— Tu te rappelles ce que tu viens de me faire, n’est-ce pas, Sanchez ? Tu m’as filé un coup de poing sur le pif, comme ça !
Ma ration droite de cartilages lui écrase le tarin. Il résine en geignant. Mais, imperturbablement, je poursuis.
— Et puis tu m’en as filé un paquet d’autres sur les pommettes, tu vois, ici, et encore ici !
Le chéri ressemble déjà nettement à un Michel Simon qui se croirait meilleur avec du concentré de tomate…
J’achève de le steak-tartarer pour me défouler la vigueur, me purger la rancœur et le conditionner. Lorsqu’il est gisant, gémissant, effondré, je lui picote les côtelettes de mon arquebuse.
— Je crois bien que je te placerai une dragée à ce niveau-là, et puis sans doute une autre dans le nombril pour te ventiler un peu la boyasse.
— Non, non, pitié ! dit-il en espagnol.
Le retour vasouillard d’un Pinuche boitilleux suspend notre colloque.
— Quelle crapule, dit la Vieillasse contusionnée. Ils s’apprêtaient à me découper en morceaux, lui et son ami chinois, lorsque tu es arrivé. Ils voulaient savoir pourquoi je venais et qui m’envoyait. J’avais beau leur dire que…
Je calme le Démantelé.
— Laisse, tu me l’écriras, j’ai à causer avec ce joli cœur. Pendant ce temps, va dans la pièce principale et regarde sur le grand bahut si mon appareil récepteur s’y trouve encore.
Le Désintégré obéit.
— Ainsi donc, Sanchez, tu étais en cheville avec les Chinetoques ?
Le canon de ma bombarde ajusté à son oreille le pousse aux confidences. Pour achever de le décider, je lui déclare :
— Si tu ne me dis pas la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je presse la détente et t’as aussi sec la communication avec l’au-delà. Alors, vas-y, beau brun, et pas d’omissions, sinon il n’y aura pas de rémission.
Quand on sait parler aux hommes, on finit toujours par obtenir la vérité. La vérité est une matière brute qu’il faut longuement raffiner avant qu’elle ne trouve l’éclat du neuf ! Elle a besoin d’être extraite, décantée et polie.
Tassiepa Sanchez raconte la sienne comme un médium raconte les galipettes de votre arrière-grand-mère avec l’archange Truquemuche.
Il a été contacté par Sin Jer Min En Laï, lorsque la base a été édifiée, afin de servir d’indicateur, vu qu’il marnait chez un grossium de la région. Lorsque nous sommes arrivés à San Kriégar, il s’est grouillé d’affranchir le chef technicien et de lui révéler l’objet de notre mission. Ainsi donc, Sin Jer Min En Laï a-t-il été tenu minutieusement au courant de notre entreprise et savait-il parfaitement qui était le pseudo-Krackzek et ce qu’il venait maquiller dans son camp.
— Mais alors ! interromps-je, s’il savait, pourquoi n’a-t-il pas immédiatement neutralisé Bérurier ?
— Parce que l’arrivée de votre inspecteur servait ses plans, señor.
— Quels étaient-ils ?
— Sin Jer Min En Laï cherchait le moyen de s’approprier la réserve de sulfocradingue pour la vendre aux Américains qui lui en proposaient un gros prix et lui promettaient un passeport norvégien.
— Un Maoïste, se laisse acheter ! m’indigné-je malgré moi.
— En vérité, cet homme n’était pas communiste, señor. Il a joué le double jeu. Il ne rêvait que de fortune.
— Je comprends. Ça l’arrangeait qu’on vienne foutre la merdouille dans la base, hein ?
— C’était la Providence qui vous envoyait.
— Mais, le sulfocradingue ?
— Il l’avait mis en lieu sûr, señor. Ce sont des flacons d’éther que votre collaborateur a débouchés.
Ça vous flanque envie de demander votre retraite anticipée, des révélations de ce genre. Nous qui avions au moins la satisfaction de la mission réussie, v’là que j’apprends qu’on a été cornards de bout en bout et qu’au lieu de chancetiquer la base on servait la soupe à un coquin !
— L’Indien Ifoti, c’était un moyen de tenir ton complice au courant de mes faits et gestes ?
— Oui, señor, piteuse Sanchez.
— Et si on a buté le pauvre don Enhespez, c’était pour te libérer le domaine, pas vrai, ma vache ? Le prix de ta complicité ?
Tassiepa désigne le mort.
— Il voulait aussi s’assurer une retraite en cas de coup dur. Ce qui s’est produit, puisque la révolution d’été a éclaté juste à ce moment-là !
— Bien joué. Tu as une idée de l’endroit où se trouve la réserve de sulfocradingue ?
— Elle est dans la chambre du Chinois, señor. Une petite valise d’osier, très lourde parce que l’intérieur est en terre réfractaire.
Pour un peu je l’embrasserais, s’il n’était pédé, dégoulinant de sang et puant personnage. Je me disais : défaite ! Que non ! Victoire totale, raffinée ! Oh ! la bouille du Vieux quand je déposerai sur son burlingue la précieuse matière et lui disant : « Nous avons fait mieux que la détruire monsieur le directeur : nous vous l’avons rapportée ! »
— C’est ça que tu cherches ? me demande l’ineffable Pinuchet en se rabattant with mon appareil.
— Oui, Pinaud ! Cette hacienda est un mas de cocagne[30]. On y trouve tout, y compris ce qu’on n’y cherche pas !
À nouveau l’âcre fraîcheuse de la forêt. La forêt, avec ses oiseaux braillards, ses senteurs opiacées et son mystère…
Ibernacion marche devant moi. Plus privilégié que les fans d’Henri IV, je me rallie à son mignon valseur ondulant sous le jupon. Bath point de mire, mes agneaux !
Nous sommes deux, car j’ai expédié Pinuche dare-dare à Graduronz pour qu’il aille mettre le sulfocradingue en lieu sûr dans le coffiot de l’ambassade. Vous me voyez pas partir à la recherche de Béru, dans la sylve équatoriale, avec ce précieux chargement ?
— Je crois que nous ne devons pas être très éloignés de la région des Livaros, annonce ma guidesse.
Je dégage l’appareil récepteur de mon sac tyrolien, le branche et tends l’oreille.
Au début ça sifflote comme un poste de radio resté branché après la fin des programmes. Je tripatouille légèrement l’enfouisseur de présentement, je mollassonne le computeur à graffiti variable, je cramouille la délabrance poreuse et des sons s’échappent enfin du mateur à jetons salaces. Une voix gutturale, n’ayant rien — oh, mais rien du tout, — de l’organe béruréen retentit.
— On dirait du Livaro ? dis-je à Ibernacion, car j’ai l’oreille fine, et plus que l’air marin la douceur angevine (de poitrine).
Elle opine en me gesticulant de me taire.
— Tu comprends ? n’en questionné-je pas moins !
Elle ré-opine (car elle aime ça). La voici qui me traduit au fur et à mesure (le furet le plus efficace qui soit).
— La tête du Blanc n’est pas encore assez réduite ! Il faut ajouter plus de heurgschpreugh dans la décoction…
Je ferme. Pas besoin d’en écouter davantage. Adieu mes espoirs ! Adieu, veau, vache, cochon, Béru !
Ibernacion me prend le bras.
— Mon Antonio querido, tu as du mal, n’est-ce pas ?
— C’était mon meilleur ami, réponds-je en réprimant les sanglots qui me dilatent.
— Allons, viens, repartons, tout est inutile maintenant ! fait-elle. À quoi bon courir ce danger puisqu’on ne peut plus rien pour lui !
— On ne peut plus rien pour lui, mais on peut encore pour nous. Crois-tu que je vais laisser ces monstres réduire la tête de mon ami pour en faire un article d’exposition !
En fille soumise elle n’objecte pas et s’apprête à me précéder.
— Les Livaros se trouvent donc dans un rayon de moins de deux kilomètres, dis-je. Mettons nos masques, préparons nos grenades fumigènes et allons-y !
Car j’avais préparé notre expédition, mes aminches ! Sachant que les Livaros adorent les animaux (et en ayant eu la preuve) je nous suis pris des masques de caoutchouc représentant une biche, pour Ibernacion et un singe pour moi. J’en avais un pour Pinuche reproduisant une tête d’épagneul, mais il est disponible, étant donné l’absence du Déchet, aussi suis-je prêt à examiner les propositions de rachat qui me seront adressées.
Nous nous masquons ; je passe des grenades lacrymogènes dans ma ceinture et en route !
Le nouveau campement des Indiens est situé dans le delta d’un fleuve. On franchit le bras le plus étroit en utilisant un pont à mousson, ainsi nommé parce qu’il est nécessaire pendant la saison des pluies… Nous avançons prudemment. Soudain, une sentinelle livaro nous aperçoit alors que nous ne l’avions pas vue dans son tronc creux de palavas léfalo. Elle se met à débander, lâche son arc et se jette sur le sol en criant :
— Heugh ! Mondieugh ! Pitieugh !
Je constate que ma ruse est efficace et je continue d’avancer.
L’esplanade, comme toujours, avec les constructions hâtivement bâties (n’a-t-on pas surnommé l’Indien Livaro : « le castor qui n’en fait qu’à sa tête ! ». Une construction centrale occupe le milieu du village, puisqu’elle est centrale, et quelque chose d’atroce, d’horrible, d’épouvantable, de démesurément cruel, d’insoutenable, de hideux, d’hallucinant (j’allais l’oublier çui-là) m’assaille le regard, me le profane, me le broie.
Quelque chose qui pend, qui se balance, qui tournique dans la brise soufflant du fleuve.
Vous avez déjà deviné quoi t’est-ce, aurait dit le Vaillant. Oui, Françaises, oui, Français, il s’agit bien de la tête du brave A-B.B.
Déjà de la grosseur du poing !
Bientôt de celle d’un œil…
Misère ! Malédiction ! Ma qualité d’homme trébuche ! Je défaille de la tripe. Vomi soit qui mal y pense !
Béru, ma petite tête ! Béru, mon…
— Qu’est-ce que tu racontes, un homme-singe, Paulo ? gronde une voix à laquelle la réalité m’empêche d’attacher le moindre crédit.
« Mince ! reprend la même voix. Mais je parie que c’est le gars San-A. qu’est venu me récupérasser ! »
Je regarde. J’arrache mon masque de caoutchouc pour mieux voir, n’en rien perdre. Béru s’avance en se dandinant ! Un Béru plus énorme que jamais. Ses fringues ont craqué de partout, tant il est redevenu volumineux en quelques jours ! Sa chemise est devenue un boléro. Son pantalon est devenu n’importe quoi. Il a une fesse entière à l’air, le bide par-dessus le dernier bouton de la braguette et une demi-douzaine de beaux mentons plantureux !
Il s’approche et m’embrasse.
— Ah, mon San-A., je savais bien que t’allais reviendre ! Et il est temps vu que je commençais à me faire du lard avec leur tortore à la c… ! Rien que de la farine de maniaque, gars, et de la viande de sanglier bien grasse ! J’ai l’embonpoint qui s’est remis sur la force ! Mate un chouïa ! Mon organisse n’attendait que le feu vert pour replonger dans le dodu !
— Mais, tu es vivant ! bafouillé-je.
Ça me rappelle ces brillants narrateurs qui vous racontent si bien un moment dramatique de leur vie qu’on finit par leur demander s’ils ont pu en réchapper.
— Mort, moi ! Le Gravos se bidonne. Tu m’as pas regardé !
— Oh si, je te regarde, Béru ! Je te fixe ! Je t’admire ! Je t’approuve ! Comme tu es beau, habillé de gras ! Te voilà enfin dans ton vrai format, mon vieux pote ! Luisant, pétant, tendu !
Il se marre de plus belle.
— Mais, et ça ! fais-je en désignant la tête !
— Ça ! C’t’une maquette réalisée dans de la peau de singe. Y a belle burette que les Livaros ne réduisent plus les tronches ! Y z’ont perdu le secret, mais ils continuent mine de rien leur négoce en fabriquant des petites têtes bidon, vachement ressemblantes. Leur chef des ventes vient d’avoir une forte commande sur la mienne, paraît-il. Une firme d’Europe qu’est séduite et qu’en voudrait une tartinée ! C’est flatteur, non ? La nouvelle est toute récente, pas vrai, Paulo ? ajoute-t-il en apostrophant le vieux chef au nez de rapace : celui qui ne supporte pas le tabac !
— Ouiheugh ! lâche le calumet-man.
— Tu sais, c’est pas le mauvais cheval, Paulo, reprend le Mastar. Si je te disais, contrairement à ce qu’ils laissent croire : ils dégoupillent pas leurs prisonniers blancs, les Livaros. « Ils les collent dans des réserves à eux, au cœur de la forêt. Le dimanche, les parents des attributs environnantes y emmènent leurs gosses pour leur montrer comment que c’est fait, les Blancs. À quel point ils sont civilisés, connards, bêcheurs, vantards, paumés et tout !
Mon Gravos me prend le bras.
— C’est vachement éducateur de voyager. Ça te permet de vérifier coup con n’ail les bonshommes sont partout pareils : dans les pays latins, dans les pays en gros paxons chez les peaux jaunes, noires ou rouges ! Pareils, mon pote ! Une vraie épidémie de cloportes ! Y pensent qu’au fric, à se pavaner et à blouser les copains.
« Allez, viens dans ma case que je te présente à ma scouave, une chouette luronne, un peu forte des jambons qui reluit comme une pomme, mais à qui j’éduque l’essentiel de nos rudimentaires amoureux. Elle a un blaze si tellement compliqué que je l’ai baptisée Germaine. Ça va m’écorcher le sentiment de la quitter, mais quoi, je peux pourtant pas l’emmener à Paris. Ma Berthe comprendrait pas, elle qu’est jamais sortie de son trou ! »