8 DE L’AUBE CLAIRE JUSQU’À LA FIN DU JOUR

En 1976, dans le faré de Paul-Robert Thomas à Punaauia, durant leurs conversations nocturnes, Jacques Brel parlait volontiers des Marquises : « Il n’y a rien ! Sinon des gens souriants, qui n’ont pas le sens du temps. L’île d’Hiva Oa (qui signifie “l’étirée en longueur”) fait quarante kilomètres de large sur vingt de haut. Cela paraît immense car il n’y a pas de route, mais de rudimentaires pistes cavalières. Pour aller d’Atuona à Puamau, de l’autre côté de l’île, il faut un à deux jours de cheval. C’est éreintant. On y construit une route. Il va falloir des années, car les montagnes sont abruptes, la terre glissante, la végétation dense[105]. » Et de préciser qu’Atuona, alors, est « un hangar à bulldozer, tractopelles et autres engins à chenilles et grosses roues » — un « hangar » dont Jean Saucourt, maître d’œuvre du chantier, est le gardien. Maddly Bamy évoquera aussi ces rencontres avec l’équipe de Jean : « Quand on traçait la piste qui devait aller jusqu’à l’extrémité sud de l’île[106], il me disait : “Viens, allons voir les ouvriers, ça les changera de voir du monde[107] !” »

À la saison des pluies, s’il est difficile pour Jacques de remonter chez lui en voiture depuis « le Chinois » — l’épicerie dite Magasin Gauguin —, « c’est encore plus difficile, précisait-il à PRT, quand il faut aller chercher du matériel au débarcadère, là où sont les baleinières de la goélette Aranui ». Un navire marchand en fait et non une goélette, qui est un voilier à deux-mâts, mais on a gardé l’habitude d’appeler ainsi ce bateau qui cabote entre les îles, avec du fret et des passagers. « Il y a près de deux kilomètres ! L’Askoy est mouillé à une encablure du quai. Il faudra que je le change de place, avant les grandes houles de décembre… Les Marquises sont magnifiques, mais il faut, avant tout et surtout, vraiment vouloir y vivre. Rien n’y est facile, mais tout devient naturel. »

« Aux Marquises, dit aujourd’hui le maire de Nuku Hiva, on ne peut pas se mentir à soi-même. Avec presque deux mille ans passés à l’écart du monde, les Marquises sont un double miroir : celui de l’océan et celui de la solitude. » Rien n’y est aisé, en effet, mais tout y devient simple à celui qui ne triche pas avec lui-même. Jean Saucourt peut en attester, lui qui a choisi de rester au pays de sa femme Aline et qui milite avec elle à la préservation de son patrimoine, la culture séculaire de l’archipel — notamment avec ses vestiges archéologiques, laissés quasiment à l’abandon[108] et son art de la sculpture auquel Gauguin s’était lui-même initié — étant la plus riche et diverse de toute la Polynésie française. Sur l’île d’Hawaï, il ne reste plus rien de la même culture maori, rapidement escamotée au profit du modèle américain. Aux Marquises, par chance, elle reste vivante, sans être à l’abri d’un retournement soudain de situation, d’une génération à l’autre. « La culture marquisienne, constatait déjà Brel, est bouffée par la culture tahitienne, qui est elle-même bouffée par le français, qui à son tour est bouffé par l’anglais ; et l’anglais, par l’américain ! »

Alors Saucourt se bat sur tous les fronts. Après en avoir tracé, élargi ou cimenté les pistes, il connaît l’île et son histoire comme sa poche et ne demande qu’à partager ses connaissances. C’est un régal de parcourir Hiva Oa en sa compagnie érudite. Mais attention, avant d’obtenir son concours, il vous fait passer, l’air de rien, une sorte d’examen : pas question pour lui de jouer au taxi-brousse avec des touristes indifférents à l’histoire de ces lieux[109]. Malgré ses soixante-dix balais, rassurant comme un roc (ce qui n’est pas superflu en certains points délicats de la traversée de l’île), passionnant et enthousiaste, il offre le maximum de lui-même si seulement il se rend compte que l’intérêt est partagé.


En l’an 2000, Jean Saucourt a participé aux fouilles du puits que Gauguin avait fait creuser au pied de sa Maison du jouir — aujourd’hui reconstituée à l’identique à son endroit initial —, l’eau douce surgissant à Atuona à faible profondeur. De son atelier du premier étage, à l’aide d’une canne à pêche, l’astucieux pécheur devant l’Éternel pouvait en remonter sans effort la gargoulette, où patientait au frais une bouteille d’absinthe ! De nouveau rebouché, mais mis en valeur, le puits fait à présent office de monument historique. Jean Saucourt : « Il était totalement obstrué lorsque nous avons mis au jour son emplacement. On y a retrouvé plein de petites choses, entre autres des bouteilles, des débris divers mais aussi des seringues et même des ampoules de morphine. »

On peut voir tout cela, à présent, au Centre culturel Paul-Gauguin, dans l’enceinte duquel on a exhumé le puits. Des objets dont l’examen permettra peut-être un jour de connaître la cause réelle de la mort du peintre, officiellement emporté par une crise cardiaque. La conséquence, sans doute, des privations de toutes sortes, de la misère dans laquelle il se débattait depuis des années, des ennuis dont l’accablaient les autorités locales, furieuses qu’il ait pris fait et cause pour les autochtones. « Le cœur souffre, le cœur est atteint », écrivait-il à son ami Daniel de Monfreid. Certes. Mais atteint aussi de syphilis, souvenir d’une lamentable nuit d’amour avant son départ pour Tahiti, il souffrait surtout de terribles ulcérations aux jambes : aux suites de la fracture ouverte subie lors d’une rixe à Concarneau, au printemps 1894 (pour s’être porté au secours de sa jeune amie javanaise, agressée à coups de pierres en raison de la couleur de sa peau), et réduite à la va-vite, s’ajoutait un eczéma d’autant plus grave qu’il n’était pas soigné, faute de moyens.

Trois mois à peine avant sa mort, il continuait de combattre l’injustice, comme en témoigne cette lettre au journaliste Charles Morice : « J’ai ici, aux Marquises, en outre des cruelles souffrances que la maladie me cause, une terrible lutte à soutenir contre administration et gendarmerie[110]. Il se passe ici aux Marquises des choses monstrueuses — et tel que tu me connais, je suis à la veille d’être expulsé pour ne pas me soumettre à un gendarme, accusé de pousser à la révolte des indigènes en leur disant quels sont leurs droits. Un gendarme dit à un indigène : “Bougre de couillon !” et l’indigène qui ne parle pas français répond : “Toi, couillon !” Cet indigène me demande ce que veut dire couillon, je le lui explique, et on me conteste ce droit de le renseigner. Naturellement, cet indigène est mis en prison… »

Le 23 mars 1903, Gauguin était assigné en police correctionnelle et condamné à trois mois d’emprisonnement et à 1 000 francs d’amende. « Je viens d’être victime d’un traquenard épouvantable, annonce-t-il à Monfreid. C’est ma ruine et la destruction complète de ma santé. » Il ne regrette rien pour autant et ne veut pas s’avouer vaincu. Courant avril, il sollicite l’aide de Charles Morice pour un éventuel jugement en cour de cassation à Paris si son appel à Tahiti est rejeté. « Si nous sommes vainqueurs, la lutte aura été belle et j’aurai fait une grande œuvre aux Marquises. Beaucoup d’iniquités seront abolies, et cela vaut la peine de souffrir pour cela. Je suis par terre, mais pas encore vaincu. L’Indien qui sourit dans le supplice est-il vaincu ? » Mais à Daniel de Monfreid, quelques jours plus tard, il adresse une dernière lettre qui s’achève par ces mots : « Toutes ces préoccupations me tuent. »

« Mozart est mort seul, accompagné à la fosse commune par un chien et des fantômes, écrira un demi-siècle plus tard Léo Ferré. Il fallut quêter pour enterrer Bela Bartok. Rutebeuf avait faim. Villon volait pour manger. » Il aurait pu ajouter que Gauguin fut pourchassé jusqu’à la mort par les tenants de l’ordre, avant de conclure : « Tout le monde s’en fout… La lumière ne se fait que sur les tombes[111]. »

Sur la fin, incapable de marcher et même de rester debout, « il pouvait voir ses jambes, rouges, tuméfiées, énormes, dont les plaies le faisaient cruellement souffrir[112] ». Des douleurs à ce point insupportables qu’il avait recours, pour tenter de les calmer, au laudanum ou à la morphine que lui fournissait, compatissant, le pasteur protestant[113] d’Hiva Oa (qu’on appelait alors la Dominique).

Conscient du danger, Paul avait demandé à son ami américain Varney, qui tenait le magasin où il s’approvisionnait, de l’autre côté de la rue, de conserver sa dernière seringue et ses fioles de drogue. Mais, le 7 mai 1903, endurant le martyre, il fit appeler le marchand et le supplia de lui rapporter le tout. Le lendemain vers 11 heures, le pasteur Vernier le trouva sans vie, « une jambe pendante, hors du lit, mais chaude encore »… Overdose ? « Quelqu’un remarqua plus tard — était-ce Varney ? — qu’une fiole vide reposait près des lunettes, sur la table de chevet du défunt. Du laudanum ? Quelle importance ! Personne ne le sut jamais… Personne non plus ne put s’opposer à l’autodafé exigé par monseigneur Martin. Là-bas, écrit son biographe Pierre Berruer[114], à quelques centaines de mètres, sur la plage où germaient des cocos, deux chevaux blancs couraient, insouciants et joyeux. »

Jean Saucourt, aujourd’hui : « Je connais quelqu’un, ici, qui dispose encore du carnet de facturation du magasin Varney, comportant la liste des produits que Gauguin achetait à crédit, avec sa signature à chaque nouvel achat ! Je l’ai vu une seule fois, et depuis il m’est impossible de convaincre la personne concernée de mettre ce carnet à la disposition du patrimoine… »


Jacques Brel, Atuona, 1977 : « Quand on va à Paris, les gens nous demandent : “Mais qu’est-ce que vous pouvez donc faire toute la journée aux Marquises ?” On vit. On est occupés toute la journée à vivre sa journée. » Un soir, à des pilotes d’Air Polynésie qu’il a invités à dîner, il précise : « Il faut du temps pour tout et on prend du temps pour tout. Par exemple, notre voiture est en panne. Comme il n’y a pas de garagiste, il faut trouver un gars qui connaît bien, qui veut bien… Il n’y a pas de station essence, on met une demi-journée pour faire le plein[115]. » Sans parler de la cuisine, puisqu’il prend en charge tous les repas : « Il n’y a pas de restaurant, alors je fais la cuisine… En plus, ici, c’est excitant d’essayer de faire de la bonne cuisine parce qu’il n’y a rien du tout. Les viandes congelées de Nouvelle-Zélande arrivent à Tahiti et nous sont réexpédiées par les goélettes, et les herbes sont inexistantes. J’ai apporté du persil, que j’ai planté… En ce moment, je me bats comme un fou pour l’oseille. Je voudrais pouvoir faire un saumon à l’oseille de mon jardin. J’ai déjà potassé la recette[116]. »

D’où lui est venu cet amour de la cuisine ? Il s’y est toujours intéressé, assure-t-il, mais c’est à bord de l’Askoy, sur l’Atlantique mais surtout pendant la si longue traversée du Pacifique, qu’il y a pris goût. « Sur un bateau, c’est encore un peu plus pointu parce que ça bouge et je mettais un point d’honneur à ne pas ouvrir de boîtes. J’ai donc étudié sérieusement dans différents livres et je peux dire que je fais vraiment la cuisine[117]… » Cela se saura très vite à Tahiti, tant et si bien que les pilotes invités à sa table n’arriveront jamais sans provisions. « Tout est aventure quotidienne. C’est une aventure de trouver des œufs, alors qu’il y a des coqs et des poules à profusion. Mais les poules sont en liberté, comme les gens. Et elles pondent dans les taillis. Aucune crudité, si ce n’est quelques tomates, oignons et concombres. Par contre, on regorge de fruits succulents… Le poisson est excellent[118]. » Bref, il faut savoir s’organiser, apprendre à anticiper, prévoir qu’on va manquer de riz… « C’est une habitude à prendre. Si on veut quelque chose en décembre, on le commande en août. Ce n’est pas plus compliqué. »

La table, elle, est toujours l’œuvre d’un chef étoilé. Que le plat de résistance soit relativement simple, comme le couscous que Jacques prépare la première fois pour Jean Saucourt, ou sophistiqué comme le poulet à la Neva qu’il réserve à Marc Bastard. Car Jacques est extrêmement attentionné avec ses invités. D’autant plus, sans doute, qu’il les choisit avec soin, rejetant régulièrement des demandes de fonctionnaires désireux de le rencontrer. C’est donc un vrai privilège d’être invité à sa table. Jean Saucourt se souvient de cette première fois : « Jusqu’alors on n’avait fait qu’échanger quelques mots, en se croisant dans le village ou sur le chantier. Mais le jour où il nous a fait part de son invitation, ma femme et moi, après avoir précisé que la tenue de soirée était de rigueur, il m’a demandé : “Au fait, c’est quoi ton plat préféré ?” Comme je suis originaire d’Algérie, j’ai répondu : “Le couscous.” Sur le moment, j’ai pensé qu’il m’avait posé la question comme ça, histoire de parler. Et puis, le jour venu, quand on est passés à table, après l’apéritif — champagne et caviar ! — et l’entrée, il est arrivé de la cuisine portant un plat de couscous ! Il l’avait préparé tout exprès pour moi… »

Autre témoignage du même genre, celui de Marc Bastard, devenu le meilleur ami de Jacques à Hiva Oa. Lequel, curieusement, montrait une certaine ressemblance physique avec Jojo… « M’ayant souvent prié à déjeuner ou à dîner chez lui, il me posa un jour la question suivante : “Quel plat as-tu le plus apprécié dans ta vie ?” Ma mémoire gustative se mettant en marche, je sortis au bout d’un moment : “Le poulet à la Neva.” C’était pour moi le souvenir ancien d’un soir de réveillon chez des amis de ma famille. Pour fixer les idées, le poulet à la Neva n’a rien du poulet chasseur de nos grands-mères. La volaille est désossée, cuite et entièrement reconstituée avec, mêlés à la chair de l’animal, du foie gras, des truffes et de la crème fraîche. Le tout est enrobé de gelée. Les rondelles de truffe restent apparentes. C’est une œuvre d’art et de goût. Le tout se découpe en tranches. On trouve ce plat de luxe chez les grands traiteurs parisiens, mais il n’est pas à la portée du cuisinier amateur moyen.

« Sur le moment, et dans mon esprit, sa question et ma réponse sur mon plat préféré n’avaient qu’un caractère documentaire. Or, le soir du premier de l’an 1977, dans la maison de la colline, à la lueur des chandelles, avec la phrase traditionnelle “Le champagne s’impatiente”, par laquelle il accueillait ses hôtes, Jacques s’éclipsa un moment et revint… avec un superbe poulet à la Neva, confectionné de ses mains ! »


On le voit, Brel excellait dans tout ce qu’il entreprenait, dès lors qu’il en avait envie. Car le talent, assurait-il, c’est d’avoir envie ; le reste, « un pour cent d’inspiration » excepté, n’étant qu’affaire de « transpiration ». C’est-à-dire d’apprentissage et de travail. Lucidité ou humilité des gens réellement doués ? Après l’avoir entendu maintes fois développer sa théorie, cette question m’a toujours habité, au point que jamais je n’ai manqué de la poser aux créateurs les plus brillants que j’ai fréquentés. Écrivains, auteurs-compositeurs, musiciens, poètes… À Frédéric Dard, à Léo Ferré, à Claude Nougaro, par exemple. Hommes de grand talent, s’il en est, ils étaient aussi et surtout, au quotidien, des bourreaux de travail. Des stakhanovistes de la transpiration… Tout comme Albert Einstein, pourtant l’archétype même du génie, à en croire sa première épouse, Mileva, qui avait assisté, en excellente mathématicienne qu’elle était, à la gestation de la théorie de la relativité ; aux journalistes se pressant soudain à leur porte, dans l’espoir d’obtenir une déclaration du « génie », tout juste nobélisé, elle répondit : « Mon mari se tue au travail. Voilà en quoi consiste son génie. » Le physicien lui-même, par ailleurs grand amateur de musique et violoniste accompli, déclara : « Je ne pense pas que mon cerveau soit exceptionnel. Je suis seulement plus obstiné et plus passionné que la plupart des gens. »

Plus obstiné, plus passionné, le Grand Jacques l’était assurément. En toutes choses. Avec un petit plus : son empathie naturelle (« J’ai mal aux autres ») qui a permis que son souvenir reste aussi fort et vivace à Hiva Oa. Au final se dessine le portrait d’un homme debout, « de l’aube claire jusqu’à la fin du jour[119] ». Un homme qui jamais n’a courbé l’échine, ni devant quiconque ni face aux circonstances, aussi tragiques fussent-elles. Gauguin réincarné ou Don Quichotte des temps modernes. Seule la Faucheuse à laquelle nul n’échappe aura finalement eu raison de lui — ou plutôt de son enveloppe charnelle.

Voilà que l’on se couche

De l’envie qui s’arrête

De prolonger le jour

Pour mieux faire notre cour

À la mort qui s’apprête [120]

Serait-il impossible de vivre debout ? Aux Marquises, où l’attendait « la douce chaleur » de sa dernière couche, Jacques Brel n’a cessé de donner la preuve du contraire.

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