CHAPITRE XI PAS DE QUOI AVOIR LA GROSSE TÊTE

La vie cesse d’être en Gévacolor à dominante rouge. Pourtant la féérie continue. J’ai l’impression, tenez-vous bien, d’être couché à la verticale ; entendez par là que je m’abandonne totalement et que cependant je reste debout. Il me faut un bout de temps pour piger que je suis ligoté à un pieu des chevilles jusqu’au front. Une vraie momie dans son sarcophage. Je fais un effort pour tourner la tête, ce qui me permet tout juste de la déplacer de quelques degrés (centimètres). Ça suffit pour que je puisse capter Marie-Marie et Ibernacion dans mon champ visuel. Comme moi, elles sont solidement saucissonnées. Nous nous trouvons au centre d’une vaste clairière protégée par une haute palissade affilée du dessus. De grandes constructions faites de terre et de roseaux composent une espèce d’agglomération primitive. Pourtant, on aperçoit ça, hélas, sur les toits, des antennes de télé.

L’esplanade est déserte. À croire que nous sommes les seuls êtres vivants du patelin.

— Ibernacion ! appelé-je.

— Oh ! vous avez repris la bonne conscience, me dit la belle Rondubrazienne.

— J’ai l’impression d’avoir rêvé.

— Ce sont les fruits que vous avez mangés.

Elle m’explique qu’il s’agit d’une plante hallucinogène appelée Hélaisdé.

— Mais j’y ai à peine goûté !

— Cela a suffi. Une seule graine provoque des songes fantastiques.

— Et la petite ?

— Elle continue l’extase… Il s’est passé bien des choses pendant votre crise, señor.

— Appelez-moi Antonio, dis-je, galantin jusque dans les moments les moins propices. Et racontez-moi un peu le topo…

— J’ai trouvé le nid de roicos. Il y en avait quatre, tout juste emplumés. Quand j’ai descendu de l’arbre, j’ai tout de suite vu que vous étiez en contemplation, vous et l’enfant. J’ai fait cuire les roicos et vous les ai fait manger. Juste comme vous finissiez, une horde d’indiens a débouché sur nous. Ils nous ont ligotés et nous ont amenés ici pour nous attacher aux poteaux des incantations.

— Que vont-ils nous faire ?

Ibernacion tarde à répondre. Comme j’insiste, elle murmure d’une voix gênée.

— Vous pouvez apercevoir, d’où vous êtes, le hangar de branchage à droite ?

— Oui, je le peux.

— Vous ne distinguez pas comme une guirlande suspendue dans le hangar ?

— Si, je la distingue. On dirait un chapelet d’oignons semblables à ceux qu’on vend dans certains petits villages de notre Provence.

— Ce ne sont pas des oignons, Antonio, ce sont des têtes humaines !

Pour le coup, je fais comme le Trouvère (je Verdi).

— Les Indiens Jivaros ! bégayé-je en m’y reprenant à trois fois.

— Pire, fait-elle, nous sommes tombés sur les Indiens Livaros que nous avons surnommés ici les Chacaux de la Brousse car nos mots en « al » ne forment pas leur pluriel comme les vôtres.

— Mais où sont-ils, on ne voit personne ?

— Ils attendent la nuit pour sortir, c’est leur rituel. Ce soir la lune rousse va se lever, elle marquera le début des réjouissances. Ils allumeront des feux, boiront de l’alcool et chanteront des incantations pour célébrer le grand Gen’mâr-Sack, Dieu de la lune rousse. Après quoi ils se livreront à l’orgie de la minuit, puis ils nous sacrifieront pour faire réduire nos têtes.

— Quelle horreur, lamenté-je. Aucun gouvernement n’a jamais essayé d’anéantir cette tribu ?

— Impossible, car vous ne le savez peut-être pas, mais la tête réduite constitue la principale denrée d’exportation du Rondubraz. C’est notre pays, ajoute fièrement Ibernacion, qui approvisionne les musées et les riches collectionneurs du monde entier. Les Livaros achètent leur tranquillité aux autorités en payant un tribut mensuel de cent têtes. Les fortes sommes retirées de la vente des têtes réduites alimentent les fonds secrets de l’État, fonds qui assurent l’entretien des guérilleros. Car chaque nouveau gouvernement récompense bien entendu ceux qui l’ont porté au pouvoir.

— Vous n’avez pas revu notre ami Bérurier ?

— Non !

— Qu’il se soit perdu, lui aura peut-être sauvé la vie, rêvassé-je.

Je me penche au maxi pour examiner Marie-Marie. Elle semble somnoler et pousse de temps à autre des petits rires joyeux…

— Toujours en crise, hein ? je soupire…

— Vous avez mangé combien de graines de Hélaisdé ? s’inquiète Ibernacion.

— Deux ou trois.

— Il en manquait huit à la grappe j’ai compté, la petite fille en a donc mangé pour sa part cinq ou six, ce qui est énorme. Elle sera dans le plein délire pendant encore vingt-quatre heures au moins, heureusement pour elle ; ainsi elle ne se rendra compte de rien.

Mon estomac fait un « 8 ».

— Qu’entendez-vous par « elle ne se rendra compte de rien » ? Vous pensez que les Livaros lui feront du mal ?

— Vous pensez : elle constitue pour eux une aubaine ! La tête d’un enfant est beaucoup plus facile à réduire ! Si je vous disais qu’une tête de bébé réduite se vend à New York jusqu’à dix mille dollars. Une année, les Livaros se sont emparés d’une colonie de vacances complète. Personne n’a rien dit car il s’agissait d’orphelins, et le Rondubraz a fait des affaires d’or.

— Miséricorde ! lâché-je inconsidérément, je ne vais pas laisser décapiter Marie-Marie !

Ce disant, je tire sur mes liens. Je perçois immédiatement une vive douleur par tout le corps.

— Ne vous démenez pas, surtout ! s’écrie Ibernacion, nous sommes attachés avec de l’astrinchouc, c’est une plante qui, à l’inverse du caoutchouc, se contracte lorsqu’on tire dessus. Si vous vous débattiez trop elle finirait par vous étouffer.

Vaincu, anéanti, soûlé de déboires, je m’immobilise en regrettant de n’avoir pas becqueté toute une grappe de Hélaisdé.


La nuit tombe avec un bruit creux.

C’est pas une vanne, mes loutes. Juste comme le soleil finit de basculer, des martèlements sourds retentissent.

— Les voilà ! déclare la gai-riez-rose.

En effet, lentement, majestueusement, une population insolite sort des constructions de torchis. En tête marche un vieillard au nez en bec de rapace. Il porte un pantalon en peau de cavouille. Sur son torse nu une inscription blanche annonce Attentieugh Alapeintureugh. Un grand manteau en poils de zavob tressé est jeté sur ses épaules, et une couronne de plumes d’Anlproses sert de couvre-chef au chef.

Il marche, les bras croisés, en zinzinulant[21] cependant que deux squaws drapées dans des tuniques de vison rasé l’éclairent à l’aide de torches.

Le sinistre vieillard s’approche et nous passe en revue. Jamais croisé un regard aussi féroce. Des yeux d’aigle, mes biquettes ! Fixes, ronds, immobiles. L’expression de Sin Jer Min en Laï, le chef chinois, à côté de la sienne, c’était la rayonnante bonté de la petite sœur Xérès de l’enfant Zébu !

Il nous considère donc attentivement. Et un frisson me vrille la tronche car je me la vois en modèle réduit dans sa féroce prunelle (d’Alsace).

— Méhou kaihugh ? demande-t-il d’une voix sans timbre (le destinataire paiera l’affranchissement à l’arrivée).

Le chef livaro, par ces deux mots, réclame son fils. L’une des femmes lui répond.

— Huguétalatélé !

Ce que je ne parviens pas à traduire.

Vous ai-je parlé des autres gus de la tribu et de leurs attributs ? Non, pas encore. J’y arrive !

Les hommes sont tous torse nu et ont des pantalons collants taillés soit dans la peau de cavouille, soit dans de la peau de bavurne. Pour se différencier de leur vénérable chef, ils n’ont pas son âge, ni son manteau non plus que sa couronne de plumes. Une seule plume est plantée dans leurs cheveux huileux, roulés en chignon à l’arrière de leur calbombe.

Tout le monde s’assoit en demi-cercle. On passe au grand chef un calumet de la rue de la Paix bourré d’Early Morning de chez Dunhill (je reconnais à l’arôme antique). Et le vieillard se met à piper sans piper mot. Je comprends qu’il cherche à faire des ronds de fumée. J’ai envie de lui conseiller le cigare qui lui faciliterait l’exploit, mais je ne sais comment on dit : « Avec un Corona ce serait plus facile » en indien livaro.

Toute la population est très attentive. On sent croître l’attention. Elle monte en même temps que la fumée bleutée du calumet. Parfois, les volutes de cette dernière semblent vouloir constituer un cercle, et puis, au dernier moment, v’là qu’ils se contorsionnent et s’effacent. Inlassable, le vieux chef réitère sa tentative. Il est obstiné, il est farouche. Ses lèvres minces s’arrondissent ; sa langue chargée pointe à travers le brouillard qu’il exhale.

Je souffle à Ibernacion :

— Pourquoi veut-il absolument faire des ronds de fumée ?

— C’est notre seule chance, dit-elle.

— Quoi, qu’il les réussisse ?

— Au contraire : qu’il ne parvienne pas. Cela signifierait que le dieu de la lune rousse refuse les sacrifices…

Vous parlez qu’à partir de là, je me passionne un peu beaucoup pour l’exploit, mes drôles ! Chaque fois qu’il rejette un nuage de fumaga, j’ai le guignol qui marque un temps d’arrêt. Si je sors de cette foutue séance, je resterai arythmique for ever.

— Il va fumer toute la nuit ? m’inquiété-je.

— Non, un seul calumet.

— Et s’il n’y parvient pas ?

— Nous serons relâchés. Je pense qu’il n’y parviendra pas, ajoute la calme jeune fille.

— À cause ?

— Selon des rumeurs qui courent chez les guérilleros, le grand chef Nibdanlkalbhâr serait asthmatique et depuis quelques années la fumée l’incommoderait beaucoup. D’ailleurs il fume dans son calumet du tabac d’importation, plus doux que celui d’ici.

Imperturbable, le vieux gus continue de tirer sur son tuyau. Il amoncelle une vache provise de fumanche et se l’expulse, la tête levée vers le ciel. Toujours rien. La populace paraît un tantinet soit peu désappointée. Si Pépère continue de rater ses ronds de fumée, j’ai idée qu’on lui renouvellera pas son septennat. Et p’t’être même que ses sujets réclameront des érections anticipées. Malgré leurs frimes impassibles, je décèle du mécontentement dans les prunelles éclairées par les torches.

Le calumet se met à grésiller. Ça va être les ultimes bouffées. L’espoir s’épanouit dans mon âme sereine. Le vieillard tète presque à vide maintenant. Il rassemble les ultimes résidus de la combustion. Sa bouffarde est nase. Longtemps il conserve la tête renversée en arrière avant de cracher la dernière bouffée. Il la fait rouler dans sa bouche. Il tastefume. Puis sa bouche s’ouvre comme un trou de balle de vache qui s’apprête à bouser. Pendant un instant rien ne sort. Il retient sa respiration, il emmagasine la fumée tout autour de sa langue arrondie au maxi. Enfin ça part de lui telle que la vapeur d’un samovar. Et alors, mes pauvres amis, un rond de fumée magnifique, bleu, parfait, plus rond que la roue de secours de votre chignole se met à tourniquer dans la lueur des torches. Et le rond ressemble à une auréole glorieuse qui plane, stagne, s’élargit, rayonne, émerveille.

Un immense soupir monte de la populace. Par trois fois, le cri de liesse des Livaros retentit, terriblement rauque :

— Heugh ! heugh ! heugh !

Le grand Nibdanlkalbhâr sort le tuyau du calumet de sa bouche, comme s’il s’agissait d’un thermomètre.

— Beûgh ! fait-il.

Et il dégobille plus fort qu’une vieille Anglaise sur le ferry-boîte.

C’est beau à son âge de pouvoir encore réussir des ronds de fumée, non ? Même ses détracteurs l’admettent. Un homme de septante-huit berges qui ronde-fume sans la brochure explicative, ça ne se rencontre pas fastoche. C’est comme les leaders de la politique, blanchis sous l’harnois, qui te vous dégoisent des discours sans papelard. Ils font illuse à ça. Le peuple confond mémoire et génie. Si vous essayez timidement d’objecter, il te vous coupe la parole, le peuple.

— Sans papier ! dit-il énergiquement.

— Mais, que vous bêlez…

— Sans papier ! qu’il vous laparolecoupe.

— Enfin, quoi, c’est pas sorcier de…

— Ah non ! sans papier ?

Y a des moments, je me demande, ces leaders chenus, s’ils vont aux gogues comme ils vont au micro : sans papier !

La frénésie se déclenche chez les Livaros. On se met à danser, à chanter, à picoler. La grande fiesta, mes lapins !

Les conseillers municipaux du village tournent autour de nous en se tenant par la main et en tonitruant avec des voix barbares ce chant belliqueux :

— Tsavévhoû planctélé ch’hoû ; halam hôd’ halam hôd’…

Le sang vous fige dans les tuyaux, mes chéries.

Ce charivari varie et charrie la populace d’un bout à l’autre de l’esplanade. On brandit des haches, on jette le manche après la cognée, on queue leu leute en poussant des cris, on filindienne, on foule-indienne. C’est soûlant. J’ai envie de crier pouce !

Et ça dure des heures ! À la fin, tout le monde est plus ou moins beurré. Les Livaros s’allongent sur le sol et une formidable fornication commence. Heureusement que la petite Marie-Marie est inconsciente ; ça me gênerait qu’elle assiste à une partouzette de cette envergure. J’sais bien qu’on réforme l’enseignement et qu’on va emmener les mouflets de la maternelle dans des cliniques d’accouchement pour montrer très tôt aux enfants que même à Bruxelles les chiares ne naissent pas dans des choux, mais tout de même…

— Ah ce que je regrette ! lancé-je à Ibernacion.

— De ne pas avoir connu plus tôt l’École universelle ? demande-t-elle.

— Non, d’être attaché, ma jolie. Car je vous demanderais de bien vouloir m’accorder cette danse.

Elle soupire :

— Hélas, Antonio, je n’aurais pas connu de vous ces félicités dont votre regard me donnait la promesse.

Elle s’exprime bien, hein, pour une fille qui vit dans les forêts.

— Alors, reprends-je, après leurs ébats, ce sera la mise à mort ?

— Oui, Antonio.

— Je suis navré, Ibernacion, de vous avoir entraînée dans cette funeste équipée.

— Mourir à votre droite c’est encore du bonheur, Antonio.

Oh pardon ! Comment c’est dit ! Vous en avez déjà rencontré vous, des gerces qui se déclarent heureuses d’être décapitées et têtes-réduites en compagnie de l’homme qu’elles admirent ? Moi, c’est la première ! Quel coup de foudre, mes aïeux !

— J’aurai connu, grâce à vous, quelques heures de félicité, ajoute-t-elle.

Moi ça me branche sur Saint-Cloud, c’te phrase.

Félicité m’amène Félicie. Félicie ma brave femme de m’man.

J’espère qu’elle saura jamais que la belle tête de son grand garçon sera devenue pas plus grosse qu’un poing de bambino. Quand j’étais lardon, un de nos voisins m’appelait toujours « p’tite tête ».

— Alors, p’tite tête, toujours aussi déluré ? m’interpellait-il en taillant ses rosiers de l’autre côté du mur.

Des fois, d’un coup de latte malencontreux, j’expédiais mon ballon chez lui.

— Si tu continues de bousiller mes fraisiers, je te le confisque, tu m’entends, p’tite tête ?

La bouille de votre San-A., minusculisée à outrance, va finir dans une vitrine, les potes !

Peut-être que des gens m’ayant connu la materont en visitant un musée. Ils se diront que cette « p’tite tête » leur rappelle celle de quelqu’un…

L’esplanade n’est plus qu’un foutorium géant. La copulation du village est générale. Y a juste le grand chef qui visionne le topo, accroupi sous ses plumes comme une dinde en train de couver. Il mâche du chewing-gum à la chlorophylle en évoquant, du moins le supposé-je, l’époque ou, au lieu de tirer sur le calumet, il s’en faisait faire !

Moi aussi, les gars, je médite.

Mais pas très longtemps. Car, tout à coup, un grand cri part du ciel. Cela ressemble au bramement du cerf. Je ne sais si vous avez déjà entendu la longue plainte de ce cervidé quand il est en rut. On s’y méprendrait.

Les couples se découplent. Une brusque tension causée par l’attention paralyse les mâles et referme les femelles.

Un bramement tombant des nues, voilà qui est plutôt bizarre, voire assez étrange et, pour tout dire, surprenant.

Le prodige ne s’arrête pas là. Alors qu’un nouveau cri, plus appuyé, tombe sur le village livaro, des lumières se mettent à briller dans les branchages d’un formidable gaullus décadent. Ce géant de la forêt se trouve hors de la palissade d’enceinte, mais sa ramure surplombe le camp. Quelque chose s’en détache. Un quadrupède de bonne taille, mes gars ! Il ne s’agit pas d’un singe ainsi que vous pourriez le croire à première lecture, mais d’une sorte de gros chamois. Un chamois dans un arbre ! Un chamois au pelage phosphorescent ! Miracle ! D’autant plus miracle que l’animal paraît être en suspens dans l’air ! Il descend lentement, par légers à-coups au-dessus du peuple pétrifié, sans cesser d’émettre ses bramements !

— Mais, on dirait un lama ! bégayai-je.

— Non, bredouille Ibernacion, c’est une vigogne.

Effectivement, les Livaros prosternés, murmurent :

— Vicuna ! Vicuna !

L’animal est maintenant à quatre ou cinq mètres du sol. Il tournoie mollement, puis — ô prodige des prodiges ! merveille des merveilles ! — se met à chanter.

Je prête l’oreille. Mais oui, pas d’erreur, cette fabuleuse bête chante en français. La voix reste caverneuse ainsi qu’il sied à un ruminant, pourtant les paroles demeurent distinctes :

— Les vigognes sont de retour…

Pas un Livaro qui maintenant ne reste prosterné à plat ventre, y compris le grand chef Nibdanlkalbhâr, malgré sa hernie étranglée mal guérie. La foule psalmodie les prières d’Inca de malheur. Fatima ! Ces Indiens sont aussi pommes que les Portugais.

La vigogne lumino-arboricolo-descentionnello-chantante arrive au sol. Elle reste dressée sur ses pattes de derrière. Son pelage brille. Elle hésite, puis s’approche du grand chef qui fait des « Heugh heugh » éperdus car il vient de choper le hoquet. L’animal se baisse et saisit de son sabot avant droit le grand couteau passé dans la ceinture de flanelle de l’illustre vieillard (le grand chef sort torse nu pour épater les foules, mais porte une ceinture de flanelle). La vigogne, sans vergogne brandit la lame dans la lueur des torches.

— Arrheugh ! Arrheugh ! crie un bébé.

Personne d’autre ne moufté. Lors, l’animal s’approche de moi d’une allure qui est davantage celle d’un plantigrade que celle d’un cervidé. Son museau rose est sanguinolent. Il m’arrive à la hauteur du pif.

— Je vais vous larguer les amarres et vous gerberez le plus vite possible, du temps que je les épaterai encore un chouïa avec mes conneries, murmure la vigogne gigogne avec la voix de Béru. Occupez-vous pas de mécolle, je me débarbouillerai seulâbre. La sécurité de la môme avant tout !

Tout en disant, il a tranché mes liens d’astrinchouc.

— Tchao, mec, et si que je refaisais pas surface, dis bien des choses de ma part à ma Berthe !

Puis la bête miraculeuse va couper les entraves d’Ibernacion, celles enfin de Marie-Marie ! Je me précipite pour ramasser la gamine inanimée. On trace vers la porte du village. La vigogne nous suit. Avec son couteau, elle décortique le verrou de bois.

Bon, on entrouvre la barrière.

— Viens avec nous, quoi, merde ! dis-je au Mastar.

Il me montre les Livaros. Ces derniers viennent de se redresser et ils s’approchent d’un pas flou et glissé.

— Ils nous rattraperont et on sera tous marron. À quoi ça rimasse ? Gerbe, que je te dis, je vas leur donner un autre petit récital…

Il a raison. La santé de Marie-Marie avant tout.

— Banco, mec, consens-je. Si tout va bien, rendez-vous à l’ambassade de France, à Graduronz dans les 48 heures.

J’assure le petit être tiède sur mon épaule, et je me mets à courir droit devant moi, suivi de la valeureuse guérillerose éberluée.

Загрузка...