17 QUELQUES CHANSONS MARINES

Conformément à la demande de Jacques Brel (« Bloque des dates pour septembre ou octobre, je serai là… »), Eddie Barclay a réservé le studio de la maison de disques où il avait l’habitude d’enregistrer. Le studio, situé au premier étage de l’immeuble de l’avenue Hoche, là où Lemesle et Thomas avaient auditionné pour « Le Jeu de la chance »…

La nouvelle était d’autant plus réjouissante pour le producteur qu’à aucun moment, depuis son installation aux Marquises (« On s’écrivait. Il me manquait… »), il n’avait tenté de faire pression sur l’artiste. Il le connaissait trop bien, du reste, pour ignorer qu’une telle démarche n’aurait pu que se révéler contre-productive. Simplement, expliquera-t-il, « j’avais envie qu’il fasse encore un disque, et Charley en avait envie aussi. Évidemment, M. Barclay veut faire de l’argent. Évidemment, M. Marouani veut toucher son pourcentage. Évidemment, nous sommes de vieux routards, de sacrés marchands… C’est ce qui s’est murmuré. Quelle erreur ! De l’argent, on en faisait de toute façon avec Brel, ses disques continuant de se vendre avec une régularité implacable. Charley et moi trouvions seulement dommage qu’il n’y ait pas, encore une fois, un petit supplément de ce talent immense[282] ».

Pour tout bagage, en vue du travail en studio, Jacques n’emporte qu’une cassette enregistrée à domicile, où il a rassemblé ses créations de l’année, accompagnées à l’orgue ou à la guitare : dix-sept chansons « marines » surgies au milieu du Pacifique. Des chansons que Jacques a expédiées au fur et à mesure, depuis la poste d’Atuona, à son fidèle orchestrateur François Rauber : « Contrairement aux autres disques de Jacques auxquels j’ai collaboré, celui-ci, je l’ai reçu par cassettes — qui arrivaient des Marquises — enregistrées d’une façon artisanale[283]. » Avec Gérard Jouannest qui les découvre à la suite de Rauber, d’abord impatients et curieux en l’attente des suivantes, ils se montrent vite admiratifs. « Chez Jacques, constatera François Rauber, les sujets n’ont pas tellement changé : il les avait déjà. Cette générosité, ce culte de l’amitié, cet amour de l’autre… Tout cela existait, mais différemment, d’une façon plus simple au début pour devenir, à la fin, des monuments[284] ! » Dix-sept chansons, dont une encore au stade de texte, Vieillir (Gérard Jouannest en cosignera la musique), et deux monologues. Mais, avant de débarquer dans la seconde quinzaine d’août à Roissy-Charles-de-Gaulle, Jacques et Maddly s’offrent trois escales. À Los Angeles d’abord, où l’on remet à l’auteur-compositeur un disque d’or pour la version américaine Seasons in the Sun, du Moribond, popularisée aux États-Unis par le crooner Andy Williams. Puis à Caracas et à la Guadeloupe, le temps de rendre visite à la famille de Maddly.

À Paris, où tout a été mis en œuvre pour préserver le secret de leur venue, la nouvelle a quand même filtré et c’est par des photos volées du chanteur — où il apparaît plus corpulent qu’auparavant, vêtu pour une fois de couleur sombre, portant chapeau noir, moustaches et barbiche — qu’on sera informé de ce retour. En vue, lit-on dans la presse, d’un nouvel album ! À moins d’un hasard, quelqu’un — par négligence ou par intérêt — a forcément vendu la mèche… mais qui ?

Hormis l’équipe du disque et le personnel de la maison Barclay, seuls quelques proches au-dessus de tout soupçon étaient dans la confidence. Miche, Juliette Gréco, Jean Liardon et les deux amis qui ont fait le voyage aux Marquises : Charley Marouani, bien sûr, et Arthur Gélin, le chirurgien de Jacques (après avoir été celui de France, qu’il avait opérée en 1961 de l’appendicite), un bon vivant aux idées solidaires pas très courantes dans son milieu. Même Barbara ou Brassens, qu’il ne manquera pas de retrouver à cette occasion, ignoraient encore ce retour.

Une fois descendus à l’hôtel, près de l’avenue Foch, Jacques et sa compagne rejoignent François Rauber, qui vit avec son épouse Françoise dans le même arrondissement, pour travailler aux arrangements des chansons. « Jacques n’habitait pas loin de chez moi et l’on se rencontrait très tôt le matin, parce qu’il avait déjà des problèmes respiratoires[285]… » Mais, assez vite, avec les Rauber, ils s’aperçoivent qu’un photographe passe ses journées en planque dans un appartement situé en face. Brel va alors prendre ses quartiers, dès huit heures du matin, chez Juliette Gréco qui vit avec Gérard Jouannest rue de Verneuil, à deux pas de l’hôtel particulier de Serge Gainsbourg. La chanteuse et le pianiste compositeur sont en effet réunis à la ville comme à la scène depuis 1968, un an après les adieux de Brel. Gréco : « J’avais dit à Gérard : “Écoute ! Tout le monde lui court après, tout le monde l’emmerde, le traque, voilà la clé de la maison. Tu lui dis qu’il vienne et qu’il fasse ce qu’il veut, il est chez lui ! Il ne me verra pas.” Gérard a pris la clé et Jacques est venu. Moi, j’étais là, planquée dans ma chambre. Au bout de deux jours, Jacques a demandé : “Elle est où, Gréco ?” Gérard lui a répondu : “Elle doit être là !” Je suis venue, mais je ne suis jamais restée dans le salon à écouter, en “spectatrice”[286]… »

Elle entend cependant Jacques répéter Voir un ami pleurer et la grande interprète qu’elle est tombe en admiration devant cette chanson. Un peu plus tard, en son absence, « c’est Jacques lui-même qui a dit à Gérard : “Si ça lui plaît, je lui donne cette chanson ! Et je veux qu’elle l’enregistre avant moi !” C’est ce qui s’est passé[287] ». Jacques Brel, rappelons-le, avait déjà offert deux chansons inédites à Gréco, Vieille en 1963 et Je suis bien en 1967, qui ne figurent qu’à son répertoire.


Après plusieurs jours de travail non-stop, pendant lesquels les trois complices retrouvent vite leurs automatismes d’antan (« Gérard, rappelait François Rauber[288], lui a beaucoup apporté, tout son côté rythmique, pianistique… C’est un rythmicien épatant, qui a des idées. Moi, je suis plus dans la mélodie, ce qui fait qu’à nous trois c’était très bien ! »), ils entrent en studio le 5 septembre. Avec le fidèle Gerhard Lehner à la prise de son, Jacques n’est en rien dépaysé. Deux titres sont au programme. C’est peu et c’est beaucoup à la fois. Peu, parce que Jacques a décidé de s’économiser — depuis son opération, c’est la première fois qu’il enregistre ; beaucoup, parce qu’avec lui ça ne lambine pas : on enregistre à l’ancienne, tous ensemble, musiciens et chanteur en direct ! François Rauber : « Jacques était très vigilant, attentif, courageux, au début… Et à la fin, il était carrément le meneur de jeu ! C’était merveilleux, tout le monde avait envie d’aller dans le même sens que lui. On faisait tout en direct, Jacques avait besoin de cette peur… Il n’y avait pas de bon moment pour lui sans souci à se faire, comme en avion ou en bateau. Il avait le goût du risque, et en studio tout le monde se trouvait concerné, y compris les musiciens qui jouaient d’autant mieux[289] ! »

Il suffit d’une demi-heure environ aux musiciens pour déchiffrer chaque partition de François Rauber et être prêts à enregistrer. Le temps nécessaire à Jacques pour se chauffer la voix, dans une autre pièce. Seul Gerhard Lehner regrette la brièveté de ces répétitions : « Je n’avais pas toujours le temps de régler parfaitement mon matériel. Il est arrivé qu’à l’écoute je trouve que le résultat n’était pas parfait, mais, si Jacques était content de son chant, il décrétait “C’est bon !” et il ne voulait pas refaire une prise[290]. » Au maximum, incroyable performance résultant d’une rare expérience de la scène, il ne lui faudra que trois prises pour une chanson, le plus souvent deux, voire une seule…

Deux titres donc pour cette reprise de contact avec le studio, mais quels titres ! Orly et Jojo. Deux chefs-d’œuvre d’amour et d’amitié. Et quels arrangements ! On ne peut plus somptueux pour Orly… François Rauber : « Les orchestrateurs travaillent avec deux types de chanteurs : ceux pour lesquels on ne peut pas orchestrer sans avoir lu le texte, et ceux pour lesquels il ne faut surtout pas lire le texte ! Avec Brel, une orchestration était inconcevable avant d’avoir lu le texte. Il avait d’ailleurs ses idées de styles, d’instruments — par exemple, dans Orly c’est lui qui a eu l’idée de la trompette. Il m’expliquait le décor orchestral qu’il souhaitait. Après, je faisais ce que je voulais, mais en partant de son idée initiale[291]. »

Ce premier matin, toutefois, avant de débuter l’enregistrement, Jacques est pris d’une terrible quinte de toux. Bien sûr, les musiciens savent qu’il a été opéré et un certain malaise règne entre eux. Successeur de Jean Corti en studio depuis que celui-ci a choisi d’arrêter le métier[292], Marcel Azzola est à l’accordéon : « Personne ne savait que dire à Jacques, se souvient-il. On voulait lui manifester notre amitié, notre sympathie, mais on ne trouvait pas les mots[293]. » Alors, Jacques Brel prend les devants. Il se dirige vers le piano, fait mine de chercher quelque chose dessous, puis dedans… et lance cette question à la cantonade : « Vous n’auriez pas vu un poumon ? » Pour le coup, tout le monde se fige. « Bon, on l’a dit, reprend Jacques ; alors on n’en parle plus. » De fait, confirme l’accordéoniste, « on n’en a plus jamais parlé. Il nous avait évidemment choqués, mais il savait que cela nous libérerait[294] ».

Autre sujet d’inquiétude, le souffle qui accompagne sa voix lorsqu’il parle. Jacques demande d’emblée à l’ingénieur du son s’il pense avoir la possibilité technique de l’effacer. « Pour le tranquilliser, rappelle Gerhard Lehner, j’ai dit oui. À la vérité, je ne voyais pas du tout comment. Mais, à l’enregistrement, la voix était extraordinaire, il n’y avait pas de souffle. Quand certains disent que sa voix avait baissé, je ne suis pas du tout d’accord. Jacques donnait surtout l’impression d’être heureux de chanter[295]. »

Ces petites appréhensions surmontées, la session d’enregistrement se déroule sans anicroche. Et Jacques chante aussi bien qu’auparavant, voire mieux que jamais. Au point, précise Maddly, de s’affranchir de son entourage au moment d’interpréter Jojo. « Il nous oublie, il parle à Jojo… »


Deux jours s’écoulent, durant lesquels le travail préparatoire se poursuit chez Gréco et Jouannest. Le 8 septembre, on revient en studio avec deux autres chansons. La première de celles qu’on appellera les inédites, Sans exigences. Et La ville s’endormait ; un titre, c’était couru d’avance, qui ne manquera pas de raviver médiatiquement la thèse de la misogynie de Brel. Comme on parlera de racisme à propos des F…, en voyant seulement dans cette chanson une charge étroitement ciblée plutôt qu’un pamphlet sur l’extrémisme et le fascisme.

A contrario, commentant cet album, le biographe Marc Robine (qui cassa sa tirelire de lycéen pour assister tous les soirs aux adieux de Brel à l’Olympia) écrira qu’Orly « est le démenti le plus éclatant à opposer à ceux qui s’obstinent à ne voir en lui qu’un misogyne obtus », estimant également que le coup de patte à Jean Ferrat a été « assez mal interprété ». Selon lui, « il ne s’agissait que d’aller au plus pressé en tirant parti d’une référence connue de tous », ce qui n’était pas « un mince hommage, d’ailleurs, venant de Brel ». De retour aux Marquises, écoutant par hasard une émission de radio traitant du sujet, Jacques fera ce commentaire : « Ils en sont toujours à ma misogynie ! En fait, je déteste les femmes que je n’aime pas. Quand tu rencontres des femmes qui disent des conneries, tu ne peux pas leur dire : “Taisez-vous !” Et cela fausse tout[296]. »

Si l’on ignore la date précise d’enregistrement des deux monologues (Le Docteur et Histoire française), qui ne sont jamais sortis et ne méritent guère de paraître un jour, on possède la trace écrite des séances, avec les détails techniques, le nombre de prises, etc., des dix-sept chansons. Jamais plus de deux par session, pour se ménager, et seulement le matin — sauf exception — à partir de 9 heures. Ainsi, le 14 septembre, on mettra en boîte Avec élégance, une autre des « inédites » ; le 16, ce sera Mai 40 ; le 21, L’amour est mort et Voir un ami pleurer ; le 22, Les F… ; le 23, Le Bon Dieu et Les Remparts de Varsovie ; le 24 Jaurès — avec pour seul accompagnement, superbe réussite, l’accordéon poignant de Marcel Azzola — et Le Lion ; le 27, Knokke-le-Zoute tango ; le 28, La Cathédrale ; le 29 Vieillir. Le 1er octobre, enfin, Les Marquises… en une seule prise !


Comme il fait beau en ce mois de septembre, Jacques et Maddly se rendent le plus souvent à pied au studio, distant d’à peine deux kilomètres. Ayant conservé le rythme des journées marquisiennes, où l’on se lève avec les poules, l’artiste a déjà mémorisé les chansons du jour pour être fin prêt à enregistrer. Depuis leur hôtel, le couple remonte l’avenue Foch jusqu’à l’Étoile et descend l’avenue Hoche en marchant d’un pas tranquille. Brel se tient au bras de sa compagne et s’appuie sur une canne. Sa barbe, ses lunettes noires et son feutre de cow-boy le rassurent et, de fait, lui permettent de passer inaperçu durant cette promenade matinale. Pourtant, le jour où il doit enregistrer L’amour est mort et Voir un ami pleurer, des photographes semblent attendre son arrivée à l’entrée de l’immeuble des studios Barclay… Première friction entre le producteur et son artiste, le premier justifiant alors leur présence par des tâches prévues dans la maison, et le second s’avouant des plus dubitatifs. Maddly, elle, constatera que c’est surtout à partir de cet instant qu’ils ont eu les paparazzi à leurs trousses.

Jacques a proposé d’enregistrer deux chansons par jour, deux au plus « car c’était une gymnastique nouvelle pour ses poumons malades, se souvient Maddly. Il me disait : “Reste près de moi. Surveille-moi”, et je veillais à ce qu’on ne voie pas trop sa fatigue, je m’approchais de lui et il pouvait s’appuyer sur moi négligemment sans éveiller l’attention. Ce n’était pas de la coquetterie, c’était pour ne pas faire peur aux gens[297] ».

S’il a toujours l’intention d’enregistrer d’autres albums, Jacques Brel sait bien, en revanche, qu’il ne se produira plus jamais en public. Le 27 septembre, enregistrant Knokke-le-Zoute tango, il s’est sans doute souvenu du regret qu’il formulait déjà à Atuona : « C’est dommage que je ne puisse pas la chanter sur une scène, parce que celle-là… » Oui, cette chanson-là — d’ailleurs fort difficile à interpréter avec son typique crescendo brélien — est éminemment visuelle : « Les soirs où je suis Caracas / Je Panamá je Partagas / Je suis le plus beau je pars en chasse… » Alors, à défaut de pouvoir l’incarner avec l’extraordinaire gestuelle dont il avait le secret, sans pareille depuis Piaf dans l’histoire de la chanson française, Jacques pourra compter sur le talent d’orchestrateur de François Rauber. Génial, en l’occurrence, par la délicatesse, la richesse et l’ampleur de son travail. Avec des ruptures de rythme, des hauts et des bas jusqu’à souligner simplement un texte dit, pour mieux préparer, bandonéon d’Azzola et section de violons conjugués, la majestueuse envolée finale. Rauber n’en considérait pas moins que « la puissance des mots chez Jacques prenait le pas sur tout… C’est très difficile de chanter une de ses chansons sans les paroles, parce que ce sont les mots qui priment… Ses textes étaient tellement riches que la ligne mélodique passait au second plan, ce qui me permettait à moi, orchestrateur, de mettre d’autant plus de musique derrière, dans les contrechants[298] ! ».

Le chanteur fait tout pour échapper aux médias, aux photographes, il se montre aussi discret que possible, mais pas au point de se cacher de ses amis. Il invite d’abord Serge Reggiani à dîner au restaurant, installés dans un coin à l’abri des regards. Vieille connaissance, « l’Italien » ! Les deux hommes ne manquent pas de points communs, à la ville comme à la scène. Comme il avait permis à Brel de débuter à Paris, c’est Jacques Canetti qui a convaincu Reggiani, en 1964, de se lancer dans la chanson et qui a produit ses premiers disques. Le 23 février 1967, ils s’étaient retrouvés à Grenoble dans un gala de soutien à Pierre Mendès France. Et, surtout, ils ont Barbara pour grande amie commune.

Après L’Homme de la Mancha, Jacques avait d’ailleurs songé à écrire une comédie musicale qu’il aurait intitulée Les Vieux ou le droit au mensonge, dans laquelle il se réservait un rôle aux côtés, justement, de Reggiani et de Barbara. Il en avait reparlé à Maddly, à Hiva Oa, et Barbara ne se privera pas de l’évoquer à la création de Lily Passion, en janvier 1986, avec Gérard Depardieu : « Jacques Brel avait eu l’intention, à un moment, de monter une comédie musicale pour nous deux. » Une intention qu’il nourrissait peut-être encore à l’heure d’enregistrer son nouvel album, si l’on en croit Gérard Jouannest : « À cette occasion, nous avons beaucoup parlé. Il avait dans l’idée que nous fassions une comédie musicale ensemble[299]. » Brel au livret et aux lyrics, Jouannest et lui aux musiques (et Rauber, bien sûr, aux arrangements). Charley Marouani, qui fut également l’agent de Reggiani de la fin 1968 à son dernier spectacle, le confirme aujourd’hui : « J’étais présent lors de ce dîner au cours duquel Jacques a reparlé de ce projet avec Serge[300]… » Quant à Barbara, c’est au studio, lors d’une séance d’enregistrement, qu’elle retrouve Jacques Brel. Jean Liardon est là aussi, venu de Genève pour passer quarante-huit heures en sa compagnie. Jacques en profite pour proposer à Barbara un survol des Alpes avec l’avion de son ami. Liardon : « J’étais prêt à le faire. Mais elle m’a téléphoné pour évoquer toutes sortes d’excuses. Je crois qu’elle avait peur de monter dans un avion de cette taille[301]… »


Autre moment d’amitié notable, la soirée passée chez Lino Ventura, à Saint-Cloud, avec Georges Brassens, que Maddly rencontrait pour la première fois, et sa compagne Puppchen. Pâtes au menu — la spécialité de Lino — et pour thème principal de discussion : la mort ! Brel et Brassens, avec un poumon et un rein en moins respectivement, l’ont déjà frôlée de près. Quant à Lino Ventura, qui est à l’apogée de sa carrière, tout va bien pour lui. Il intervient en cours de soirée pour stopper cette conversation qui, même sur le ton de la plaisanterie, le met mal à l’aise : « Arrêtez de parler de tout ça, vous allez nous coller la scoumoune[302] ! »

C’est pourtant lui qui vivra le plus longtemps, dix ans encore, jusqu’à l’âge de soixante-huit ans. Mais il ne restait plus qu’un an à Jacques et quatre à Georges ; celui-ci avait déjà sorti son dernier album au premier titre en forme de pied de nez à la Camarde, Trompe la mort, et même donné son dernier récital, le 20 mai précédent, à Bobino (après cinq mois à guichets fermés). Maddly : « On plaisanta sur la mort ; chacun avait des peurs différentes et chacun riait des peurs des autres. Ce dîner chantait l’amitié. Jacques en eut une joie très vive[303]. »

L’amitié et la mort… Justement, Charley Marouani raconte : « Un jour, je tombe sur France-Soir, le grand journal de l’époque, qui titre sur la mort de Jacques Brel ! Je l’achète et le montre à Jacques qui me dit : “Va chercher un appareil photo, on va s’amuser !” Et il prend la pose, souriant, en tenant ostensiblement l’exemplaire du journal annonçant sa mort. Le but était bien sûr de l’envoyer à France-Soir pour voir comment ils auraient justifié leur bourde… Finalement, Jacques a préféré en rester là. Il s’efforçait tellement d’échapper à la presse qu’il n’a pas voulu risquer d’alimenter davantage les ardeurs des paparazzi à son encontre. Mais j’ai toujours la photo[304] ! »

Avant que d’autres échos ne soient publiés sur l’enregistrement de l’album en cours, les lecteurs de France-Soir ont donc cru, au moins un temps, à la mort de Brel…

Un autre jour, où il a été prévu en studio une séance le matin et une autre l’après-midi, Jacques demande à Marouani de bien vouloir l’emmener chez Brassens qui l’a invité à déjeuner, Maddly devant sans doute vaquer à d’autres occupations. « Il m’a proposé de me joindre à eux, mais j’ai estimé qu’il était préférable de les laisser en tête à tête. Avec ma timidité légendaire, j’aurais eu l’impression d’être un nain muet, perdu entre deux géants[305]. » Georges, qui souhaite assister à la session de l’après-midi, ramènera lui-même Jacques au studio, au volant de sa vieille Ondine. Vers 15 heures, Charley se souvient de l’arrivée des deux amis, « bras dessus bras dessous, riant aux éclats comme deux gamins ». Et Brel de lui raconter en s’esclaffant que Brassens s’est aperçu, au moment de faire démarrer son véhicule, qu’il allait se trouver à court d’essence. Voilà donc nos deux hommes en quête de la première station venue qui, par chance, se présente assez vite sur leur chemin. Mais, au moment de payer, Brassens s’aperçoit qu’il n’a pas d’argent sur lui… et Brel non plus ! « Le pompiste n’en croyait pas ses yeux ! rapporte l’imprésario[306]. Ces immenses artistes, installés dans une vieille guimbarde et sans le sou ! » Bonne âme et sûrement ravi, le pompiste accepta de faire crédit à un Georges Brassens confus, qui, en honnête citoyen, revint lui-même en fin de journée régler son dû.


Ainsi s’écoule ce mois de septembre 1977, entre travail, retrouvailles amicales et hantise des paparazzi, dans l’attente, sinon de regagner Hiva Oa au plus vite, du moins de prendre des distances aussitôt que possible avec la capitale parisienne. Un jour, ayant appris qu’Isabelle Aubret enregistre dans un autre studio de l’immeuble — l’année précédente, elle avait enregistré La femme est l’avenir de l’homme, et cette fois elle travaille à un nouvel album dont Claude Lemesle a écrit le premier titre, Berceuse pour une femme… — , Jacques Brel se fait une joie de la retrouver entre deux séances. L’interprète de C’est beau la vie et de La Fanette en gardera un souvenir particulièrement ému, redoutant de ne plus jamais revoir son ami ; ce qui sera en effet le cas… Celui de Miche et de France Brel aussi, qui, bien qu’ayant écrit à Jacques, attendront en vain sa venue à Bruxelles.

Fin septembre, il n’y a plus que deux chansons à enregistrer. Le 29, Vieillir, la chanson dont Gérard Jouannest a coécrit la musique, est seule au programme : « C’était curieux comme ambiance, se souviendra le musicien[307]. Tout le monde avait peur de se tromper et de l’obliger à chanter plusieurs fois. On avait l’impression que c’était quand même une des dernières fois. Et cette chanson, en plus ! Ces paroles… C’était fou ! » Comme toujours, Jacques s’emploie à fond, avec un professionnalisme qui n’a d’égal que son naturel, et n’a donc pas besoin de multiplier les prises ; heureusement d’ailleurs, car il termine les séances de l’album dans un grand état d’épuisement.

Une chanson encore reste à mettre en boîte, celle qui se retrouvera en dernière position sur le 33 tours et qui, néanmoins, lui donnera son titre officieux : Les Marquises. Pour cette ultime journée de studio, Jacques tient à effectuer une dernière fois le parcours à pied et arrive avec deux minutes de retard sur l’horaire prévu pour l’enregistrement. Il s’en excuse auprès des musiciens et, pour ne pas les faire patienter davantage, « il ne répète pas, précise Maddly[308]. J’ai juste le temps de lui glisser son texte et il s’installe devant le micro. Il est prêt lui aussi. Il part pour les Marquises… »

Ce 1er octobre 1977, Jacques Brel chante les derniers mots qu’il enregistrera jamais, « Veux-tu que je te dise, gémir n’est pas de mise / Aux Marquises… », et s’adresse aussitôt à la Doudou : « Ça te va ? » Qui mieux que Maddly Bamy, en effet, pour juger de la pertinence de cet enregistrement, dont elle a vu et entendu naître les prémices, en guitare-voix, sous leur toit d’Atuona ? Puis il se tourne vers Rauber et Jouannest : « Ça vous va ? » Réponse affirmative des intéressés. « Alors, pour moi, c’est bon aussi. »


Voilà comment une prise unique, réalisée en une séance d’à peine cinq minutes, gravée telle quelle, après mixage, sur « l’album bleu » que tout le monde connaît, a donné lieu à une chanson immortelle ! Jamais aucune prise alternative ne pourra être dénichée dans les archives du producteur. Aucun repentir de l’artiste. Sa peinture des Marquises, Jacques Brel l’avait définitivement achevée in situ ; à Paris, seul restait à fabriquer son encadrement musical.

Mais, quand même, une seule prise… Quelle prise de risques ! Gerhard Lehner, évidemment, souhaitait disposer au moins d’une seconde prise, « ne fût-ce que par prudence, en cas d’incident technique », confiera François Rauber[309]. Mais « Brel a dit : “Ça va ou ça va pas ?” On a écouté la bande. Jacques a dit : “C’est bon et, s’il y a un problème, on fera revenir les musiciens et on sera contents de se revoir” ». Lehner aura d’autres motifs de rester marqué à jamais par cette session : « Quand il a fini d’enregistrer cette dernière chanson, tous les musiciens se sont levés pour l’applaudir ! En vingt-cinq ans de métier [jusque-là], je n’ai vu ça que deux fois. Vous voulez savoir l’autre fois ? C’était avec Sarah Vaughan[310] qui enregistrait aussi en direct avec l’orchestre de Quincy Jones[311]. »

Загрузка...