CHAPITRE VI LA CERISE SUR TOUTE LA LIGNE

— Mon papa voulait juste m’attraper un petit poisson ! gazouille Marie-Marie !

Une claque retentissante arrache un cri à l’enfant.

— Espèce de brute ! Ouistiti ! Constipé ! clame la souffletée.

Je n’ai pas le privilège d’écouter la suite, non plus que de savourer mon (très relatif et très précaire) soulagement. Tassiepa Sanchez vient de me donner un coup de coude dans les cerceaux.

— Vite ! Vite ! fait-il, jetez les appareils à l’eau !

Déjà il s’est emparé du walkie-talkie (qu’on appelle également talkie-walkie dans les cas graves) et l’a flanqué dans le lac.

Je regarde le bateau qui fonce sur nous : une vedette basse, ultra-rapide, à la proue de laquelle flotte le drapeau rondubrazien[11].

— La police ! souffle Tassiepa. Débarrassez-vous vite de l’écouteur.

Ne pouvant me résoudre à rompre toute liaison avec Sa Majesté, au lieu de flanquer mon bitougnots hypersédentaire à projection convexe dans l’eau du Papabezpa, je l’enfouis dans le tas de poissons.

Déjà la vedette est sur nous. Quatre hommes se tiennent à bord : deux policiers rondubraziens, un Chinois en bleu de chauffe et, tenez-vous bien et retenez-moi, l’un des deux pêcheurs Ifoti de tout à l’heure. Je pige illico que ces piroguiers de malheur sont appointés par les Chinetoques de la base pour surveiller cette rive du lac. Ce sont eux qui ont alerté les responsables du camp. Probable que ma qualité d’étranger ne leur a rien dit qui vaille. Et peut-être aussi ont-il aperçu l’un de nos appareils ? En tout cas, cet enfant de sagouin nous désigne de l’index en vitupérant. Le Chinois est grand, maigre et porte des lunettes, ce qui, vous le verrez, n’affecte pas le moins du monde le déroulement de mon histoire. L’un des flics est debout à l’arrière de la vedette et c’est lui qui la tient (la vedette) puisqu’il brandit une mitraillette.

J’écoute les ordres qui nous sont aboyés. Avant même que mon copain Sanchez ne m’ait traduit, j’ai pigé, avec la polyglotie que vous me savez, le sens général de la diatribe. Ces bons messieurs veulent que nous prenions place dans leur embarcation, cependant que le ci-devant piroguier Ifoti s’occupera de la nôtre.

J’ai comme la certitude qu’il va nous arriver, à tous, des Himalayas de désagréments. Voyez-vous, s’il n’y avait dans ce coup-là miss Marie-Marie, je prendrais mon sort en brave, mon mal en patience et mes déboires avec philosophie car je me dirais que notre objectif est atteint. Seulement, le sort de la gamine m’inquiète terriblement.

Un qu’en mène pas plus large qu’une image pieuse dans un missel, c’est l’ami Tassiepa Sanchez ! Il flageole des montants, le pauvre biquet. Ses belles ratiches éclatantes jouent le concerto pour dominos et castagnettes de J. Glaglate.

— Ils nous accusent d’espionnage, me bredouille le mangeur d’hommes, pardon, le majordome. Nous serons sûrement fusillés avant ce soir.

Le premier, les bras désespérément levés, il passe de notre barque dans la vedette. Le flicard à la mitraillette le fait basculer dans le fond du barlu d’un coup de crosse. À moi, now ! Idem, j’attrape les nuages. Mais chez le gars bibi, fils adoré de Félicie (et de quelques autres dames) il ne s’agit pas d’un geste de soumission, oh que non, mes poules blanches ! Comment qu’il prépare bien ses coups, le San-A. joli ! bravo ! Impec ! Chapeau ! Il joint ses deux mains levées, vous mordez bien le topo ? Well ! Puis il grimpe sur le banc central de sa barque afin de se trouver à peu près à la hauteur de la vedette, toujours O.K. ? Il fait une grande enjambée, feint de tituber, car rien n’est moins stable, vous ne l’ignorez pas, que deux embarcations bord à bord sur de la flotte… Déjà, une barque posée sur le sable remue lorsqu’on marche dedans, alors sur l’eau mouvante du Papabezpa, vous parlez ! Surtout que la brise du soir fait passer un frisson dans les grands bois où sommeillent les chênes, justement ! Donc, reviens-je-à-mes-moutons-je, je titube au bidon, le plus naturellement possible. Mes deux mains jointes tranchent l’air embaumé et s’abattent comme une cognée sur la nuque de l’homme armé, lequel se démitraillette et s’évanouit aussi sec. Les autres gus n’ont pas encore eu l’étang de piger que déjà le citoyen San-Antonio a cramponné la soufflante. Le Chinois met sa main à sa poche. À toutes fins utiles je l’estourbis d’un coup de crosse. Ce que voyant, le piroguier de mes chères deux demande pardon à genoux. Il implore grâce, Rainier et tous les saints homologués, y compris les seings privés du calendrier. Quant au policier qui tient le gouvernail, il me considère d’un œil extrêmement soucieux.

— Cher ami Sanchez, dis-je, voulez-vous être assez bon pour dévisser le moteur Johnson de notre barlu et le foutre à l’eau. Ensuite vous mettrez les rames de la barque dans la vedette et vous récupérerez mon poste d’écoute.

Il obtempère, car il est obtempéreur de tempérament.

Plaouff ! Le moteur est immergé. Vlac, vlac ! les deux rames choient sur le pontage de la vedette. Vschouiiit ! Il a retiré mon appareil du tas de poissons gluants.

— Parfait, mon bon, maintenant, fouillez ces hommes, prenez leurs armes et dites-leur de monter dans la barque !

En quatre minutes la situation est donc rapidement inversée. C’est nous qui occupons la vedette et les quatre marioles qui sont dans la barque de pêche privée de moteur et d’avirons.

— Je pense qu’ils dériveront toute la noye, à moins que des recherches s’organisent, dis-je. En tout cas, avec le poiscaille que nous avons pris, ils ne mourront pas de faim.

Ayant dit, je me mets aux commandes et exécute un magistral départ en trombe (d’eau) dont les violents remous font danser la barcasse.

Sanchez me crie à l’oreille :

— Nous voici dans de vilains draps, señor !

— Le plus vilain des draps, rétorqué-je, c’est le linceul, mon cher, et nous n’en sommes pas encore là !

— Mais je suis connu dans la région et j’ai dit tout à l’heure aux Indiens Ifoti qui j’étais !

— Vous quitterez le pays dès ce soir.

— Mais, don Enhespez…

Déjà tout s’aménage dans ma tête phosphorente. Un vrai puzzle ! J’assemble les morceaux avec une dextérité fabuleuse.

— Laissez-moi manœuvrer, vieux et tout se passera bien pour nous.

— Où allons-nous ?

— À l’hacienda de San Kriégar !


— Diable, diable ! murmure l’ancien convict après que je lui ai résumé la situation, cela va mal, dirait-on !

— Point tellement, riposté-je. Vous avez téléphoné à la base pour dénoncer Bérurier, ce qui vous blanchit donc aux yeux des Chinois (si j’ose m’exprimer de la sorte). Comment s’est passé ce coup de fil ?

Le vieillard fronce ses blancs sourcils.

— Je n’étais pas fier de moi.

— Il n’y avait pas d’autres solutions possibles. Ce faisant vous leur avez sauvé momentanément la vie et c’est ce qui importe. Alors ?

— J’ai cru que je n’obtiendrais jamais la communication avec le responsable de la base. Il a fallu que je passe par les autorités et que je me fasse connaître. Ensuite on m’a prié d’attendre. Enfin j’ai eu le grand manitou au bout du fil. Je lui ai déclaré qu’il venait d’engager un imposteur et que ce pseudo-Krackzek était un espion occidental.

— Très bien…

Tout en bavassant je m’applique à réparer mon poste que son séjour dans le tas de poissons a détraqué. En fait les trous du pick-up sont obstrués et il y a de la viscosité sur les flatercheuses de conjuration.

— On ne vous a pas demandé d’où vous teniez ces renseignements ?

— J’ai dit que je leur fournirai toutes les explications souhaitables par la suite, mais que le plus urgent était d’appréhender le coupable et la gamine qui l’accompagnait.

— Superbe. Pour eux vous êtes donc un allié.

— Ils vont arriver d’un instant à l’autre, assure Enhespez.

— Je l’espère bien. Aussi, voilà ce que vous allez leur dire et ce que nous allons faire !


À peine ai-je achevé de lui donner mes directives qu’une Land-Rover jaune débouche sur l’esplanade du domaine en soulevant (sans effort) un gros nuage de poussière ocre. La nuit est aux prises avec d’ultimes rayons de soleil. Un flamboiement pourpre embrase l’horizon. Je suis un descriptif. Si je me laissais aller je vous pisserais du Flaubert et vous me fileriez sur le rayon du haut de votre bibliothèque, là où votre bonniche dérange pas la poussière.

Une nuée d’hommes jaunes, en bleu (quand on les regarde en branlant le chef on ne voit que du vert) et escortés (pour la forme, la frime et la galerie) de deux flics rondubraziens plus fatigués encore qu’indifférents, déhottent du véhicule. Ouf ! La phrase tortueuse que voici ! Enfin, je m’en ai pas trop mal tiré, y a des fois que vous paumez un adjectif en cours d’écriture ou qu’un verbe vous éclate à la bouille !

O, ironie, à l’instant même que débouche ce chargement de réglisse, mon petit récepteur se remet à fonctionner. J’ai le temps de percevoir la voix haletante du Mastar.

— Inquiète-toi pas, Marie-Marie, y z’auront pas le cœur de te faire du mal !

— C’est pour toi que je me bile, m’n’onc, susurre la pauvrette en reniflant des chagrins. Quand j’te vois suspendu par les bras, comme ça, tu me fais de la peine à regarder. T’as l’air d’un veau accroché à la devantrine du boucher !

— Soye polie, bon Dieu de m… ! gronde le digne homme. C’est pas parce que je suis dans l’incapacité de te filer une torgnole qui faut profiter de la situation…

Je stoppe et file l’engin sur un meuble. Déjà on toque à la porte ouverte sur la somptuosité du couchant. Un groupe de Chinois se présentent, avec des visages plus hermétiques que des combinaisons de scaphandrier.

— Señor Enhespez ?

Je reconnais la voix suave de l’homme qui, tantôt, réceptionna Béru.

Mon hôte, faisant contre mauvaise fortune bon cœur (ah ! la hardiesse de cette expression !) s’avance vers ses visiteurs.

— Messieurs, dit-il, je vous attendais ! Quelle aventure !

Le chef de la base lui dédie un sourire en caoutchouc, vite refermé. Il doit pas avoir le cœur en fête, ce cher homme ! Avec son stock de sulfocradingue évaporé, m’est avis qu’on ne lui votera pas de félicitations lorsqu’il regagnera l’ex-empire céleste ! Après un coup fourré de cette envergure, son avancement il ira se le chercher chez Plumeau, Dudule !

Il tend une main maussade à ce pestilentiel chien occidental de don Enhespez :

— Je suis le camarade Sin Jer Min En Laï, se présente-t-il.

— Ravi, affirme l’ancien bagnard avec le sourire d’un type qui a bu par mégarde un godet de vinaigre.

— Je voudrais avoir quelques explications à propos de ce qui s’est passé cet après-midi, reprend Sin Jer Min En Laï.

— Dans le fond, c’est très simple, déclare mon hôte. Mais permettez-moi préalablement de vous présenter le camarade Saféglouglou, des services secrets albanais.

Je m’avance et salue avec raideur.

Notre hôte (toi de là que je m’humecte) reprend :

— Avant-hier, mon majordome, un certain Tassiepa Sanchez, m’a demandé la permission de recevoir pour quelques jours un de ses parents européens du nom de Krackzek, son beau-frère m’a-t-il précisé, ainsi que sa fille. J’ai agréé, et lui ai permis d’héberger ces gens jusqu’à ce matin. Or, quelle n’a pas été ma stupeur lorsqu’en fin d’après-midi je reçus un appel téléphonique de monsieur (il me désigne) qui voulait savoir si j’avais chez moi un certain Krackzek et sa fille. Je répondis qu’ils venaient de me quitter.

« Prévenez immédiatement le camp voisin que cet homme est un imposteur, me dit alors Saféglouglou, j’arrive ! » Un peu éberlué, je me suis acquitté de cette mission, et maintenant je laisse la parole au camarade Saféglouglou. »

Bon, je sais : ça vous paraît un peu tiré par les crins, cette version. À moi aussi. Il est sûr et certain qu’elle ne peut pas nous mener bien loin, mais je n’ai besoin que de quelques heures pour risquer un coup d’envergure. C’est en agissant promptement que Béru et la gosse ont pu réussir leur mission, je suppose qu’en agissant de même, j’ai une confuse chance de leur venir en aide. Seulement, pour ça, faut pas glander, mes fieux. Dites-vous bien que les boniments les plus énormes restent les meilleurs. Tenez, votre bobonne, quand elle se pointe avec deux heures de retard et qu’elle vous dit qu’elle a poireauté chez le coiffeur, vous la croyez, non ? Alors que onze fois sur dix elle sort de l’hôtel Des deux Hémisphères et du scoubidou-verseur réunis !

Manière de vous ménager un petit œil-de-bœuf sur mes pensées, je vous révélerai simplement ceci, deux points, z’ouvrez les guillemets : « Les Chinois de cette base sont des techniciens avant tout, encadrés sans doute par des militaires en civil ; mais qui ne doivent pas appartenir aux services secrets chinetoques. Par conséquent, si je les berlure, il leur faudra le temps matériel de se renseigner, donc : sursis, vous entravez, mes ramollis ? »

Je m’avance, le menton pointé, l’œil atone, le buste droit, la voix métallique, le calcif… Mais qu’est-ce que j’allais vous préciser là !

— Micromégas-Devoltère Saféglouglou, me présenté-je. Appartenant à la brigade 69 deux fois des cellules internationales de renseignements, section des enquêtes et filatures. Mot de code : Mao sait tout ! Numéro matricule : Odéon quatre-vingt-quatre zéro zéro. Centre psychologique V-G-A 5. mor. Membre supérieur du Mao jaune Pou-li-dhôr !

Mon interlocuteur bâille des prunelles et me délivre une prudente courbette.

— Ayant usurpé l’identité d’un commissaire parisien déclaré-je, je me suis attaché aux agissements d’un agent secret français des plus redoutables : un certain Alexandre-Benoît Bérurier dont nos services ont tout à redouter.

— Un démon ! coupe Sin Jer Min En Laï.

Donc, il mord à mon historiette pour fascicule illustré réservé à la jeunesse de huit à douze ans !

— Exact. Je l’ai suivi jusqu’au Rondubraz. Le bougre est parvenu à me semer au moment où je réalisais qu’il avait des visées sur l’exploitation de sulfocradingue à laquelle vous vous consacrez avec tant d’énergie, camarade. Le temps de renouer le fil interrompu, d’apprendre que Bérurier était acoquiné avec le principal employé de ce domaine, et déjà, notre homme était passé à l’action. J’ai alors prié le camarade Enhespez de vous alerter, car je l’appelais du petit village de Tupinambouc où il faut quatorze heures d’attente pour obtenir la communication avec l’extérieur. J’espère que vous avez été avisé avant qu’il se soit produit quelque chose de fâcheux ? ajouté-je pour ma satisfaction personnelle.

Le Chinois jaunit et ses mâchoires saillent. Il ne répond pas à ma question mais, se tournant vers mon hôte, demande :

— Où est votre majordome ?

— Enfui, révèle don Enhespez (et c’est la stricte vérité). Il a tout entendu quand je vous ai appelé. Aussitôt il a, paraît-il, sellé un cheval et s’est sauvé dans la cordillère. (Toujours exact).

« Bien, me dis-je en aparté, profitant du silence qui suit, c’est à partir de tout de suite que je vais savoir si ma bonne étoile a franchi l’équateur avec moi ou pas. »

Le camarade-chef réfléchit. Puis il gutture dans sa langue millénairo-maternelle. Illico un Chinois va causer avec les deux flics rondubraziens. Ces derniers écoutent sans enthousiasme, branlent le chef (le leur, pas le chef chinois) et s’approchent de don Enhespez.

— Excusez-nous señor, bafouillent-ils, il faut qu’on vous arrête !

— Hein ! s’effare l’ancien bagnard.

— Hé ! fait l’un des militaires rondubraziens avec presque l’accent corse.

— Pouvez-vous me dire ce que cela signifie ? proteste Enhespez, tourné vers le Chinois.

L’interpellé a un bref hochement de tête.

— Vous aviez à votre service un traître à sa patrie, dit-il. Tant que nous ne l’aurons pas retrouvé, vous répondrez de ses actes !

Enhespez me coule un regard désamorcé. Je reste impavide.

— Je suis navré pour vous car vous nous avez spontanément prêté votre concours, señor, lui dis-je, mais je comprends parfaitement la réaction des camarades.

Je m’approche du chef.

— Je souhaiterais être confronté avec l’agent Bérurier le plus vite possible, dis-je. Il a certainement d’autres complicités dans ce pays, il faut qu’il nous les indique.

Mon interlocuteur opine :

— Venez !


Un peu rébarbatif, le camp de Santa-Maria Kestuféla, mes amis ! Vous parlez d’une villégiature ! Les bâtiments sont en fibrociment peint en vert. Des miradors pareils à des derricks se dressent aux quatre angles d’une enceinte barbelée haute de cinq mètres et les gardes chinois, bien qu’ils soient en bourgerons bleus, sont plus rébarbatifs que des C.R.S. voyant charger un monôme d’étudiants.

Nous gagnons directement le local où sont bouclés les prisonniers. Franchement, les gars, j’ignore ce que je vais faire, car je suis seul et désarmé au milieu d’hommes hostiles. Et puis j’ai la trouille que la gosse me reconnaisse, ce qui flanquerait par terre tout mon système. Ah ! c’est un dur métier que le mien, je ne le dirai jamais assez ! Vous prenez un bel impondérable, vous le trempez dans une fosse d’aisance, et ça vous donne un boulot de flic.

La prison du camp est un large clapier sans fenêtres qui prend l’air grâce à des petits trous ronds percés en bordure du toit. Une porte de fer munie de verrous et de cadenas extérieurs y donne accès. On est tout une cohorte à en franchir le seuil. Pour alerter le Dodu et sa nièce je parle haut et d’un ton alerte :

— Cher camarade-chef, tonitrué-je, vous ne sauriez croire à quel point je suis satisfait d’avoir enfin ce rat puant à ma merci. Un homme qui pousse l’abjection jusqu’à faire participer une innocente enfant à ses sordides combinaisons !

Nous v’là in the place. Une ampoule munie d’un grillage protecteur éclaire un cagibi absolument dépourvu de mobilier. Des anneaux et des chaînes sont fixés aux murs à des hauteurs variables. Illico, mon regard anxieux se porte sur Marie-Marie. Je fais un effort pour contenir mes larmes. Elle a les mains maintenues dans son dos par une énorme chaîne dont l’autre extrémité est rivée à la cloison. Elle se tient debout, la bouche entrouverte sur ses deux petits crochets. Sa frange de cheveux s’écarte pour découvrir son front de petite fille et ses tresses coulent de chaque côté de son visage anxieux.

Quant à Béru, il est suspendu par les poignets et il paraît sur le point de défaillir.

— Ah ! ah ! nous voici enfin face à face, monsieur Bérurier ! dis-je, en lui virgulant un clin d’œil tellement éloquent qu’il comprend.

Le pauvre biquet trouve un regain d’énergie pour entrer dans le jeu.

— Ah ! vous… vous savez ma véritable identité ? bredouille-t-il.

— Ça et bien d’autres choses ! Plus ce que tu vas m’apprendre, bandit !

Et v’lan, je le gifle ! Pas fort, mais je sais rendre une légère beigne sonore.

— Sale brute ! crie Marie-Marie.

Je me tourne vers le chef et lui murmure à l’oreille :

— Cet homme est au bord de l’évanouissement. Ne pourrait-on le conduire, ainsi que l’enfant, dans un lieu plus confortable où nous les interrogerons tranquillement ?

— Mon bu ro ! ordonne Sin Jer Min En Laï à ses sbires, ce qui, je l’ai appris sur mon Larousse franco-chinois, veut dire : « Emmenez les prisonniers dans mon cabinet de travail. »

Cinq minutes plus tard, nous sommes réunis dans une pièce rudimentaire. Béru est affalé sur un escabeau. Sa nièce occupe quelques centimètres carrés sur un banc de bois, entre deux gardes vigilants.

Je me mets à arpenter la pièce bourrée de Chinetoques. « Mon bon San-A., me dis-je, et puis après ? Tu as réussi, grâce à ton diabolisme basal, à rejoindre tes compagnons, seulement comprends bien une chose : tu ne peux rien pour eux. » J’ai beau louchailler de gauche et de droite, je n’aperçois aucune arme sur laquelle me précipiter.

— Asseyez-vous, camarade, propose aimablement Sin Jer Min En Laï.

Une imperceptible lueur d’irritation brille dans sa prunelle féline. J’ai comme un début d’impression que mes manières autoritaires lui brisent un tantinet soit peu les claouis.

Je prends place à sa table (un meuble très sobre, composé d’une grande planche posée sur des tréteaux), et je croise mes mains devant moi, ainsi qu’il sied à un juge d’instruction au moment d’entreprendre l’inculpé. Mais à la seconde précise où je vais parler, mes yeux fureteurs tombent (sans se faire mal, rassurez-vous), sur un journal rondubrazien. Il s’agit du « Peluquero », l’organe principal du Rondubraz, directeur Gabriel Robinetto. À la ouno s’étalent une photographie et un titre, l’une et l’autre extrêmement gras. Le titre annonce : Bertaga Bérou, chef des révolutionnaires phalangistes rondubraziens que l’on croyait morte a été kidnappée par nos services secrets en plein Paris et ramenée clandestinement à Graduronz où elle sera jugée et exécutée.

Et sous ce titre à changement de vitesse, mes amis ! Sous ces sombres caractères qui eussent flanqué des complexes à M. Johannes Gensfleisch (dit Gutenberg) soi-même, se trouve, tenez-vous bien, la photographie de Berthe Bérurier. Aucune erreur n’est possible ! Il s’agit indéniablement de la Baleine. Je reconnais ses bajoues, ses frisettes, ses verrues, son regard bonasse et vicelard. Je reconnais ses boucles d’oreilles et son médaillon. Je LA reconnais. Et je suis solidifié par la stupeur. La foudre tomberait à mes pieds, je verrais voleter Pierre Doris comme un papillon de chou (piéride), j’entendrais M. Michel Debré raconter une histoire marrante, je lirais un article de Mauriac dans l’Humanité, je verrais un Hindou manger de la vache sacrée et un Suisse de la vache enragée que je ne serais pas plus sidéré, abasourdi, annihilé, coagulé, insoluble, prostré, que je le suis !

C’est gigantesque, c’est suprême, c’est démesuré comme sensation.

Eh quoi ! Berthe… Le salon de coiffure, Alfred, l’attentat… Berthe, victime d’une confusion ! Berthe kidnappée, amenée au Rondubraz où, précisément, son mari…

— Qu’y a-t-il ? me demande Sin Jer Min En Laï.

— Un instant, le prié-je.

Je cramponne le baveux pour lire l’article ; le parcourir au moins… Les caractères dansent devant mes yeux. C’est dur de se farcir un papier en espagnol quand on ne parle pas espagnol. Pourtant, mon avidité de savoir est telle que je franchis ce ridicule obstacle. Ma curiosité fait que j’espérante[12].

Les lettres s’assagissent, le sens des mots se constitue. Vive la racine latine ! Depuis des semaines, Berthe repérée dans Paname, filée, puis embarquée… Une caisse diplomatique expédiée par avion. Berthe mise en hibernation pour le voyage… Berthe incarcérée à la prison Piccolina Roquetta dans la banlieue de Graduronz. Berthe qu’on va confondre d’atteinte à la sûreté de l’État après l’avoir confondue avec quelqu’un d’autre. Berthe qu’on va fusiller incessamment !

Je lâche le journal.

Revenons à nos moumoutes…

Trop tard.

Pendant que je lisais, quatre nouveaux personnages sont entrés dans la pièce : ceux-là mêmes que j’ai abandonnés quelques heures plus tôt sur les eaux du Papabezpa.

Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, mes amis : la cerise, c’est la cerise, non ?

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