui s’est arrêté pour me mater d’un air surpris et je me suis demandé ce que ce colis fichait. Il était plein de plâtre, d’où j’ai conclu que c’était un colis maçon[10].

Il continue de radioreporter sans faiblesse.

— Probable qu’elle les a endormis, les rizottos. Seulement j’ai idée qu’elle arrive pas à se faire le coffre. Je vais aller mater. Faut que je m’approche en loucedé. Allez, zou, je déhote…

« Seigneur, monâmélevé-je, fais que ça rate ! Fais que cet empoté de Béru déclenche le signal, qu’on les arrête et je pense : de poisson, ce qui aggrave mon angoisse. Tout, mais pas les piranhas ! »

Maintenant c’est le silence. Un silence interminable, à peine troublé par un léger froissement et, par des heurts menus. Que se passe-t-il ? Pourquoi le Gravos ne parle-t-il plus ? Soudain, je comprends : il n’a plus les boules filtrantes pour se protéger du gaz soporifique et il doit cesser de respirer ! Il joue les pêcheurs de perlouzes, Béru. Combien d’autonomie dans sa cage thoracique ? Une minute ? Je louche sur ma trotteuse. Son aiguille imperturbable tressaille de seconde en seconde…

— On n’entend plus rien ? s’inquiète Tassiepa Sanchez.

Je ne prends même pas la peine de lui répondre. Mon palpitant cogne à trois pulsations par seconde au moins. Ce qui ajoute à l’angoisse de l’instant, ce sont ces petits bruits feutrés qui me parviennent, indiquant que nos appareils continuent de bien fonctionner. Je suis toujours en liaison avec Béru, seulement les sons cessent d’exprimer l’action.

Quatre minutes maintenant que Béru a franchi le seuil de la salle du coffre. Toujours rien. Une nouvelle minute passe, une autre encore… Les gardes vont bientôt se réveiller.

Enfin, un bruit de pas bien martelé. Et puis un cyclone, un typhon, un cataclysme et autres noms comportant un « y », me bourrasquent les tympans. Un écrivain classique déclarerait que ça ressemble à un soufflet de forge. Mais alors, actionné par Vulcain, mes frères ! Ça siffle, ça tornade. Une toux naît de cette tempête. La toux grasse de Béru.

— Ah p… de vache de m… de ch… ! glougloute l’exténué. Ah ! vérolerie du Bon Dieu ! Ah ! charogne ambulante !

Un temps… Il essaie de reprendre souffle.

— Tu m’esgourdes toujours, San-A., j’espère… Quel circus, mon mec ! Toujours est-il que ça y est ! T’entends, frangin ? En fumaga leur sulfocradingue. Tu parles d’une bobine qu’ils feront… Je te résume rapidos avant de filer dans la flotte avec la gosse, biscotte on ne sait pas ce qui peut arriver, faut donc que je t’affranchissasse… La môme avait bel et bien ouvert le coffiot, seulement elle était trop petite pour cramponner les prouvettes de drogue. Elle a essayé de prendre une chaise, mais une chaise ça mesure plus de trente-huit centimètres de large…

Il cesse de s’adresser à mézigue pour répondre à des voix qui le questionnent en anglais.

— No, sœur, it is not grave, déclare aimablement le soupeur-man. The petite fille has on lit tombé on the tronche. Look the big boss ! Elle is estourbie, do you pigez ?

« Allez, ma poule, on va faire un petit tour, ça ira mieux, reprend le Précédent Dodu… »

Un moment s’écoule, au cours duquel je ne perçois que sa respiration embarrassée. Puis il renoue la converse.

— V’là, on est peinard, gars. Je te termine : la môme arrivait pas à atteindre le rayon des drogues. Quand elle m’a vu entrer, cette chérie, elle s’est enlevée les boules du pif pour me les donner. Je les ai mise, mais elle a pas pu s’empêcher de respirer avant de gerber et elle s’est écroulée avec les guignols. Moi, mission avant tout, contrairement à ce que vous pensiez, j’ai posé ma veste, rentré mes miches et je m’ai coulé entre les rayons lumineux. J’ai ouvert les flacons de sulfocradingue, et le tour était joué. Le temps de ramasser ma petite ronfleuse et c’est en ordre. Maintenant je bombe à l’autre bout du camp, vers la brèche. J’espère que tu nous as déjà espédié le barlu. Tchao, et à bientôt j’espère…

Bien que mon pote ne puisse entendre, malgré moi je crie : « Non, Béru ! »

— Alors ils ont réussi leur mission ! fait respectueusement Sanchez !

Je coupe la liaison pour reprendre le walkie-talkie.

— Vous êtes à l’écoute ?

— Et comment ! répond don Enhespez.

— Ils ont détruit la réserve, malheureusement ils vont droit au rio de Profundis. Il n’y a plus qu’une solution pour leur sauver la vie, du moins provisoirement : téléphonez à la base d’urgence et dénoncez-les !

— Quoi ! s’étrangle notre collaborateur.

— Comprenez que c’est LA SEULE FAÇON DE LEUR ÉPARGNER LA MORT PAR LES PIRANHAS ! Il faut gagner du temps. Téléphonez immédiatement, sinon dans quelques minutes il sera trop tard !

Pour éviter de nouvelles objections je coupe la communication. À nouveau je me mets à l’écoute du Gravos. Je n’ai que son souffle. De temps à autre il bougonne entre ses fausses dents : « Je sais pas si j’ai les biscotos ramollingues, mais je te trouve en plomb, Gosse ! »

Il est à nouveau intercepté par des travailleurs chinois qui s’inquiètent pour la petite inanimée.

Béru les rassure :

— It is pas grave, mes sœurs ! Juste une big bosse !

Il poursuit sa marche en marmottant pour lui :

— Reusement qu’avant de fout’ le camp j’ai satonné la calbombe des gardes pour leur augmenter leur dose de dorme, autrement sinon y z’ameuteraient déjà la garde ! Ah ! on arrive… Je vois le tas de minerai…

La sueur me colle aux tempes.

Un soupir. Je sens que Béru vient de se délester de sa charge. Ils sont devant la brèche. Un nouveau soupir, émis par Marie-Marie celui-là.

— Tu te réveilles, ma guenille ? demande gentiment Bérurier. Remets-toi pendant que je vas agrandir ce trou. Heureusement qu’il est prévoyant, ton tonton, et qu’y s’a muni d’une cuillère à soupe. Note que toi tu peux te faufiler, mais comme t’es encore plus ou moins dans le sirop, je préfère sortir le premier, commako je t’aiderai à nager…

Et il fox-terre énergiquement.

— Ça va y être, petite… Seulement je veux pas risquer de me prendre un courant à forte pension dans le baigneur, tu comprends ? Pas marrant d’avoir le dargiflard qui crame ! Tu te sens bien, petit bout ?

— J’ai mal à la tête…

— La flotte te retapera… T’as reniflé le gaz, comprends-tu ?

— T’as pu passer ent’ les rayons, m’n’onc’ ?

— Comme une lettre à la poste !

— Malgré ton gros cul et ta poitrine de pigeon ?

Le Mastar fulmine :

— Écoute, Marie-Marie, je t’ai déjà exigé la politesse. C’est pas supportable une merdeuse qui vous prend pour un c… ! Est-ce que j’sus impoli, moi, dis mauviette ! C’est pas parce que mam’zelle Chochotte sait ouvrir un malheureux coffre-fort qui faut qu’à se prenne pour la cuisse de Jupiter !

— Tu ferais mieux de creuser, conseille sans s’émouvoir la gredine. D’un moment à l’autre y vont découvrir les gardes et ça risque d’être notre fête ! On se disputera plus tard, m’n’onc’ !

Béru reprend ses travaux de fouisseur. Les raclements de la cuillère dans la terre sèche s’accélèrent.

Mais qu’est-ce qu’ils foutent, les Chinetoques ! Don Enhespez n’a donc pas pu les joindre ?

— V’là le turbin, décrète Bérurier. Je vas me couler par le trou, toi surveille que je ne touchasse pas le grillage, compris ? Si t’as l’impression que je risque d’accrocher, tu me préviens.

— C’est ton cul qui me fait peur, m’n’onc’, murmure pensivement Marie-Marie. T’as mal maigri de là que tu le veux ou pas ! Enfin vas-y toujours.

Une série de geignements. La petite voix mal audible de la môme.

— Tire un peu tes miches à gauche, tonton ! Et rentre-les, bonté divine !… Ah ! mon pauv’ p’pa avait raison quand y disait : « Ce que Bérurier a de plus cul, c’est tout de même son cul ! »

— Y disait ça, ton père ! grommelle le repteur de son académie.

— Ça et bien d’aut’ choses encore !

— En somme y pouvait pas me souffrir, quoi ! lamente le toujours Gros.

— Au contraire, y t’aimait beaucoup. Fais gaffe à ta cuisse droite…

— C’est plein de jolis poissons dans la rivière, fait le Bénévol entre deux ahanements. M’semble que ce sont des ablettes. Ma doué, j’aurais ma canne à pêche, tu verrais ce malheur ! Je parie qu’au chènevis on doit choper tout ce qu’on veut !

— Halte ! hurle une voix…

Elle me paraît plus céleste que le céleste empire, cette voix pourtant impitoyable !

— Revenez ou nous tirons !

— In ze babe ! soupire laconiquement Bérurier à mon intention.

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