CHAPITRE VIII LES FEUX PASSENT DU ROUGE AU… BLANC

La jeep caracole (à manger de la tarte) sur la route défoncée. La vitesse nous file des claques savoureuses à travers la frime. C’est bon le souffle de la liberté. Pour un peu, je chanterais.

Assis à côté de la Grignette, je la prends par l’épaule et la serre contre moi.

— Ah ! ma petite poule, lui dis-je, ma petite poule, sans toi !

— Sans moi vous alliez vous rhabiller, tonton et toi, assure la Jeanne Hachette du pauvre.

Elle tortille du buste pour m’échapper.

— Mais c’est pas une raison pour te permettre des prévôtés av’c’ moi, Antoine ! Mémé me disait : « Méfie-toi toujours des hommes qu’ont trop d’effusion dans le sentiment ».

J’ai idée que sa fameuse mémé l’a un peu traumatisée, Marie-Marie, et que si elle applique scrupuleusement ses préceptes, elle aura beaucoup de mal, plus tard, à se dégauchir un nez-pou.

— Dites donc, ma révérende mère, lui dis-je, que jetiez-vous derrière l’auto pendant que je tournais la manivelle ?

— Je vidais une boîte de clous, Antoine. Je m’en ai désemparée dans l’atelier avant de filer. Comme ça, s’ils nous coursent, faudra qu’ils emportent des rustines, j’t’l’dis !

Le Mastar tombeauouverte sur quelques kilomètres again, puis il se tourne vers nous.

— Alors ? fait-il, dans quelle direction se dirigeâmes-t-on ?

— Y a pas trente-six solutions, mon pote : allons nous planquer dans la forêt pendant quelques jours, ensuite de quoi nous aviserons. Notre seule base en ce pays, qui était l’hacienda de don Enhespez, est fichue maintenant.

— Le pauvre bonhomme, soupire le Compatissant…

— Ils l’ont drôlement arrangé, renchérit la môme. Quand je pense qu’il rouspétait à cause de ses orchites… Comme quoi Mémé avait raison quand é’m’ disait : « On n’emporte pas la France à la semelle de ses souliers. »

— Ça, c’était pas mémé, mais Danton, rectifie-je.

Marie-Marie sort ses deux dents vipérines.

— J’ai jamais connu de Danton, j’t’dis que c’était mémé, quoi, nom d’Dieu !

— Qu’est-ce qu’on va becqueter, en forêt ? Tu peux me le dire ? s’inquiète le Filiforme. Si c’est pour me farcir le régime écureuil, merci bien, j’sors d’en prendre. Mon bide fait tellement de plis qu’avec la peau en rabe tu pourrais te confectionner un abat-jour.

Je lui tapote l’épaule.

— Dans ces contrées, le gibier foisonne, mec ! Y aura du rôti à tous les repas !

— Tu jures ?

— Ma parole ! T’as jamais mangé du tamanoir à la broche, dis ?

— C’est bon ?

— Fabuleux ! Et un cuissot de vigogne, donc ! Aux aromates ! Sans parler du condor sur canapé !

Tandis qu’il salive à outrance, nous quittons la route qui va de Santa-Maria Kestuféla à Riquita pour plonger dans la forêt. Un ruisseau peu profond, minuscule affluent du de Profundis, y coule.

— Roule dans la flotte ! conseillé-je à l’Éminent, de cette manière ils perdront notre piste.

Béru admet que l’idée is good et s’engage dans le lit de ce petit cours d’eau. Notre guinde tangote de plus en mieux, tante essuie bien que la chère Marie-Marie finit par s’endormir dans mes bras.

On véhicule commak pendant plusieurs plombes. Le Mastar a mis les phares et on voit bondir des flopées d’animaux dans la lumière. C’est plein d’insectes titubeurs, d’oiseaux tous plus nocturnes les uns que les autres, de mammifères jamais vus sur les planches du Larousse. La végétation ne végète pas, je vous le garantis. Elle se paie du luxuriant, la gueuse ! Les lianes guirlandent au-dessus du ruisseau. Les racines aquatiques forment une barrière continue. Bref, comme on dit après une longue tirade, ça devient franchement inextricable. On se prend des coups de fouet dans la pêche à tout moment.

— Ça commence à bien faire ! gronde le conducteur. Le premier routier que j’aperçois, je m’arrête ! On est bonnards pour jouer « Tarzan s’évade » dans ton jardin bouquiniste ! Ah, mince, je préfère le bois de Boulogne.

Je calcule que nous avons dû mettre une dizaine de kilomètres entre nos poursuivants et nous. Et quels kilomètres ! C’est pas de la tarte ! Jamais ils n’auront l’idée de venir nous repiquer ici.

— C’est bon, Pépère, essaie de sortir du ruisseau et de dégauchir un brin de clairière où nous pourrons bivouaquer.

Dix minutes plus tard, nous stoppons en bordure d’un élargissement du cours d’eau. Il y a des rochers et du sable. On carre la jeep dans une anfractuosité et on s’aménage un campement à la va-vite !

Les banquettes du véhicule et une couvrante servant de plaid constituent un plumard de fortune sur lequel nous nous alignons.

— J’ai faim ! gémit Béru avant de sombrer dans les vapes.

— Qui dort dîne ! riposté-je avec ce don de la répartie et ce sens de l’image-choc qui assurent la pérennité de mon œuvre.

Effectivement, terrassés par la fatigue, l’émotion, la nuit et le silence, nous rejoignons miss Tresses au pays fabuleux des songes où, au possible, nul n’est tenu[14].


Le ram’dage des oiseaux m’éveille. Dans la nature, ce sont les zizes qui font le plus de bruit, remarquez-le. Rien de plus gueulard, de plus varié, de plus perçant, de plus aigu, de plus strident que les cris des emplumés de frais.

Je tâche à me désengourdir. Sous quelque latitude qu’on se trouve, les nuits sont fraîches et vous nouent les muscles quand vous dormez à la belle étoile.

Bérurier et sa nièce roupillent toujours. Je me lève et, en guise de petit déjeuner, les considère attentivement. Spectacle attendrissant cil en fût. Comme ces deux êtres s’incorporent bien à la nature ! Comme ils tiennent bien leur place dans le concert vivant qui m’environne. « Ah ! me dis-je en aparté pour ne pas les réveiller, que la vie est donc une belle et noble chose ! De toute beauté ! Lorsqu’elle s’épanouit en pleine nature et en toute liberté et que l’homme a donc de la chance de posséder simultanément des testicules et le sens poétique. » Cet hommage muet, mais qui n’en est pas moins vibrant, rendu à la créature, sinon au créateur, je me penche simultanément sur le ruisseau et la situation. La seconde n’a pas la limpidité du premier, croyez-le bien. Certes, nous avons magistralement rempli notre mission et nous nous trouvons vivants et libres, but it is not yet tout à fait in the pocket, hélas ! (In english : « Alas ».) Vous pouvez compter que les Chinetoques remuent tout le patelin pour nous récupérer. M’est avis que les poulets du Rondubraz au grand complet : les en civil, les en militaires, les C.R.S.[15], les gares de mobiles, les indicateurs, les contre-indiqués, les cons tractuels tout ce qui est flic ou enfoiré, tout ce qui appréhende, tabasse, menotte, matraque, quartiélatine, enfonce, défonce, foule, refoule, défoule, foulicide ! Tout ceux qui font pleurer d’humiliation, de rage et de gaz lacrymogène ! Tous les mousquetaires du mousqueton. Ceux qui ont leur conscience pour eux, et celle du ministre de l’intérieur pour les autres ! Ceux pour qui le verbe n’est que procéverbe. Ceux à qui on met une jugulaire pour leur permettre de mieux juguler. Ceux qui épient et ceux képient ! Ceux qui ne mettent qu’un « r » à bourrique parce qu’ils ont l’autre sur la figure ! Les inculqués de frais ! Ceux qui doivent se gaver de bananes puisqu’ils protègent tous les régimes ! Ceux qui forcent les retraites pour mériter la leur ! Ceux qui débloquent et reblotent derrière les grillages de leurs fourre-cons blindés. Et puis d’autres et d’autres encore sont en train de se remuer le panier (à salade) pour alpaguer le singulier trio que nous nous sommes mis à trois pour constituer[16].

Nous sommes sans argent, sans papier, sans allié, perdus dans un pays qui nous est inconnu[17].

Berthe arrêtée. Bientôt jugée ! Probablement fusillée ! Misère ! Tout ce que je peux faire à son propos, c’est taire son sort à Alexandre-Benoît, car Pépère deviendrait dingue s’il apprenait ça.

Je me déloque courageusement dans le frais matin. Une petite plongée dans le ruisseau me rebecquetera. Le soleil a de la peine à percer la voûte verte des ipso-factos géants qui nous surplombent. Lorsque je me serai baigné je partirai à la chasse. Car il faut coûte que coûte que nous nous alimentions ! Me v’là à loilpé ! Je serre les ratiches et saute dans l’onde glacée. « Brrr ! Ça réveillerait un Maure ! Je ballotte de tous mes membres moins un.

Tu parles d’une opération coup de fouet !

Lorsque je bondis hors de l’eau, la température extérieure me fait l’effet d’une étuve en comparaison. J’ai un coup de vapeur d’autant plus fort que le paysage s’est légèrement modifié puisque viennent de s’y incorporer une demi-douzaine de gaillards hirsutes, armés de fusils et bardés de cartouchières. Ils ont des pièges à macaroni vachement abondants. Ces barbes noires, aussi touffues que la forêt, ont quelque chose de castriste. Les surgissants me couchent en joue de leurs flingues. Sur quoi, Béru et sa gentille nièce se réveillent.

Le Plissé fronce ses sourcils broussailleux en apercevant les hommes qui nous cernent.

— Tiens, la famille Barbapoux, dit-il sans s’émouvoir ; c’est à quel sujet, messieurs ?

— Suivez-nous ! enjoint le barbu-chef (il en a dix centimètres plus long que les autres !).

Il a parlé en espago, bien sûr, puisqu’il s’agit de sa langue maternelle.

— Deseo que me afeite usted ! lui réponds-je ; ce qui veut dire : « Je désire me faire raser. »

Je conviens sans discuter que cette phrase manque quelque peu d’à-propos, encore que j’aie effectivement besoin de me faire racler la couenne, seulement c’est la seule que je sache parfaitement prononcer en espagnol.

Le gus, loin de se bifonner, m’adresse un geste autoritaire.

Vaincu, je m’apprête à sortir de la flotte, lorsque la môme Marie-Marie s’exclame :

— Hé, dis, Antoine, cache ton piano ! En v’là des manières ! Si mémé aurait vu ça, elle serait tombée morte !

— Commence par regarder ailleurs, Moustique ! lui lâché-je. C’est pas le moment de faire ta pimbêche !

Je me présente, nu comme un œil de veau dans une assiette à l’admiration teintée de jalousie des autochtones.

— Quelqu’un parle français ou speak english ? questionné-je à la ronde, une fois récupérés mon slip et ma souveraineté.

L’un des barbouzards me répond que lui.

— Qui êtes-vous et que nous voulez-vous ? lui demandé-je pour lors.

— Mon nom est Chi Danlavaz, fait-il rudement en fourrageant dans ses broussailles. Nous sommes des guérilleros et nous vous faisons prisonniers. Vous serez jugés et pendus selon les règles.

Décidément c’est une manie au Rondubraz !

Je lui débobine un sourire en cent quarante de large.

— C’est la Providence qui vous a placés sur notre route, camarade, certifié-je.

— Y a pas de Providence et appelez-moi señor ! riposte le barbu.

— Volontiers ! Laissez-moi vous dire que nous sommes également dans l’opposition.

— Vous mentez !

Il désigne la jeep.

— Vous roulez dans une voiture gouvernementale et qui pis est, elle vient de la base chinoise de Santa-Maria Kestuféla.

— Nous l’avons volée pour nous échapper.

— Vous mentez ! s’obstine cet abruti.

— Voyons, que ferions-nous avec cette jeep en pleine forêt si nous n’étions pas traqués ! m’emporté-je.

— Du repérage, déclare sans hésiter Chi Danlavaz. Vous avez pour mission de découvrir notre camp, voilà pourquoi vous vous déplacez avec une enfant !

Il a un grand ricanement qui fait s’envoler un flamenco à hupe.

— S’évade-t-on en compagnie d’une fillette ? Votre ruse est un peu grosse !

Et il traduit notre converse à ses potes, lesquels rient à gorges d’employés.

Bérurier se masse l’estomac.

— Tu sais qu’y commencent à me fatiguer la prostate, ces zigotos à tronche de pique-niques, grommelle-t-il.

— Qui sont-ce ? demande Marie-Marie.

— Des révolutionnaires, ma poule. N’aie pas peur, on finira bien par s’expliquer.

— Tu m’as déjà vu avoir peur ? se rebiffe l’intrépide.

Elle tape du pied, fait signe à Béru de se pencher et se met alors à lui chuchoter des choses. Sa Majesté opine.

— Señor, dis-je au barbu francophone, nous avons mis le feu à la base, vous pouvez vous renseigner. C’est là, je pense, un exploit qui sert votre cause ?

Le v’là qui indécise. Il consulte ses potes.

— Qui êtes-vous ? demande-t-il enfin.

— Des agents français ayant pour mission de neutraliser l’exploitation du sulfocradingue dans votre glorieux pays !

— De quoi je me mêle ! explose-t-il en espagnol, ce qui lui est plus commode que de le dire en français, nous détestons toute ingérence étrangère dans nos affaires !

— Mais vous subissez les Chinois !

— Cela nous regarde ! Nous préparons précisément une révolution destinée à les chasser !

— Pas commode, ils sont solidement implantés !

Chi Danlavaz blêmit.

— Nous avons déjà réussi la précédente révolution, non ! aboie-t-il, celle qui a chassé les Américains ! Et croyez-moi, ces derniers étaient plus profondément implantés que les Chinois !

J’ai un moment d’indécision :

— Attendez, vous dites que vous avez fomenté la précédente révolution…

— Parfaitement !

— En ce cas, c’est grâce à votre action que le Rondubraz a présentement un gouvernement de gauche prochinois ?

— Et alors ?

— Voyons, voyons, cher señor, après avoir mis en place ce gouvernement rouge, vous voulez le renverser ?

— Et nous le renverserons ! promet farouchement mon interlocuteur.

— Pour le remplacer par ?…

— Par un gouvernement blanc qui sera proaméricain.

— Vous regrettez donc votre dernière révolution ?

— Absolument pas ! Mais nous sommes des guérilleros, señor ! Notre vocation est de faire des révolutions. Nous en ferons d’autres ! Beaucoup d’autres ! Et maintenant assez parlé : suivez-nous !

Il regarde sa Difor et hoche la tête :

— Déjà huit heures ! Nous aurons juste le temps de vous juger et de vous pendre avant le déjeuner !

— Bande de sauvages ! vocifère A-B.B. Lâchez vos flingues et levez les pognes avant que je vous éternue dans la tripaille !

Il braque sur le groupe la mitraillette que la futée Marie-Marie est allée lui chercher en douce.

— T’as entendu ça, San-A. Ces peaux d’harengs qui voudraient nous buter à l’apéro ! Y feraient ça après la bouffe, encore, je dirais trop rien, mais je peux pas tolérer c’te mesquinerie !

Bien que les autres nous braquassent, la sulfateuse les intimide au point de leur faire jeter leurs armes sans discuter !

Chi Danlavaz a un mauvais sourire.

— Vous espérez nous échapper, fait-il. Mais vous ne vous rendez pas compte que vous êtes cernés !

Béru ronchonne :

— Écrase, Barbe à poux, et cherche pas à me faire peur, j’ai pas l’hoquet !

— Vous voulez la preuve de ce que j’avance ? fait le guérillero. Pauvres idiots qui vous croyez seuls dans la forêt alors que nos forces grouillent.

Il penche la tête de côté :

— Vous entendez ces cris d’oiseaux ? Eh bien, ce ne sont pas des oiseaux, mais nos compagnons qui nous appellent. Ils vont arriver d’un instant à l’autre…

Je prête l’oreille. Un caquetage de perroquet retentit.

— Les voilà ! annonce Chi Danlavaz.

— Essaie de pousser un seul cri et je t’arrose de plomb, mec ! vigile Bérurier.

— Ils n’en arriveraient que plus vite, répond placidement Chi (lequel n’est pas seulement pro-révolutionnaire, mais surtout révolutionnaire-pro).

Il ajoute :

— Allons, señor, si vous posez cette arme, il ne sera pas fait de mal à l’enfant, mais si vous commettez une bêtise…

L’argument déconcerte Béru et de la mollesse accable son bras vengeur. Ce que voyant, Chi Danlavaz arrondit ses lèvres et imite à la perfection le cri modulé du spathura solstitialis en rut.

Au bout d’un instant, les branchages de la forêt s’écartent et d’autres barbus tous plus pileux et hirsutes les uns que les autres apparaissent.

Un barbu ! Quinze pour moi !

Deux barbus !

Trois barbus !

Quatre barbus !

Jeu !

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