13 LE VOILIER DE JACQUES

« Un voilier “dévoilé” / Est à vendre aux îles Marquises / La nuit, le ciel est étoilé / Le jour, tendre est la brise[182]… » Étonnante histoire, au demeurant, que celle de cette cathédrale « haute en ciel et large au ventre, de clinfoc et de grand-voiles », qui vaut bien qu’on s’y attarde un peu. Le temps d’une pause marine, comme un volet supplémentaire du triptyque aussi « hénaurme » qu’exceptionnel de Jean de Bruges

Automne 1976, Punaauia (Tahiti) : après avoir revalidé sa licence de pilote et s’être mis en quête d’un appareil, Jacques Brel a jeté son dévolu sur un bimoteur qu’il va acheter au nom de Maddly Bamy. L’air après la mer, tout en ayant choisi sa terre… À Paul-Robert Thomas, le copain toubib, qui l’interroge sur le sort de son bateau, maintenant qu’il s’est tourné vers l’avion, l’ancien navigateur parti pour faire le tour du monde répond : « Je vais le vendre dès que j’aurai changé un guindeau que j’ai commandé chez Sin Tung Hing, le concessionnaire de Papeete. Ce ne sera pas facile de le vendre aux Marquises, mais je ne me sens pas trop le courage de le rapatrier ici pour le moment. De toute façon, je ne le vendrai qu’à un homme qui aime la mer, à un vrai marin… »

En fait, tout va aller très vite, beaucoup plus vite que Jacques ne l’imagine alors. Et c’est non pas à un homme mais à un couple qu’il vendra l’Askoy, une fois de retour dans son île, quelques semaines seulement après cette conversation. De jeunes mariés américains, Lee Adamson et Kathy Cleveland, arrivés depuis peu à Hiva Oa sur un navire qui les avait embarqués comme coéquipiers à Panamá. L’histoire veut qu’il les ait jugés sympathiques au point de leur céder son voilier pour le tiers de son prix d’achat, à peine trois ans plus tôt. « Jacques l’a vendu à un prix symbolique, confirmera Maddly en 2008, parce qu’il voulait donner la possibilité de parcourir le monde à deux jeunes tentés par l’aventure. »

C’est sans doute la réalité mais c’est aussi une façon, pour lui, de solder un pan de son passé. Car le rêve du marin en partance, du capitaine en quête d’île au trésor, ce rêve d’enfance est désormais accompli, et l’Askoy qui patiente depuis un an en baie de Tahauku n’est plus synonyme pour lui que de contraintes, d’entretien fastidieux mais aussi de rappels douloureux au plan physique. « En bateau, résumera-t-il, il faut être heureux pour partir. Autrement, il devient un château hanté de mille bruits désagréables et lancinants, et longs. Plus humide que les prisons, on vit alors dans une soupe infecte et collante, navrante. Un bateau n’est pas grand, il devient minuscule. Il n’est pas fatigant, il devient harassant, c’est le bagne[183]. »

Il faut se remettre dans le contexte de leur traversée du Pacifique, où Jacques et Maddly forment un couple de marins pour le moins improbable : elle, certes animée d’un rare dynamisme mais sans grande expérience ; lui, opéré d’un cancer il y a moins d’un an, dont on a ouvert la poitrine, scié les côtes et retiré partiellement un poumon. « Jacques n’avait pas retrouvé toutes ses forces et d’ailleurs il ne les retrouvera jamais tout à fait et je devais constamment avoir un œil sur lui. Quel destin était le mien pour être là, à couver des yeux un des hommes les plus extraordinaires de notre siècle[184] ? » Se lancer dans une telle équipée, rien qu’à deux, sur un voilier trop lourd à manier — à titre comparatif, le Pen-Duick VI avec lequel Éric Tabarly remporta en 1976 sa seconde Transat en solitaire pesait seulement dix-sept tonnes, contre quarante-deux pour l’Askoy pourtant moins long de quatre mètres et demi —, relève déjà de l’exploit. Le chanteur semblait l’avoir pressenti dès 1968 : « Il y a deux sortes de gens / Il y a les vivants / Et ceux qui sont en mer[185]… » Mais aller jusqu’au bout, cela tient du miracle. La tâche est trop éprouvante, les souffrances de Jacques trop évidentes. « Ce bateau t’use plus que je ne peux le supporter[186] », lui souffle sa compagne en arrivant aux Marquises.

« Nous avons eu la vision d’un couple harassé, pâle comme la mort, les yeux cernés, se rappelle Prisca Parrish à l’accostage de l’Askoy, donnant l’impression d’être dégoûté à vie du bateau et des traversées. Jacques semble souffrir. Il parle d’une voix d’outre-tombe, calme et sourde. » Il faut rappeler que Jacques et Maddly, en choisissant la ligne droite, sont passés à côté des alizés et tombés dans ce qu’on nomme le pot au noir, en jargon de navigation. Vic et Prisca, eux, n’ont eu besoin que de quarante-deux jours, dix-sept de moins que leurs amis, pour relier Panamá à Hiva Oa. En cours de traversée, Brel leur a d’ailleurs confié par radio qu’il ne supportait plus le bateau : « Tout est lourd, démesuré. […] J’en peux plus. Vivement la terre[187] ! »

Rien d’étonnant, dans ces conditions, que le voyage s’arrête là. Bientôt, ayant constaté que sa célébrité n’avait pas atteint ces rivages et succombé à la fois au charme de l’endroit, Jacques annoncera à Vic que « le bateau, c’est fini. La Doudou et moi, on est tombés d’accord. Je vais peut-être acheter quelque chose dans le coin ». Et comme le poète voit plus loin que l’horizon, il se trouve une justification : « Le bateau, ça rend con ! T’as le cerveau qui s’atrophie à force de te demander d’où vient le vent. » Ce sera l’une des dernières phrases de Jacques Brel dont se souviendra Prisca, car Vic et elle lèveront l’ancre comme prévu quelques jours plus tard. Le tour du monde à deux voiliers voguant plus ou moins de conserve depuis onze mois, à partir des Canaries, prendra fin dans cette petite baie des Marquises où mouillent alors quatre ou cinq autres bateaux. Le Kalais poursuivra sa route, l’Askoy restera ancré sur place, sans bouger ou presque, un an de plus. Et jamais plus ces quatre-là ne se retrouveront.


Étonnante histoire, disions-nous, que celle de ce yawl[188] lancé en mer le 19 mars 1960 par son constructeur, Hugo Van Kuyck, un architecte belge bien connu, grand yachtman et président du Royal Yacht Club de Belgique. Ainsi appelé en référence à une île norvégienne, mais second du nom[189] (d’où le chiffre II, supprimé ensuite par Brel, au risque d’attirer sur lui et ses passagers les foudres de la malédiction, à en croire la superstition selon laquelle on ne touche pas impunément au nom d’un bateau), l’Askoy II deviendra la propriété du chanteur en mars 1974.

Fin janvier, le temps de trouver le voilier qu’il souhaite, Jacques Brel s’est installé momentanément chez son épouse, à Bruxelles… tout en entretenant depuis 1970 une liaison avec une certaine Monique qui vit à Menton, et depuis 1972 avec Maddly à Paris. « À ce moment-là, confiera celle-ci à Prisca[190], Jacques était très occupé… plein de femmes partout, plus Miche et sa famille ! Moi, j’arrivais là-dedans comme un cheveu sur la soupe. Il a fallu du temps pour qu’il puisse m’accorder une petite place. […] Je savais, je l’ai su tout de suite, que c’était l’homme de ma vie. Il fallait simplement que je le lui fasse comprendre. » De retour de sa croisière de formation sur le Korrig, Brel n’a qu’une idée en tête : effectuer un tour du monde de cinq ans sur son propre voilier, et c’est à sa fille France, semble-t-il, qu’il propose en premier de l’accompagner : « Ce sera ton bateau[191] ! », promet-il. Et à Miche, en apercevant l’Askoy pour la première fois, le 28 février, sur les quais d’Anvers, après la publication d’une annonce de vente, il proclame résolument : « Si c’est celui-là, je l’achète ! » Long de dix-huit mètres et large de cinq, c’est un deux-mâts en acier dont le plus haut s’élève à vingt-deux mètres.

Un déjeuner s’ensuit le jour même avec Hugo Van Kuyck, vieux loup de mer, et le courant passe aussitôt entre eux. « Ces deux personnages d’envergure se reconnurent l’un dans l’autre au fil de la conversation. Ils évaluèrent avec plaisir l’importance que l’un et l’autre accordaient à la réalisation de leurs rêves[192]. » Ce soir-là, Brel place une photo du bateau dans la chambre de sa fille France, alors âgée de vingt ans : « C’est lui ! », écrit-il dessus, enthousiaste. « Je t’embrasse », ajoute-t-il en signant « Ton Vieux » et en précisant que « les plans sont au salon ».

Quelques jours plus tard, France se déplace à son tour jusqu’à Anvers pour le découvrir. La coque peinte en noir, l’intérieur tout aussi sombre, aménagé en bois de teck mais rehaussé de cuivre, il comprend plusieurs cabines, une salle d’eau et un vaste carré central jouxtant la cuisine. « J’étais seule. Notre premier face à face me laisse un souvenir émouvant… J’avais bien suivi l’itinéraire conseillé par mon père pour trouver sans trop de difficultés le Yachting Club d’Anvers, où je m’étais donné rendez-vous avec l’Askoy. C’est lui qui s’imposa à moi. Il trônait derrière des hangars, démâté, en cale sèche au sommet de son échafaudage, l’étrave narguant Anvers que l’on devinait derrière les brumes de l’Escaut. Timide et subjuguée, je contournai à pas lents sa coque majestueuse. La force évidente d’un destin à partager me fit frissonner d’émotion. Et le temps s’arrêta[193]. »

Un destin à partager… seule à bord avec son père, pensait-elle alors. Du moins jusqu’aux Canaries, où il était prévu que Miche vienne les rejoindre à la Toussaint prochaine. À l’image de son copain Vic naviguant jusqu’alors seulement avec sa fille, Jacques avait en effet souhaité que France le suive dans cette aventure, quitte à lui faire abandonner ses études d’assistante sociale. Les autres femmes de sa vie, Miche, Monique et Maddly, les rejoindraient à tour de rôle dans les ports où le père et la fille feraient escale… Comme s’il lui était impossible de choisir entre elles, du moins entre les deux dernières, car Miche est désormais plus une amie fidèle qu’une amante intermittente. Dilemme d’un homme sincère et peut-être un peu lâche avec les femmes, écartelé entre plusieurs amours, qui n’a jamais su vraiment y faire avec la gent féminine mais qui se sent, écrit-il à Monique, « enfin libre d’aimer, pour la première fois ». En tout état de cause, Jacques semblait bien n’avoir d’autre intention, au moment d’acheter le voilier (pour la suite, qui vivra verra !), que d’entamer son tour du monde en la seule compagnie de France, outre quelques équipiers pour les aider à la manœuvre.

C’est donc avec la surprise qu’on imagine, cinq mois plus tard, qu’à l’heure d’appareiller avec deux matelots — un Hollandais, Lucien, et un Suisse, Conan[194] — France découvrait Maddly à bord de l’Askoy. Pour celle-ci, cependant, tout était clair et planifié de longue date avec Jacques : « Il parlait de voyage, il parlait de partir. Pour s’y préparer, il avait fait la traversée de l’Atlantique sur un bateau-école. Maintenant, il se cherchait un bateau. Cela se précisait. Alors, un jour, il mit longtemps, longtemps pour me dire : “Viens un peu par là. Assieds-toi. Je vais partir par là”, dit-il, me montrant l’emplacement de la Méditerranée sur la carte du monde qu’il avait dessinée sur l’envers du papier argent de son paquet de cigarettes. “Puis Gibraltar, les Canaries, l’Amérique du Sud, le cap Horn, l’île de Pâques, le Pacifique, Tahiti, les Fidji, les Seychelles, la mer Rouge, le canal de Suez et de nouveau la Méditerranée.” Il marqua un temps. “Est-ce que tu veux le faire avec moi ?” » Et, devant l’enthousiasme de Maddly : « Alors voilà, ça va durer cinq ans, cette affaire-là. J’ai fait mes calculs, après je n’aurai plus un sou. Ça ne te fait pas peur ? » Maddly : « Non, on trouvera toujours un bol de soupe. » Et Jacques, qu’on imagine excité comme un enfant rêveur : « On aura repéré un coin et, si tu veux bien encore de moi, on ira y vivre. Je chanterai avec ma guitare et toi tu danseras et on fera la manche. Tu veux bien[195] ? »

La version d’Alice Pasquier, la veuve de Jojo (aujourd’hui disparue, elle aussi), diffère du tout au tout. C’est à Marc Robine, et à lui seul[196], qu’elle accepta de livrer ce témoignage : « Maddly est arrivée un jour, avec tous ses bagages, et elle a dit [à Jacques] : “Voilà, je pars avec toi.” Elle m’en avait déjà parlé. Elle m’avait dit qu’elle partait avec lui pour cinq ans, et qu’elle avait déjà loué son appartement. Elle s’est installée carrément, et Jacques n’a rien pu dire. Il ne voulait pas partir avec elle, mais il ne savait pas discuter avec les femmes. France aussi a été mise devant le fait accompli, et elle était très étonnée. D’autant que Maddly disait : “Mme Brel peut venir si elle veut, mais moi je reste là.” En fait, Jacques était très embêté. D’autant qu’il avait proposé à Monique de partir avec lui. Ils s’adoraient, tous les deux ; et puis le beau rêve s’est écroulé lorsque Maddly est partie avec Jacques. Je me souviens encore du jour où Monique est arrivée à la maison, en pleine dépression […], au point que je l’ai gardée un an à la maison, le temps qu’elle se remette un peu. »


C’est justement chez les Pasquier à Paris, au chevet de son ami, que se rend Jacques Brel, une dizaine de jours avant de lever l’ancre, le 24 juillet 1974, au port d’Anvers. Georges Pasquier — qui était encore venu découvrir l’Askoy, au printemps, flottant sur l’Escaut (« Il nous avait fait rire aux larmes », confiera Maddly) — souffre en effet d’un cancer des glandes depuis l’automne 1969, quelques mois seulement après L’Homme de la Mancha ; comme si le consciencieux Jojo, toujours auprès de Jacques en coulisses jusqu’à ces ultimes représentations, avait attendu qu’il n’ait plus besoin de lui au plan professionnel. « C’est arrivé tout d’un coup, expliquera Alice Pasquier. Tout le monde a été surpris, tant mon mari était solide. Il n’avait jamais eu un rhume et il fumait moins que Jacques. » Ce jour-là, pourtant, Brel est quelque peu rassuré par l’état de santé de son ami : « Jojo me semble aller nettement mieux, écrit-il à Monique. Vu le toubib, assez optimiste. J’avoue que je respire… »

Il est loin de se douter de la suite : la mort soudaine de Jojo, le 1er septembre, un mois et demi seulement après cette dernière rencontre. Jacques apprend la nouvelle avec stupeur le lendemain, par un coup de fil passé à Alice depuis le port d’Horta sur l’île Faial, aux Açores, où l’Askoy a mouillé le matin même. Aussi meurtri qu’incrédule, il prend aussitôt une navette pour la péninsule Ibérique et Lisbonne, d’où il rejoint Paris où Jojo vient de mourir. Le 7 septembre, il assiste aux funérailles à Saint-Cast-le-Guildo, dans les Côtes-du-Nord, en compagnie de Charley Marouani. Là, Jacques qui, depuis quelque temps, est en proie à des maux de tête persistants et se sent toujours fatigué, lâche à Laetitia, la sœur d’Alice : « Le prochain, ce sera moi ! » Puis, avant de regagner Faial, où patientent France et Maddly, il rejoint Monique à Menton, le 9 septembre, le jour même où, en Belgique, se marie sa fille Chantal…


L’appartement que Monique occupait, Jacques en avait fait l’acquisition spécialement pour elle. Généreux par nature, il était coutumier du fait. À Sylvie, sa compagne précédente depuis 1961, il avait laissé son logement parisien de la rue Dareau et offert la petite villa qu’il avait achetée à Roquebrune, près de Menton (où Charley Marouani possédait aussi un appartement), et qui constituait leur repaire en bord de mer. C’est là, dès 1963, qu’il s’était initié à la voile, sur un deux-mâts de quinze mètres, l’Albena, acquis en copropriété avec un pilote d’Air France, Max, alors mari de Monique… dont Sylvie était la meilleure amie, ayant été l’une et l’autre hôtesses de l’air. Et c’est lors d’une croisière commune durant l’été 1969, comme dans une tragédie grecque, que tout se noua et se dénoua : Sylvie fut bientôt remplacée par Monique dans la vie de Jacques, après que la seconde eut décidé de quitter Max… Elle le rejoignit en mars 1970 à Genève, à la fin d’un stage de formation au métier de pilote auquel il s’était inscrit en octobre précédent ; un stage réparti sur six mois, mais comportant dix semaines de présence continue indispensable, qui permit à Brel de sympathiser avec son instructeur vaudois Jean Liardon et lui valut la délivrance, le 17 avril, d’une licence IFR de vol aux instruments.

Il acheta alors son premier bimoteur, un Beechcraft Barn B55, mais déjà son quatrième avion en l’espace de six ans. Le premier était un Gardan GY-80 Horizon (immatriculé F-BLPG) acquis d’occasion en octobre 1964 au nom de Charley Marouani — « pour une raison fort simple, expliqua le chanteur, c’est qu’un Belge n’a pas le droit de faire immatriculer son avion en France ». Le deuxième, en 1967, était encore un Gardan, à nouveau d’occasion mais enregistré cette fois à son nom. Quant au troisième, acheté en novembre 1969 à Issoire chez le constructeur, c’était un monomoteur flambant neuf identique à celui avec lequel Hrissa Pélissier[197] avait effectué la traversée de l’Atlantique Sud, un splendide Wassmer WA-40 Super 4 aux ailes de bois et de toile prévu pour quatre passagers. Pour Jacques Raynaud, le patron de l’hôtel où Brel séjourna quelques semaines en compagnie de Jojo, le temps de se familiariser en vol avec cet appareil, Jacques « était un gars simple et généreux, pas un rouleur de manivelles ». Dans l’intervalle, le lieu d’attache principal de ses différents avions restait l’aéroport de Cannes-Mandelieu, près de Menton… dont le port abritait son voilier l’Albena.


Mais on l’attend aux Açores. Et c’est à l’aéroport de Nice où Monique conduit Jacques, à la mi-septembre 1974, que les amants de Menton se quittent à jamais, sans le savoir. « Et puis infiniment / Comme deux corps qui prient / Infiniment lentement / Ces deux corps se séparent… » À Hiva Oa, deux ans et demi plus tard, pensera-t-il à cette séparation au moment d’écrire Orly ? « Et puis ils se reprennent / […] Se tiennent par les yeux / […] Et puis en reculant / […] Il consomme l’adieu[198]… » À l’écoute de cette merveilleuse chanson d’amour, l’une des plus belles assurément du patrimoine francophone, on croit bien revivre cette histoire, d’autant plus déchirante avec le recul que, dans l’esprit de Jacques, il s’agissait alors d’un simple au revoir. « Bien sûr, je vais revenir, écrit-il encore à Monique quelques jours plus tard, le 18 septembre. Je ne sais ni quand ni où. C’est ce que je cherche à présent… Ne t’y trompe pas, je suis près de toi. » Ces deux-là s’adoraient, disait Alice qui les connaissait fort bien, l’un et l’autre, pour avoir vécu, aux côtés de Jojo, dans l’ombre permanente du Grand Jacques. Oui, dans sa maison d’Atuona, en écrivant son chef-d’œuvre, Brel a dû se rejouer cent fois cette grande scène des adieux avortés, non voulus et cependant irrémédiables. « Et je les sais qui parlent / Il doit lui dire je t’aime / Elle doit lui dire je t’aime… » C’est triste, mais à Nice comme à Orly, le dimanche, « avec ou sans Bécaud », la vie ne fait pas de cadeau.

Arrivé aux Açores, avant de reprendre la mer pour Madère puis les Canaries, Jacques invite Jean Liardon, son nouvel ami suisse qui l’a formé sur un bimoteur à réaction, à naviguer quelques jours à bord de l’Askoy. Mais, une fois parvenu à destination avec son propre avion, Liardon devra oublier la croisière promise pour passer le plus clair de son séjour avec Brel dans les airs. Les deux hommes reviennent de leurs vols « excités comme des gamins », se rappelle Prisca Parrish. Car Vic, sa fille et Prisca sont également arrivés à Faial, le 16 septembre, en provenance des Caraïbes, sur le Kalais. Jacques et Vic en effet ont convenu de se retrouver ici, en septembre, sans que Prisca, la nouvelle compagne de l’ancien industriel belge, sache encore qui était ce fameux copain qu’ils allaient rejoindre pour naviguer de conserve. Vic a voulu lui réserver la surprise et c’est donc à Horta que ce témoin essentiel du périple maritime de Jacques Brel fait sa connaissance : « C’est tout de même un peu dingue, observera-t-elle[199], de traverser tout l’Atlantique pour retrouver un copain, non ? »

À l’escale suivante, à Madère, France prend l’avion pour Bruxelles, juste le temps de passer ses examens d’assistante sociale… et d’aller voir à Paris Alice Pasquier, la veuve de Jojo, à la demande de Jacques qui souhaite l’inviter sur l’Askoy pour l’aider à se remettre de son deuil. Chez elle, France lui confie son embarras devant la présence de Maddly à bord, alors que Miche — qui l’ignore encore — y est attendue à la Toussaint pour quelques semaines de vacances. Informé à son tour par Alice, Charley Marouani pique une colère au téléphone : « Je vais télégraphier à Jacques, lui dit-il, qu’il foute Maddly dehors pour que Miche puisse venir[200] ! »

Quel tour aurait pris le destin ? On ne le saura jamais, car Charley n’aura pas le temps d’envoyer ce télégramme ; les circonstances vont le prendre de court. Le 19 octobre, Alice Pasquier atterrit à Santa Cruz de Ténériffe, où l’Askoy vient de jeter l’ancre. Ce jour-là, de plus en plus fatigué, Jacques Brel a décidé de faire une pause, en compagnie de Maddly, là où l’air est aussi vif que raréfié, dans un hôtel situé sur les pentes du mont Teide, le volcan qui culmine à 3 700 mètres d’altitude. C’est donc France qui accueille Alice à l’aéroport, surprise par l’absence de Jacques mais rassurée d’emblée par sa fille. « Elle m’a dit : “Ne t’inquiète pas, il est là. Il est seulement très fatigué, alors il est monté au Teide, se reposer un peu, avec Maddly. Ce soir, on dort sur le bateau et on ira les rejoindre dès demain.” Le lendemain, France a loué une voiture, et nous sommes montées… À notre arrivée, ç’a été une vraie fête. Jacques était très gai, il voulait me faire oublier[201]… »


La « malédiction » de l’Askoy frappera le jour même : durant la descente vers la côte, dans l’après-midi, Brel ressent subitement une douleur intense qui lui tire un hurlement. « Je remarquai sa main, cramponnée à l’endroit du cœur, précisera Maddly. Le déchirement atroce qu’il ressentait là faisait croire à une crise cardiaque. Pénible, ma respiration ne valait guère mieux que la sienne[202]… » Tout le côté gauche le fait terriblement souffrir, le bras, la cage thoracique et surtout le cœur, en effet, comme en témoignera Alice : « Cela ressemblait beaucoup à un infarctus, Jacques suffoquait… France a tout de suite arrêté la voiture et nous avons essayé de le faire sortir ; mais il ne voulait pas descendre. Nous, on voulait l’étendre, pour qu’il reprenne sa respiration ; lui, au contraire, il voulait marcher, rester debout… Finalement, nous l’avons fait s’allonger sur un petit talus qui longeait la route. Il disait qu’il avait soif, mais on n’avait pas une goutte d’eau. Et il n’était pas question d’espérer en trouver car, là-bas, c’est le désert… Jacques a dû rester un quart d’heure, vingt minutes, étendu sur le bord de la route ; puis il a dit qu’il se sentait un peu mieux et qu’il souffrait moins… Alors on est remontés en voiture et nous sommes repartis[203]. »

À l’hôpital de Santa Cruz, où il est placé sous morphine, on a tôt fait d’écarter le risque d’infarctus, mais le pronostic reste flou entre tuberculose, pneumonie et cancer… Au bout de trois ou quatre jours d’hospitalisation et une espèce d’évasion organisée par ses amis, se défiant des médecins locaux, Jacques retrouve ses esprits après une nuit passée sur l’Askoy et décide, d’un commun accord avec Alice, France et Maddly, de regagner l’Europe pour y subir des examens approfondis. Il choisit de se mettre entre les mains des médecins suisses : « Ce sont les meilleurs, dit-il, et puis j’ai de bons copains là-bas… » Il songe évidemment à Jean Liardon.

Prévenu par Alice, le fidèle Charley Marouani l’attend à son arrivée à l’aéroport de Genève-Cointrin. Il a affrété une ambulance pour le conduire aussitôt dans une clinique privée. Puis, Liardon faisant jouer ses relations, Jacques est admis à l’hôpital cantonal, où le résultat des examens ne laisse place à aucun doute. « Il s’agit d’une tumeur cancéreuse, localisée dans le lobe supérieur du poumon gauche, tout près de l’arrivée de la bronche. » Seul traitement possible : l’opération chirurgicale. « Jacques n’a pas cillé, se souvient Charley : “Très bien. Ce n’est pas encore ça qui va me démolir.” Mais sans doute qu’au tréfonds de lui il se disait que son corps avait fini par réagir à toutes ses nuits blanches, à l’alcool et aux quatre paquets de cigarettes journaliers[204]. »

On connaît la suite, du Plat Pays aux Marquises, via les Canaries. Mais, avant d’être opéré le 16 novembre, Jacques effectue un rapide aller-retour entre Bruxelles et Ténériffe : il laisse l’Askoy à la garde de France, au port de Santa Cruz, sachant que Vic et Prisca sont là en cas de besoin. Ensemble, ils le déplaceront d’ailleurs à Puerto Rico, sur la côte sud de la Grande Canarie, où Brel les retrouvera en décembre pour continuer bientôt le voyage jusqu’aux Antilles, comme si rien ne s’était passé entre-temps. Sauf qu’à Bruxelles Miche a découvert la présence de Maddly (qu’elle et ses filles, Chantal et Isabelle, appellent « l’infirmière ») aux côtés de son mari… et que son projet de vacances sur l’Askoy appartient désormais, et définitivement, au passé. « Cinq semaines après l’opération, nous prenions la mer, racontera le Grand Jacques[205]. J’étais encore tout à fait infirme. […] Mon bras gauche ne fonctionnait pratiquement pas. Chaque mouvement me rappelait que j’étais handicapé et que ma carcasse ne répondait plus à tous mes appels. »

Quant à France, ce voyage la marquera pour la vie. « Dire que l’Askoy et moi avons vécu et partagé de grands moments me semble dérisoire quand je repense aux réalités exceptionnelles que nous avons affrontées[206]. Jamais je n’oublierai cette merveilleuse traversée étoilée que nous fîmes, presque en solitaires, bercés par les accords du Schéhérazade de Rimski-Korsakov. […] J’avais vingt ans, ce voyage en bateau, c’était génial. Mais quel service militaire[207] ! […] Et puis nos destins nous ont séparés sans nous épargner[208]. »


Décembre 1976, Atuona : à son retour de Tahiti, dégoûté par le bateau, devenu synonyme de souffrance morale — il lui rappelle trop de malheurs : la séparation de fait avec Monique, la mort de Jojo, la découverte de son cancer, la trahison supposée d’Antoine, la rupture avec France… — , Jacques cède sans regrets sa cathédrale de voiles à ce jeune couple d’Américains, Lee Adamson et Kathy Cleveland, visiblement fort épris et amoureux de la mer.

Un bateau ne sait rien

Rien qu’attendre en silence

Le jour où son maître revient

Il a le temps

Il se balance

Au gré du vent[209]

Est-ce le mauvais œil de l’Askoy ? Toujours est-il que leur périple océanien, achevé sur l’île d’Hawaï, se soldera par un divorce. Vendu (après la mort de Brel) à un marchand de surfs d’Hawaï, Harlow Daugherty, le bateau passe ensuite entre les mains d’un Allemand, Helmut R., qui sera arrêté aux îles Fidji pour trafic de drogue ! Placé sous séquestre par la justice, l’Askoy est « oublié » un certain temps au port de Suva, avant d’être mis en vente publique. Il sera adjugé, un an plus tard, dans un triste état, avec un mètre d’eau à l’intérieur, à un journaliste néo-zélandais spécialiste des questions maritimes, Lindsay Wright, qui va se risquer à regagner son pays, seul à bord… Mais, à l’approche des côtes de Nouvelle-Zélande (où il souhaite le faire restaurer au chantier naval de Waitara), il essuie une terrible tempête qui scellera le sort de l’Askoy : on se croirait projeté dans L’Ouragan, de Jean de Bruges ! L’une des trois histoires extraordinaires (avec La Baleine et La Sirène) écrites par Brel sur une musique de François Rauber[210].

L’ensemble, qui fait plus de treize minutes, constituait un « poème symphonique » récité d’une façon délibérément emphatique jusqu’au crescendo final. Recherché désespérément par tous les amateurs, c’est un document exceptionnel qui n’avait jamais été réédité[211] depuis sa sortie en 1963 sur un 25 cm Barclay non commercialisé et à tirage limité : un disque, Jacques Brel chante la Belgique, conçu par la municipalité de Bruxelles pour être offert exclusivement à deux cents bourgmestres du pays réunis en congrès (et dont le premier intéressé demanda cinq cents exemplaires pour les offrir de son côté). « À moi, à moi, Jean de Bruges / Grand quartier-maître sur “la Coquette” / Trente ans de mer et de tempêtes… »

Alors est arrivée plus haute qu’un nuage

Et plus noire qu’un péché, plus longue qu’un voyage

Une vague bâtie et de roc et d’acier

[…] La tête dans le ciel et les pieds dans l’enfer

Et puis, en retombant, la vague a tout brisé [212]

Pris dans la tourmente, Lindsay Wright ne peut éviter le naufrage et l’Askoy s’échoue brutalement sur le sable de Bayly’s Beach. Nous sommes à ce moment-là en 1994. L’histoire du yawl de Jacques Brel aurait pu et dû s’achever là, définitivement abandonné aux éléments. C’était compter sans la volonté de deux Flamands, deux frères, Peter et Gustaf (dits Piet et Staf), fils du fabricant de voiles Johan Wittevrongel auquel Jacques s’était adressé en 1974, à Blankenberge, après l’achat de son bateau : « Quand j’ai demandé à ce client son nom et son adresse, afin de pouvoir lui envoyer un devis, se souvenait Johan[213] en l’an 2000, il m’a regardé, étonné : “Vous ne me reconnaissez pas ? Je suis celui que tous les Flamands veulent tuer ! Mon nom est Jacques Brel.” » Un regrettable malentendu s’est instauré, on le sait, entre une partie de la communauté flamande et le chanteur depuis qu’il a écrit Les Flamandes, en 1959 ; et, malgré toutes les chansons où il célèbre la Flandre d’une façon ou d’une autre (Marieke, par exemple : « Le ciel flamand / Couleur des tours / De Bruges et Gand »), d’aucuns — qui n’ont rien compris au texte des Flamandes — ont la rancune tenace…

Au printemps 1974, les Wittevrongel, père et fils, sympathisent avec Brel et le revoient régulièrement : « Il s’asseyait sur le plancher pour bavarder avec mon père, se souvient Piet, pendant que celui-ci travaillait à ses voiles… Après plusieurs visites, mon père s’est cru permis de lui donner un avis : “L’Askoy est un beau bateau, mais il n’est pas pour toi. Beaucoup trop grand ! Beaucoup trop lourd ! Ou alors il faudrait que tu fasses des transformations.” Il n’a rien voulu entendre et il est parti ainsi. » En arrivant à Hiva Oa, fin 1975, sans doute fier en son for intérieur d’avoir accompli l’impossible, Jacques Brel s’empressa d’envoyer une carte postale à la famille Wittevrongel, ainsi libellée : « Vous voyez, j’avance ! » Le point d’exclamation est éloquent… Et il annonçait qu’il passerait les voir en janvier ou février 1976, ayant prévu de revenir à Bruxelles pour une deuxième visite de contrôle (la première ayant eu lieu en mai précédent, après sa rencontre avec les Perret aux Grenadines).


Quatorze ans durant, l’Askoy demeura échoué, pourrissant, sur cette plage de Nouvelle-Zélande, jusqu’à ce que Piet et Staf, en mémoire du Grand Jacques, décident d’entamer une incroyable opération de sauvetage. « Nous sommes allés inspecter l’épave, expliquera Piet[214]. Il était clair que le bateau, dans son état, ne pouvait plus flotter : l’ancien propriétaire avait tenté de récupérer l’hélice et il avait percé un trou à l’arrière. » Créant une association (baptisée, par souci d’efficacité, d’un nom anglais : Brel aurait-il apprécié ?), Save Askoy II, les frères partent en quête de financements et c’est ainsi que, le 22 janvier 2008, l’épave est sauvée des eaux ! Ou, plutôt, extraite du sable où elle s’est enlisée. Le beau voilier de Jacques est méconnaissable : aucune partie en bois ne subsiste, il n’en reste plus qu’une coque rouillée. Mais ce n’est que le début d’une renaissance aussi fantastique qu’improbable : le 16 mai 2008, transporté sur un autre navire, l’Askoy retrouve le port d’Anvers d’où il était parti, barré par Brel, trente-quatre ans auparavant… Et, le dimanche 29 mai — séquence émotion —, Maddly y revient également… en compagnie de Kathy Cleveland[215], invitées toutes deux par Piet et Staf ! « Aux Marquises, nous avons dû nous en séparer, rappelait alors Maddly, mais il est toujours resté dans mon cœur. »

Le « Maritime Site d’Ostende » accueille ensuite l’épave, où sa restauration commence « dans le cadre d’une insertion sociale par des jeunes qui en profiteront pour apprendre leur métier », ainsi qu’avec des chômeurs de longue durée. Le but, précisait Piet Wittevrongel à la presse belge, « est de refaire l’extérieur du bateau et la cabine principale exactement comme ils étaient du temps de Brel. Nous disposons de tous les plans qui se trouvent au musée maritime d’Anvers. Mais, pour le reste, nous voulons y placer plus de cabines, pour permettre à plus de gens de voyager avec le bateau. L’idée est de respecter le souhait de Brel et de permettre, grâce à l’Askoy restauré, à des gens simples, des jeunes en difficulté, des adolescents moins valides, de naviguer et de réaliser un rêve ». Rêver un impossible rêve : nul doute, là, que le Grand Jacques eût applaudi sans réserve.

Déjà, les amateurs de marine à voile et/ou admirateurs d’un homme que les feux de la rampe n’ont jamais aveuglé, parce qu’il « voyait » plus loin que l’horizon, pouvaient patienter en admirant une belle et grande maquette du voilier de Jacques Brel au Royal Yacht Club d’Anvers… Et puis, en avril 2010, l’Askoy était transporté à Rupelmonde, sur la rive gauche de l’Escaut, pour une restauration en profondeur. Mais, contrairement aux espoirs des sauveteurs (« Maintenant que l’épave est en Belgique, nous pouvons entreprendre des démarches afin de la faire reconnaître comme “héritage flottant”, ce qui nous permettrait d’obtenir quelques subsides »), la Région flamande allait refuser de considérer ce bateau, pourtant immatriculé à Anvers, comme appartenant à son patrimoine flottant. Curieusement — le destin a de ces clins d’œil, parfois ! — , le ministre flamand à l’origine de cette décision se nommait Geert… Bourgeois. De quoi donner à un grand quotidien belge l’occasion de s’offrir un bon mot en titrant à la une : « Brel n’aimait pas les bourgeois… et vice versa. »

Conclusion : le coût des travaux, évalué à 800 000 euros, restait entièrement à la charge de l’association, laquelle pouvait heureusement compter sur la solidarité du monde de la voile, notamment de Bretagne, sur le concours d’anonymes séduits par le projet ainsi que sur des recettes propres grâce à l’organisation de soirées autour de l’histoire de l’Askoy et de concerts de soutien, par exemple. Il n’y avait plus qu’à le « sauver » pour de bon, comme on l’avait fait entre-temps avec le Jojo… Pas fous pour un sou, Piet et Staf ne manquèrent pas de le rappeler, à juste titre et non sans humour, sur le site de l’association[216] : « À titre d’anecdote révélatrice et encourageante, nous mentionnerons l’intervention bénévole de la firme française de construction aéronautique Dassault, qui a financé la restauration complète de l’avion (Jojo) de Jacques Brel, un Beechcraft, aujourd’hui abrité par le musée Jacques-Brel aux Marquises. Si une entreprise française sauve l’avion américain d’un chanteur belge, qu’attendent donc les entreprises belges pour se manifester ? »


L’utopie n’étant rien d’autre que ce qu’il nous reste à réaliser[217], quatre ans et demi après son rapatriement en fort piteux état sur le territoire belge, la restauration proprement dite de l’Askoy — effectuée à leurs heures perdues par les ouvriers de Nieuwe Scheldewerven, une société de construction navale de Rupelmonde — était achevée… Et le voilier de Jacques, annonçaient Piet et Staf à l’automne 2012, serait bientôt remis à l’eau ! Le temps, simplement, de fabriquer et de poser les voiles… Pour l’automne 2013 ou le printemps 2014, au plus tard. Dix ans après « Le droit de rêver », l’exposition organisée en 2003 à Bruxelles par la Fondation internationale Jacques-Brel[218]. C’est là, en effet, que les frères Wittevrongel apprirent par France Brel que l’épave de l’Askoy gisait sur une plage de Nouvelle-Zélande… Tout se tient, tout s’enchaîne… Et voilà le voilier de Jacques (qui a retrouvé son chiffre II, comme pour conjurer le mauvais sort qui semblait l’accompagner) prêt à reprendre la haute mer. L’histoire d’un impossible rêve !

De là à imaginer qu’un jour, filant toutes voiles dehors, l’Askoy mette à nouveau le cap sur les Marquises, il n’y a qu’un pas, ce n’est qu’une affaire de vents porteurs : « Hissez le petit pavois / Et faites chanter les voiles / Mais ne vous réveillez pas / Ne vous réveillez pas… » Maddly n’a pas oublié ce jour de juillet 1974, où ils levèrent l’ancre au port d’Anvers : « Jacques avait le trac, comme avant d’entrer en scène. Moi, j’étais plus confiante… » J’en connais maintenant, là-bas, des amis du Grand Jacques, à qui cela ferait tout drôle de revoir ce long voilier noir, battant pavillon belge, entrer à nouveau en baie de Tahauku… Émotion garantie. Même avec un autre équipage, même avec de nouvelles voiles.

Des voiliers vogueront

Sur les vagues du Pacifique

Des voix, bientôt, rechanteront

Le ciel de la Belgique…

Ce seront d’autres voix

Et d’autres voiles blanches

La vie ne se joue qu’une fois

Les jeux sont faits

Pas de revanche

Seuls, des regrets…

Il ne faut pas aimer « bien » ou « un peu »

Et, à tout prendre,

Mieux vaut ne pas aimer du tout…

Il faut aimer de tout son cœur

Et, sans attendre,

Dire « Je t’aime » à ceux qu’on aime

Avant qu’ils ne soient loin de nous[219].

Загрузка...