CHAPITRE XII PÉRIPÉTIES DANS LA PÉRIPHÉRIE

Lorsque l’aube consent à se lever, nous sommes à la fois exténués et en bordure d’une route nationale. Tout à fait entre nous et le service d’ordre du Quartier latin (qu’on pourrait appeler à l’occasion le Charnier latin) c’est grâce à l’extraordinaire Ibernacion que nous avons pu sortir de cette forêt plus ou moins vierge sur les bords, où nous vécûmes les surprenantes aventures ci-dessus. Cette jeune femme déterminée, audacieuse, téméraire et aimante (attendez, je dois en oublier… Enfin, brèfle, passons) a un sens de l’orientation qui aurait permis à Christophe Colomb de découvrir l’Inde, comme il en avait primitivement l’intention, au lieu de son lot à réclamer. La voie lactée, la mousse des arbres, la mouche du coche, la couche du moche, la souche du porche, l’urine de coléoptère, la fiente de lézard, le cri du cœur en gésine, la vitesse du vent, la caresse du duvet, la densité de la résine, la couleur de la couleuvre, lui permettent de trouver sa route avec une sûreté confondante. Elle interprète chaque signe, le moindre détail. Elle aperçoit tout. Elle devine ce qu’elle ne voit pas, tant et si bien que cette forêt aussi inextricable qu’équatoriale finit par être mieux balisée en fin de compte que la Nationale 7. (En anglais : the National 7.)

Des heures de marche. Au moins six… Oui, puisqu’on s’est arrêté une plombe sous un pompidus caduc à floraison fiscalo-démente. Que je vous bonnisse les tenants, et surtout les aboutissants, de cette halte.

Marie-Marie était toujours endormie. Légère certes, mais quand on fonce à travers la sylve sauvage, comme l’écrivent mes grands zaînés (qui, contrairement à mézigue, sont devenus classiques en le faisant exprès) avec un fardeau sur les bras, on finit rapidos par en avoir molto dans les endosses.

Au bout de trois plombes de marche forcée, Ibernacion a compris que je mollassais des triceps.

— Arrêtons-nous, conseille-t-elle. Et nous confectionnerons un zizi-panpan avec des lianes.

Elle m’explique alors qu’un zizi-panpan est une sorte de filet dont les vieilles squaws se servent pour porter leur lardons dans le dos, façon sac tyrolien, lala i i i i tou, o lala i tou !

Moi, vous me connaissez ? Je lui rétorque que chez nous, zizi-panpan signifie autre chose. Curieuse comme une femme, elle m’interroge. Pour lors, oubliant notre situation (fâcheuse), celle du cher grand Béru (plus fâcheuse again), je dépose délicatement Marie-Marie sur un lit de feuillages, et j’entraîne Ibernacion à quelques encablures de là, pour si des fois la gosse s’éveillerait au mitan de ma démonstration.

Un peu de repos du reste nous est nécessaire. Cela dit, peut-on appeler repos l’exercice auquel nous nous livrons, encore qu’il se déroule à l’horizontale ? Que non point. Car, mes bons amis (et si vous êtes prudes ou prudents sautez vite ce paragraphe à pieds joints) je la démarre dard-dard par le Grand Condé. C’est culotté, non ? Culotté n’est pas le mot qui convient, et pour cause ! Disons que c’est téméraire de faire le Grand Condé à une fille d’autorité, sans lui avoir servi les moindres amuse-gueules. Vous savez toutes et tous en quoi consiste le Grand Condé, aussi ne vous ferais-je pas l’injure de vous le décrire. Mais le plus fort de café, c’est que sitôt achevée cette délicate figure, je déballe à madame la troisième période du « Régiment des jambes Louis XV ». J’ai bien dit : « La troisième période ! » Vous admettrez qu’il faut de la santé pour se lancer dans ce genre d’exploit. Il faut de la santé, et surtout, il faut être San-Antonio, je n’ai pas honte de l’affirmer (enfin pas trop). Franchement, l’Ibernacion n’est pas une frêle pervenche sur la mousse question radada-à-propulsion-interne. On devine la fille d’expérience, qui a délassé le guerrier, et qui pis est, le guérillero (personnage désœuvré par excellence). Elle appelle un Che un Che et y a belle burnette que sa vieille môme lui a enseigné qu’il fallait pas confondre ministre et spéculum (vu que ce ne sont pas les mêmes c… qui sont en cause). Pourtant, en toute objectivité, faut reconnaître qu’elle est sidérée. Je lui révèle des trucs ! Je la révèle. Elle découvre des combines formides ! Elle ignorait que certaines choses existassent. Comme dit l’autre : « Elle trouvait que c’était joli à regarder, mais elle savait pas que c’était comestible. » Elle est effarée, la chère âme ! Je la transporte, l’illumine, la propulse, la voie-lacte. Et tout cela en pleine nature, mes gamins ! Dans la touffeur de la nuit ! Dieu que le c… du corps est beau au fond des bois ! Enfin quoi, on s’aime bien, beaucoup, longtemps, encore ! On en reveut, on s’en redonne ! On s’en redemande ! On en cause la bouche pleine ! On se dédie, on se dédicace l’un à l’autre. On se décore. Puis, les meilleures choses ayant une faim, on se décorps.

— Je préfère votre zizi-panpan au nôtre, déclare farouchement ma conquête. Mais maintenant, on va fabriquer celui d’ici.

Quelques lianes arrachées des troncs, vivement tressées et nouées. Hop ! V’là un beau bât pour porter Marie-Marie…

En avant… Harche ! comme disent les pontonniers du Génie. Nous marchons.

Et, comme j’avais bien l’honneur de vous le dire en tête de ce présent chapitre, à l’aube, nous parvenons en bordure de la nationale 0001 (car elle n’est pas finie) qui va de Graduronz, la capitale je vous le rappelle, à Juan Menor[22] importante ville de l’État de Publiciss.

L’aurore aux doigts d’argent (allons bon, v’là que je dameduféminise) semble caresser les paupières de Marie-Marie car l’enfant ouvre les yeux, comme si sa prunelle n’attendait que les premiers rayons de soleil pour… (oh, puis zut, c’est trop noix à la fin).

— Où qu’on est ? demande-t-elle en clapant de la menteuse.

— On vient de sortir de la forêt, ma poule.

— Tu m’as portée, Antoine ?

— Fallait bien, tu en écrasais si fort…

— C’est donc à cause de quoi j’ai fait des cauchemars. Figure-toi que dans mes rêves y avait plein de Peaux-Rouges, comme dans les vouaisternes…

Elle rit.

— On se demande où tu vas chercher ça, Grignette !

— Et m’n’onc’ ?

— Il a pris une autre route !

— Tu l’as revu ?

— La preuve, puisque je te dis qu’il a emprunté un autre chemin.

— Pourquoi qu’on a pas resté ensemb’ ?

— Pour dérouter nos poursuivants. Il valait mieux créer deux pistes, tu comprends.

— Patate comme je le sais, tonton, y va se retrouver chez Plumaga, je te l’annonce.

— T’inquiète pas, je lui ai filé un rendez-vous à Graduronz, il finira bien par nous rejoindre.

— Si les petits Chinetoques et les guerriers-rosses le bouffent pas en route, ajoute la sympathique, mais sceptique enfant.

Elle bâille.

— J’ai soif.

— On va trouver de l’eau, t’inquiète pas…

— J’ai faim !

— De quoi manger, aussi.

— Je voudrais me changer !

— Écoute, Moustique, je te promets des robes en mousseline, en velours, en organdi, en soie, en fil de la vierge, mais comme je n’aperçois pas de succursale du Printemps à l’horizon, pour le moment, fiche-moi la paix !

— Oh, dis donc, tu t’es levé du pied gauche, c’matin !

— Justement non, môme : je ne me suis pas couché et je t’ai trimbalée toute la nuit.

Elle me défrime de biais, l’air indécis avec une dominante de hargne.

— J’sais pas si c’est de m’avoir coltinée, Antoine, mais t’as les gobilles vachement cernées.

Je la laisse à des sous-entendus qui ne sont pas de son âge pour examiner la situation. À mon avis, elle est de moins en moins brillante dans son ensemble. Les forces gouvernementales, la colonie chinoise, les guérilleros et les Indiens Livaros sont à nos trousses. Je n’ai pas de fric et pas d’autres moyens de locomotion que ceux que ma Félicie m’a donnés.

Unique objectif : gagner coûte que coûte l’ambassade de France. Elle représente notre unique planche de salut.

— À combien sommes-nous de Graduronz ? demandé-je à la sublime Ibernacion.

— Environ cent deux kilomètres, répond-elle.

Un bruit de moteur sur la route requiert tout mon intérêt.

— Si nous faisions du stop ? suggéré-je.

Elle secoue la tête.

— Dans ce pays, personne ne s’arrête. Au contraire, lorsqu’un automobiliste voit quelqu’un arrêté sur le bord de la route, il s’empresse d’appuyer sur l’accélérateur tant il redoute une agression. Il faut dire qu’elles sont courantes chez nous.

Le ronron croît, sans toutefois se multiplier. J’avise, très loin, au sommet d’un dos d’âne, une camionnette.

— Il faut l’arrêter ! décidé-je.

— Il ne s’arrêtera pas, Antoine.

— Et si nous barrons la route ?

— Il foncera !

Elle fait claquer ses doigts.

— À moins que…

M’écoutant que mon désir, elle ôte son corsage. À propos, faut que je vous fasse une confidence au passage : Ibernacion ne porte pas de soutien-loloche.

— Tu parles d’un toupet ! crépite la jeune houri de Marie-Marie en voyant jaillir les deux superbes poires ambrées.

— Cachez-vous ! nous crie la Rondubrazienne en se précipitant, la poitrine offerte, sur la route.

Elle ébouriffe sa chevelure, s’accroupit contre le talus et fait un geste pantelant de la main. La camionnette débouche du virage. Il s’agit d’un vieux tacot chargé de briques. Il est piloté par un métis à la moustache en guidon de course.

Le conducteur jette un regard vers la femme qui le hèle. D’instinct il accélère. Mais il avise la poitrine nue et le voilà qui file un coup de patin terrible. C’est magique comme stop. Il se paie même le luxe de faire marche arrière pour retourner au niveau de ma jolie camarade. Comme elle ne bronche pas, feignant la fille blessée, le gars débarque de son os et s’approche d’elle en roulant des carreaux larges comme des couvercles de lessiveuse. Il prend un jeton de grand style. Il voudrait s’en mettre plein les poches, ou du moins plein les mains, après s’en être mis plein la vue.

Je juge l’instant opportun pour une intervention style bandit calabrais.

Je m’annonce derrière sa pomme. Il n’a pas le temps de se retourner : ma main tranchante lui atterrit sur la nuque. Aussitôt il tombe à genoux, comme à l’entrée de la crotte miraculeuse et se met à compter les cierges.

— Tu sais conduire ? demandé-je à Ibernacion (que je tutoie) en la regardant remballer sa laiterie modèle.

— Bien sûr ! Même des camions !

Je fouille le conducteur et lui chourave son larfouillet. Ce dernier contient des papiers au nom d’Octébo Duproz ainsi que quelque argent.

— Je vais ménager une planque dans les briques où je me dissimulerai avec la petite et le chauffeur pendant que tu piloteras la camionnette, d’accord ?

— Banco ! répond-elle en espagnol.

— Direction Graduronz. Voici les papiers de la voiture et de l’argent pour acheter de l’essence, si la police t’arrête en route, comme tu n’as pas ton permis de conduire…

— Je leur donnerai un billet de banque, fait-elle négligemment, ici c’est ce qui remplace les pièces d’identité. Les flics préfèrent la photo en couleur de la République à la nôtre.

— À Graduronz tu demanderas l’adresse de l’ambassade de France et tu t’y rendras directo, d’ac ?

Elle me cloque un baiser miauleur qui met le comble à la rogne de Marie-Marie.


— Eh, Antoine, réveille-toi, mon Grand, j’crois bien qu’on a arrivé.

Je bâille, puis me fourbis les carreaux.

Effectivement, nous ne roulons plus. J’entends racler les briques sur le plateau du véhicule.

— T’as pioncé comme la Loire, fait la môme. Et le plus marrant, c’est que l’autre connaud à moustaches aussi a dormi. Y z’ont pas l’air de se biler dans ce pays !

Elle dit vrai : le dénommé Octébo ronfle plus fort qu’un rasoir électrique en marche sur une pile de soucoupes. Bientôt une brèche se constitue dans notre niche et le soleil nous rejoint. J’aperçois le visage de la brune Ibernacion à travers l’épaisseur de briques.

— Nous sommes arrivés, fait-elle.

Elle achève de nous dégager et nous sortons de notre planque. Le métis ne s’est même pas réveillé.

Nous nous trouvons devant une grille peinte en vert à laquelle flotte le drapeau françouais. Au fond d’un jardin planté de cocotiers se dresse une belle demeure de style colonial : l’ambassade de la République à nozigues.

On se sent bigrement ankylosé, la gamine et moi. Quelques mouvements pour se rétablir le circuit, puis nous nous dirigeons vers le bâtiment.

En haut du perron, une paire de militaires rondubraziens montent la garde, assis dans des fauteuils à bascule, en fumant des cigares gros comme des pains de trois livres. Ma mise ni ma mine ne leur inspirant confiance, l’un deux me barre le passage en allongeant sa jambe.

Je stoppe contre ce frêle obstacle et le toise d’un regard cloaqueux :

— C’est à quel propos ? lui dis-je.

— Papeles ! il fait sèchement en tendant la main.

— Justement, je viens les chercher ici, lui dis-je.

Mais il n’en démord pas.

— Papeles !

— Explique-lui ! demandé-je à Ibernacion[23].

Elle y va de la menteuse, s’anime, gesticule, tonitrule, déclamule ; rien n’y fait, l’autre reste de marbre. Il baragouine quelque chose et répète, pour la troisième fois « papeles ».

— Rien à faire, déclare Ibernacion, il ne veut pas que nous entrions.

— De quel droit ! Nous sommes ici en territoire français, et je viens demander le droit d’asile !

— Il paraît que la révolution est commencée. Devant l’imminence de l’émeute, le gouvernement assure la protection des bâtiments diplomatiques.

— La surveillance, oui !

Je fais un truc assez marrant, je pense, vous me l’allez confirmer ou infirmer : je saute en écartant les pinceaux et mes nougats retombent simultanément sur chaque rebord des fauteuils à bascule. Que font deux fauteuils à bascule en pareille conjoncture ? Ils basculent, mes truffes !

V’là donc les deux soldats qui partent à leur rencontre et trinquent de la calbasse. Blouinggg ! Ils sont estourbis. Poursuivant leur mouvement, les fauteuils basculent alors dans le sens contraire ce qui précipite les gardes par-dessus leur dossier. Floccc ! flaccc ! (l’un est plus gros que l’autre). Mes lascars s’étalent sur le carreau.

— Entrez, mesdemoiselles, dis-je en poussant la lourde.

Nous pénétrons dans un grand hall terminé par un imposant escalier de marbre blanc. Au mitan du hall, il y a une vaste table d’acajou. Sur la table un écriteau : « Renseignements » (en français et en espago). Derrière la même table : deux gus : un Français feutré, blafard, brun et loqué triste et un officier rondubrazien qui doit être au moins grand super maréchal d’exception à en juger aux galons dont il s’habille.

— De quoi s’agit-il ? froncelésourcile le Français d’une voix grinchante (il est auvergnat par un ami de son père).

— Je voudrais rencontrer l’ambassadeur d’urgence !

— Son Excellence ne reçoit que sur rendez-vous, répond l’autre. Écrivez à la chancellerie en faisant part de l’objet de votre visite et dans les dix jours il vous sera répondu, si toutefois vous mettez un timbre pour la réponse.

Je sens le sang, la rage, la bile, et l’impatience m’affluer au visage et se répandre dans tout mon individu.

— Dites, Vieux, c’est pas pour avoir le catalogue de la Redoute, fulminé-je. Il s’agit d’une chose d’une extrême gravité et d’une extrême urgence.

Le guignol effare un œil sur l’officier qui le flanque.

— C’est qu’est-ce qué c’est ? demande ce dernier dans un français qui ressemblerait à de l’espagnol s’il était proféré dans la langue de Don Quichotte.

— C’est privé, privar, private, comprendido ?

Papeles !

— J’ai pas de Papeles ! Rien, perdus, zéro ! Pas même un bout de papel hygiénique ! Je suis un haut fonctionnaire parisien qui a tout perdu, sauf le sens de l’orientation, et je veux voir mon ambassadeur !

L’officier se met à crier :

Guardias !

Et voilà trois escogriffes qui jaillissent d’une porte au pas de charge. Ils ont encore leurs cartes à la main. J’aperçois même un carré de dames dans celle du plus grand.

— Arrêtez cet homme ! aboie l’officier[24] en désignant le preux San-A.

Les trois gugus opinent, rangent leurs cartes dans la poche supérieure de leur veste d’uniforme et tendent les bras vers moi.

— C’est trop fort ! dis-je au civil frileux, vous permettez qu’on appréhende un ressortissant français sous le toit même de l’ambassade. L’immunité diplomatique n’existe donc pas, ici !

— Ce pays est au bord de la révolution, murmure-t-il. Son Excellence elle-même est gardée à vue car le présent gouvernement l’accuse de participer à un complot ourdi contre lui.

Il a parlé à toute vibure. L’officier, s’il entrave la langue de Molière, n’a pas eu le temps de piger.

— Oh ! c’est donc ça, lamenté-je.

Vous avouerez que ça s’appelle un manque de pot complet ? Faire tout ce bigntz pour se coller dans les paluches des autorités dont j’essayais de me protéger… Ah, je les verrai toutes, comme disait une péripatéticienne de mes relations.

Là-dessus, les deux estourbis du porche font une entrée titubante, en clamant comme quoi je suis un bandit, un dynamiteur, un comploteur, un con peloteur.

J’hésite à cogner dans le tas. J’essaie de faire un bilan éclair : ils sont déjà six, en armes, et doit y en avoir d’autres puisque l’ambassadeur est gardé à vue ! Tout ce que je risque de faire, en renâclant, c’est de provoquer une volée de bastos dont mes compagnes risqueraient d’être les innocentes victimes. Non, pas de bagarre, décidé-je en écrasant machinalement mon poing sur la bouille du type qui porte la main sur moi. Le propre d’un réflexe, mes agnelles, est d’être incontrôlable. Plaouff ! J’emplâtre l’homme au carré de dames. Il part… à dame, oui, justement. Des brèmouzes lui sortent des fouilles. Il a que des dames dans ses autres poches, c’t’enviandé de frais. Des bonnes femmes de pique, de trèfle, de cœur et de carreau. En voyant cela, les deux autres joueurs médusent. Ils pensent plus à m’alpaguer. Ça leur fascine le mental, ces gonzesses de carton éparpillées sur le carreau. Elles tombent à pique, pour ma pomme. Ils en ont mal au cœur, les ex-partenaires, de constater que leur pote les doublait pour leur piquer leur trèfle.

Mais l’officier les houspille sauvagement. Et puis y a les deux gardes plus bossues que l’évêque de Meaux qui me veulent leur revanche, bien saignante. Ils dérapièrent. Ça gueule. Ça se bouscule. Je fracasse une nouvelle mâchoire ! Un archer veut me défourailler dans les endosses, mais Ibernacion lui tigresse le visage avec ses ongles. Manière de ne pas demeurer en reste d’héroïsme, la môme Marie-Marie a raflé un coupe-papier sur la table et embroche les miches passant à sa portée. L’officier se met alors à siffler. V’là quatre z’autres troufions qui se rabattent du premier. Je leur balance une chaise dans l’escalier, et ils dominotent en cœur pour finir le restant des marches sur les côtelettes.

Cette ambassade de France, c’est un film de Mac ou de Proc Seynett ! Mais que voulez-vous qu’il fît contre tant ?

La horde me déborde. Je recule sans cesser de cogner, tel est le général (ou le maréchal) Buxhovden à la bataille d’Austerlitz (le lendemain de cette victoire qui, pour lui, fut une défaite, ses têtes de camp le surnommèrent l’Hagard d’Austerlitz).

Mes bonnes femmes, refoulées, contusionnées, décoiffées, sont réduites à merci.

Bon, tout est râpé. Rendons-nous donc, à l’évidence d’abord, et tout court ensuite.

Mais que se passe-t-il ! Qu’arrive-t-il. Qui inopiné brusquement, revolver au poing, mégot aux lèvres, chapeau rabattu sur le front ? Mirage ou miracle ? Non : réalité ! Pinaud ! Le cher, le vénérable, l’omniprésent Pinaud.

Il balance deux valdas au plaftard, à titre de premier avertissement. Les balles fracassent le lustre central dont les pendeloques de cristal pleuvent sur l’assistance. Le Rondubrazien, il est ce qu’il est, et il ne m’appartient pas de le juger ; pourtant, chacun sait en particulier, et tout le monde en général, que le courage n’est qu’occasionnel chez lui. Les militaires s’imaginent, sous cette pluie de verroterie, que Pinuche use d’une arme secrète. Hop ! Tout le monde lève les bras.

Il ne me reste plus qu’à rafler les pétoires de ces messieurs et à demander au chétif Français où se trouve la cave pour les y enfermer à triple tour en leur enjoignant de n’en pas bouger jusqu’à nouvel ordre, ou du moins jusqu’à ordre nouveau. Les gars sont plutôt joyces de couper à la corvée de révolution. D’autant plus qu’après chaque renversement de révolution, on tire au sort pour fusiller quatre militaires — dont le gouvernement d’après fait des héros. Mes fantassins sont contents de ne pas participer au prochain tirage de cette curieuse tombola.

Le calme étant rétabli je saute au cou de la Vieillasse.

— Peux-tu me dire ce que tu fiches ici, Pinuche ?

L’Important rallume laborieusement la carcasse de hanneton qui lui tient lieu de mégot.

— Ne m’en parle pas. C’est à propos de Berthe Bérurier. Figure-toi qu’elle était le sosie d’une révolutionnaire rondubrazienne, qui…

— Je sais : une dénommée Bertaga Berruros, je crois ?

— En effet.

— Les services secrets rondubraziens, trompés par la ressemblance physique des deux femmes et par la similitude de noms, se sont mis à surveiller notre Berthe à nous… Ils l’ont kidnappée chez Alfred, après avoir buté la petite coiffeuse et grièvement blessé le merlan…

— Il est pas mort ?

— Non, aux dernières nouvelles, paraît qu’on notait un certain mieux. Donc je me suis livré à une enquête très serrée, qui, rapidement…

— Tu sais que la pauvre Gravosse doit passer en jugement ?

— Je sais : le procès commence cet après-midi ; c’est pourquoi je venais demander à M. l’ambassadeur d’intervenir pour avertir le tribunal qu’il y a eu maldonne !

Le petit secrétaire toussote.

— Messieurs, si vous permettez, à propos de Son Excellence, précisément, il conviendrait peut-être d’aller la délivrer.

— Guidez-nous ! décidé-je.

Escaliers montant[25], le maigrichard nous explique que l’ambassade a été investie brusquement, le matin même, sans que quiconque ait eu le temps de réagir. On l’a sommé de rester à son poste pour écarter tous les visiteurs, en le menaçant de mort au cas où il n’obéirait pas.

Nous gravissons la volée de marbre. Une plaque d’or plaquée cuivre[26] étincelle sur une porte à deux battants. On y lit : Cabinet de M. l’ambassadeur de France.

— Ils sont nombreux dedans ? soufflé-je.

— Deux encore ! répond l’asperme[27].

Je cligne de l’œil à Pinuche.

— À nous, ma vieille.

J’écarte doucement un panneau de la lourde.

J’avise un monsieur de belle prestance, parisiennement vêtu, dont les bras sont attachés aux accoudoirs de son fauteuil. Devant lui, deux types habillés de complets fanés, écoutent Amérique Numéro 1 sur un transistor. Ce sont des poulagas en civil, probably des gus appartenant à la C.O.N.P.A.N.T.O.U.F.L.E., ce terrible comité de répression rondubrazien.

Nous leur bondissons sur le paltobok avec la frénésie d’une main de pickpocket dans la poche d’un baron de Rothschild.

J’assomme le mien d’un coup de crosse, tandis que Pinaud, plus timoré, se contente d’intimider le sien avec son feu.

— Ah ! tout de même ! murmure l’ambassadeur.

Son secrétaire le déligote. Illico, l’Excellence saute sur le téléphone.

— Donnez-moi Paris ! fait-il.

Il déclare au flic rondubrazien encore conscient :

— Je vais dire au Quai d’Orsay ce que je pense de vos procédés. Et il est prévisible qu’un processus de représailles sera entrepris à l’encontre de votre pays.

Il cause un peu comme le faisait le général de mes deux églises de son vivant, si vous remarquez. Tous les gars du laquais d’Orsay sont imbibés.

Il demande, tandis que se mijote dans les centraux téléphoniques sa proche communication :

— À qui ai-je l’honneur, messieurs ?

Nous nous présentons et son visage soucieux se déplisse. Une main manucurée nous congratule.

— Oh parfait ! Savez-vous que ce coup de force contre notre ambassade a pour cause le procès de la dénommée Bertaga Berruros ?

— Pas possible !

Il nous bonnit le topo, et la situation s’éclaire d’un jour nouveau. Je vous la relate telle qu’elle se présente. Lorsque l’enquête a eu démontré que les services secrets rondubraziens s’étaient gourés de personne et avaient enlevé en plein Paris l’épouse d’un digne fonctionnaire, notre gouvernement a immédiatement élevé une protestation par l’entremise de son ambassadeur à Graduronz. L’Excellence s’est acquittée de sa mission, mais le gouvernement actuel n’en a pas tenu compte. Il a même fait comprendre au diplomate que fausse ou authentique, Bertaga Berruros devait être jugée et fusillée pour que le mythe de la révolutionnaire cesse d’exister dans le peuple et que le Rondubraz trouve une stabilité gouvernementale. L’ambassadeur a objecté qu’il ne tolérerait pas une erreur judiciaire et qu’il demanderait au tribunal de l’entendre afin de pouvoir publiquement clamer la vérité.

Fâcheuse menace ! Les dirigeants rondubraziens, devant un grand mal, usèrent d’un grand remède en neutralisant tout bêtement notre ambassade.

Le téléphone sonne.

— C’est Paris, déclare l’Excellence en se pourléchant les badigoinces. Ils vont m’entendre ! Vous allez m’entendre ! Allô, le Quai d’Orsay ?

Il écoute, se rembrune et meugle.

— Non, madame, je ne suis pas votre petit Roro ! quel est votre numéro je vous prie ? Le 22 à Asnières ! Vous vous fichez de moi ?

— C’est pour ça qu’il a eu si vite la communication, déclare philosophiquement Pinuche en rallumant son cloporte.

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