3 SI T’AS ÉTÉ À TAHITI…

De retour de Paris (et de Bruxelles où il s’est rendu pour un rapide contrôle médical), c’est en juin 1976 à Tahiti, sur le tarmac de l’aéroport international de Faa’a, que Jacques Brel fait la connaissance de Michel Gauthier, le pilote du vol d’Air Polynésie en partance pour les Marquises. L’appareil est un Twin Otter de dix-huit places — le même qui est utilisé aujourd’hui par Air Tahiti pour relier entre elles certaines îles de l’archipel, notamment Nuku Hiva et Hiva Oa. Le Grand Jacques et sa compagne ont hâte de rejoindre Atuona, où ils se sont installés depuis quelques mois.

Une rencontre et un vol déterminants, puisque c’est au cours de celui-ci que Brel (à qui le copilote va céder momentanément la place) se décide à revalider sa licence et que Gauthier lui propose d’être son moniteur (en alternance, on l’a dit, pour des raisons de disponibilité, avec Jean-François Lejeune) : il deviendra dès lors l’un des membres du cercle intime de l’artiste, invité à dîner et à refaire le monde chez lui à chaque rotation hebdomadaire jusqu’à Hiva Oa, lieu d’escale nocturne des vols sur les Marquises.

À Tahiti, Brel fera une autre rencontre d’importance, celle du médecin Paul-Robert Thomas qui vit et travaille depuis 1976 dans la commune de Punaauia, à une quinzaine de kilomètres au sud de Papeete. Celui-ci a jeté son dévolu sur un simple faré, une sorte de chaumière en bois au toit tressé de feuilles de pandanus, dont une annexe lui sert de cabinet médical et de petite officine pharmaceutique — étant éloigné du centre de Punaauia et « le premier médecin à s’être installé en dehors de Papeete », on lui a délivré une autorisation exceptionnelle. La construction est modeste mais sa situation au bord du lagon, face à Moorea, sur un terrain planté de cocotiers, est sublime. Surtout au coucher du soleil.

Des retrouvailles, en réalité, puisque les deux hommes, par un curieux hasard, s’étaient croisés à Paris douze ans plus tôt, en novembre 1964, lors d’une émission télévisée de Guy Lux, « Le Jeu de la chance », à laquelle participaient Thomas, en tant qu’aspirant chanteur, et Brel comme vedette.

Sélectionné, ainsi que cinq autres débutants (dont le futur auteur Claude Lemesle…), parmi deux cent trente candidats, Paul-Robert, qui écrit alors des chansons tout en suivant ses études de médecine, a choisi d’interpréter Les Bonbons — chaque candidat doit en effet présenter un titre de son choix tiré du répertoire de Brel, autre que ceux retenus par l’artiste pour son tour de chant. Pendant les répétitions, en l’absence de Brel, Gérard Jouannest prévient qu’il faut vérifier le micro du chanteur. « Je peux essayer ? », demande Thomas. Le musicien acquiesce et voilà notre homme chantant Les Bonbons accompagné par les propres musiciens du Grand Jacques ! « Probablement très maladroit, écrira-t-il dans un livre de souvenirs[47], j’ai vécu cependant un instant magnifique. Je n’avais pas la voix de Brel, mais l’âme et le cœur y étaient. » Après ces essais, Gérard Jouannest vient à sa rencontre pour le remercier. « J’étais sur un nuage, se rappelle Thomas. Qui donc a jamais chanté du Brel avec son orchestre ? » Surtout à la grande époque de l’artiste !

Après l’émission (et sa victoire au concours !), Paul-Robert Thomas ose remettre ses textes de chansons à Jacques, au moment où il s’engouffre dans la DS 19 qu’il utilise en tournée, un certain Jojo au volant… Quelques jours plus tard, il le retrouve à Nancy, où le chanteur est à l’affiche. À l’issue de sa prestation, « sublime, arrachée aux entrailles », Brel l’invite à le suivre au restaurant, avec Jojo et Jouannest notamment. À la fin de la soirée, avant de se séparer, Paul-Robert prend son courage à deux mains pour tenter d’obtenir un avis sur ses chansons. « Il me répond, amical : “Quand j’étais môme, je voulais être chirurgien. Tu vas faire un beau métier !… Mais n’arrête pas d’écrire, ça te fera du bien. L’écriture est un espoir de mieux se comprendre. Quand tu es fatigué, prends une feuille de papier ou chante : ça te réveillera !” » Il est trois heures du matin, note Thomas, sans doute un peu dépité, comprenant qu’il ne sera jamais auteur-compositeur-interprète. « Brel rejoint Jojo, qui l’attend dans la DS grise, et s’allonge à l’arrière. Il a épuisé cette nuit. »


Entre 1976 et 1978, c’est chez lui, à Punaauia, que Jacques et Maddly logeront à chacune de leurs venues à Tahiti, une semaine par mois en moyenne pour se ravitailler en vivres et produits divers, ou un mois d’affilée environ, en novembre-décembre 1976, le temps pour Brel de repasser sa qualification de vol[48]. D’abord sur un bimoteur d’Air Polynésie (une filiale d’UTA) avec Michel Gauthier, puis avec un appareil du même type, un Beechcraft 50 Twin Bonanza, qu’il a demandé à Jean-François Lejeune de lui dénicher. Celui-ci aussi fera partie des intimes d’Atuona, où il ne se posera jamais sans apporter des légumes et du vin, notamment, qui font grand défaut là-bas, où la population est comme coupée du monde.

Jacques Brel et l’aviation, c’est d’ailleurs toute une histoire. Une affaire de passion qui remonte à l’été 1964, trois mois avant le fameux Olympia de la création d’Amsterdam, alors qu’il va sur ses trente-cinq ans. Le 30 août de cette année-là, le chanteur et son imprésario décident de louer deux petits avions de tourisme pour eux, les musiciens et le matériel, afin de relier plus rapidement Biarritz, où Jacques a chanté la veille, à Charleville où il doit se produire le soir même. Outre l’avantage évident à utiliser la voie des airs — gain de temps et fatigue en moins —, pour Brel c’est une révélation[49]. Et bientôt, une de ces passions dans lesquelles il se jette à corps perdu.

Le pilote de leur avion, un monomoteur Gardan Horizon, se nomme Paul Lepanse, c’est un ancien de l’Aéronavale, alors pilote d’essai chez Sud-Aviation. Durant les quatre heures de vol, sentant soudain naître en lui une vocation, Jacques se fait initier sommairement au pilotage. Il a déjà pris sa décision : il apprendra à voler ! Et c’est à Lepanse, dès l’atterrissage, qu’il demande de bien vouloir être son instructeur. Trois mois après, il achète un premier avion du même type, avec lequel, une fois sa licence de pilote privé en poche, il volera un peu partout en France, en Belgique et en Suisse pendant trois ans. En 1967, à bord de son second Gardan, il effectue, avec Paul Lepanse et Jojo, un long voyage de Nice à Beyrouth en passant par Calvi, Naples, Brindisi, Athènes, Rhodes, Nicosie à l’aller, et par Ankara, Istanbul, Salonique et Corfou au retour.

En 1969, il décide de se lancer dans le vol aux instruments et s’inscrit en octobre, à Genève-Cointrin, à l’une des meilleures écoles du genre, Les Ailes, où son instructeur est un Vaudois du nom de Jean Liardon. Fils de Francis Liardon, qui fut champion du monde de voltige dans les années 1950, et grand professionnel lui-même, Jean Liardon restera jusqu’au bout un ami fidèle. Puis, en novembre, il acquiert son troisième avion, un superbe Wassmer pouvant prendre cinq personnes à son bord.

Le 17 avril 1970, Jacques Brel est qualifié IFR, poussant sa formation jusqu’à devenir copilote sur Lear Jet, un bimoteur à réaction. C’est à bord d’un avion semblable que, trois ans plus tard, en mai 1973, il invite sept ou huit amis (dont Jojo, sa femme Alice et la sœur de celle-ci, Laetitia, Jean Liardon et son épouse, outre Maddly bien sûr) à se rendre en Guadeloupe. L’autonomie du Lear Jet 25, loué pour l’occasion, étant limitée à moins de deux mille kilomètres, de multiples escales sont nécessaires entre Genève et Pointe-à-Pitre, par la route du nord (ravitaillement en kérosène oblige) : Paris, Prestwick, Keflavik, Narssarssuaq, Portland, Wilmington et Nassau ! Assis à droite du pilote, Jacques est fier d’emmener ses amis dans un aussi beau voyage, qu’une avarie va cependant perturber : en se posant au Groenland, à Narssarssuaq, dans des conditions météorologiques difficiles, le train d’atterrissage est endommagé ! Le temps de se faire livrer la pièce nécessaire, car il n’y a pas moyen de réparer sur place, l’avion est immobilisé plusieurs jours sur le tarmac, avec des passagers en tenue estivale (ils n’ont prévu que ce qui était nécessaire à destination) par des températures polaires… Finalement, le séjour antillais se déroula à merveille et, le lendemain du retour en métropole, le 21 mai 1973, Brel embarquait à nouveau tout ce petit monde pour aller assister, au festival de Cannes, à la projection de son second film, Le Far West[50].

En 1977, mettant à profit son retour à Paris pour enregistrer ses nouvelles chansons, il s’empressera, une fois l’album en boîte, en octobre, de rejoindre Jean Liardon en Suisse. Objectif : s’adonner avec lui et son père Francis, à Sion (à bord d’un Stampe, un avion belge), aux joies de la voltige ! À vrai dire, du jour où Jacques a été touché par le virus, il n’a jamais manqué la moindre occasion de piloter. Ainsi, lors de sa tournée du printemps 1966 dans l’océan Indien (pendant qu’Antoine faisait ses débuts à l’Olympia, six mois pile avant que lui-même n’y fasse ses adieux), il vola tout son saoul au-dessus de Madagascar avec un Gardan Horizon identique au premier appareil qu’il s’était offert. Journaliste aujourd’hui bien connu, spécialiste en aéronautique, Bernard Chabbert, alors étudiant en droit et musicien de circonstance, y rencontra le chanteur… et fit la connaissance du pilote :

« J’étais jeune pilote à l’aéroclub, fraîchement inscrit à la fac de droit du campus Charles-de-Gaulle de Tananarive, et avec une bande de garnements de mon espèce, nous avions monté un groupe de blues-rock des plus crédibles. Mieux, nous avions mis sur pied une boîte, l’Œuf, pour y donner des concerts hebdomadaires, et l’Œuf, devenu haut lieu du rock’n’roll malgache, ne désemplissait pas… Un jour, un organisateur de spectacles nous apprend que le Grand Brel va venir se produire à Tana, en cours de tournée dans l’océan Indien… et que nous sommes conviés à assurer la première partie ! Comme on ne doutait de rien, on a assuré… Mais le plus merveilleux, ce fut la fréquentation, durant les quelques jours qui suivirent, du Grand Jacques : il avait décidé de prendre quelques moments de bonheur personnel et, ayant appris que Madagascar était un paradis aérien, il s’était inscrit à l’aéroclub d’Air France. Pendant une semaine, Brel a sillonné la grande île, avec le Gardan mal-aimé de l’association, si je me souviens bien… L’ennui, avec les génies, c’est qu’on s’habitue si vite à eux que, lorsqu’ils sont partis, le manque est vraiment immense[51]. »


Retour à Tahiti. Le Twin Bonanza est acheté, d’occasion[52], le 30 novembre 1976, au nom de Maddly. Conçu pour transporter huit personnes (avec une banquette à l’avant pour le pilote, le copilote et un passager, une autre banquette sur la gauche du compartiment arrière et deux sièges sur sa droite), il possède une autonomie d’un peu plus de cinq heures à une vitesse de croisière de trois cents à l’heure. Cinq heures, c’est la durée approximative du vol entre Tahiti et Hiva Oa (distantes de quelque mille cinq cents kilomètres), que Brel comme les différents pilotes de ligne n’effectueront jamais d’une traite, une escale de ravitaillement ayant lieu dans les Tuamotu, car le risque est trop grand de s’abîmer dans l’océan. Jacques et sa Doudou d’Antillaise reviendront en prendre possession dans les premiers jours de janvier 1977, une fois apportées les améliorations techniques réglementaires, indispensables pour voler jusqu’aux Marquises.

Début décembre, la veille de prendre le vol hebdomadaire d’Air Polynésie pour Hiva Oa, via Rangiroa et Nuku Hiva, Jacques Brel dresse l’inventaire avec Maddly : « Vingt-quatre bouzy rouge, un jambon à l’os, la crépine de pompe, le magnétoscope et ses câbles, le foie gras et les morilles pour Bastard, le colis de sœur Rose… la bouteille d’aquavit… » Le matériel sera transporté dans des caisses à Papeete au quai de l’Aranui, la « goélette » qui assure la liaison une fois par mois avec les Marquises ; les produits frais, la viande, les légumes, etc., voyageront en soute dans une grande glacière. Puis il se tourne vers Paul-Robert : « Toubib, il faut que tu me fasses une liste des médicaments qu’il faut absolument avoir chez soi quand on vit si loin d’une pharmacie. J’irai les acheter cet après-midi[53]. » Thomas lui note une vingtaine de médicaments de premiers secours : antibiotiques, anti-inflammatoires, antalgiques, antispasmodiques, corticoïdes, pommades, désinfectants, etc. Avec, « sur une autre feuille, les indications d’utilisation ».

Il est prévu que le commandant de bord vienne les chercher directement au faré à quatre heures du matin et que Jacques fasse une partie du vol dans le cockpit. Il pense revenir à Tahiti avec Maddly lorsque l’avion dont il vient de faire l’acquisition aura reçu l’agrément du Bureau Véritas. C’est l’affaire de trois ou quatre semaines. Le temps de faire installer le matériel radio et de navigation qui lui fait défaut pour une sécurité optimale et qui, précise Paul-Robert, a été commandé aux États-Unis et en France. Blanc, rouge et ocre, immatriculé F-ODBU, le bimoteur sera aussitôt baptisé et signé, de chaque côté du fuselage avant, du nom de Jojo.

Jojo ! C’est en pensant à lui que Jacques, quelques mois plus tôt, s’est remis à l’écriture et, avec sa guitare, à la composition de nouvelles chansons. À commencer par le brouillon d’un hommage attendri à son grand ami : « Six pieds sous terre / Il n’est pas mort / Six pieds sous terre / Il m’aime encore… » Cela se passait à Hiva Oa, le jour anniversaire de la mort de Georges Pasquier, le 1er septembre précédent. Mais il butera longtemps sur cette chanson, cherchant à l’épurer au maximum, chez lui comme à Punaauia chez Paul-Robert Thomas. À celui-ci, peu après leurs retrouvailles au premier semestre 1976, il a clairement annoncé la couleur : « Pendant mes séjours à Tahiti, j’aimerais bien vivre chez toi, à condition que je participe au loyer et à la vie de la maison. » Aussitôt dit, aussitôt fait.


Tahiti ? C’est d’abord un mythe, celui de la « Nouvelle Cythère » découverte le 2 avril 1768 par Bougainville. Le mythe du paradis et des vahinés que ne cesseront de reprendre et d’amplifier par la suite les grands écrivains aventuriers des mers du Sud : Herman Melville, Robert Louis Stevenson, Jack London, etc., qui feront rêver des millions de lecteurs et des dizaines de générations à travers le monde. Jusqu’à Pierre Loti, Victor Segalen et les Américains James Norman Hall et Charles Nordhoff qui s’installèrent sur place pour écrire l’histoire vraie des mutinés de la Bounty. Une trilogie achevée en 1934. Aujourd’hui, Hall (dont la maison d’Arué, près de Papeete, est devenue un musée) est enterré en face de la baie de Matavai où le navire du capitaine Bligh avait jeté l’ancre ; sur sa tombe est posée une plaque avec ce poème de sa composition, au texte éloquent :

Regarde vers le nord, étranger

Juste au-dessus du flanc de la colline, là

As-tu jamais vu dans tes voyages

Une terre sembler plus belle ?

Tahiti, ce peut être encore Murnau, le célèbre cinéaste allemand, qui tourna ici en 1931 son dernier chef-d’œuvre, Tabu ; ce peut être aussi Matisse qui, après Gauguin mais de façon plus fugace, vint peindre à Tahiti (entre autres une jolie Fenêtre sur Moorea) et s’immerger à Fakarava, dans les Tuamotu. Et puis, plus prosaïquement, dans la mémoire d’un petit garçon amoureux de la chanson, ce peut être une ritournelle à succès des années 1950, portée par une chanteuse humoristique et pétulante nommée Paola[54]. Cette année-là, au printemps 1958, on saluait la confirmation du talent de Jacques Brel et on souriait avec Si t’as été à Tahiti :

Dis, où t’as été cet été ?

« Moi j’ai été à Tahiti »

Si t’as été à Tahiti

C’est-i qu’tu y as été à pied ?

« J’ai pris ma moto

Je l’ai mise sur mon dos

Et je suis parti pour Tahiti »

[…] Si t’as été à Tahiti

T’as pu y aller qu’en bateau

« Mais non, pas en bateau »

T’as pu y aller qu’en bateau !

« Mais non, voyons

J’ai pris l’avion »

Ah bon !

Lors de leurs premiers séjours à Tahiti, Jacques Brel et Maddly Bamy renouent quelque peu avec la vie en société, allant d’abord à la découverte de la « capitale ». Papeete : une ville portuaire étirée en longueur et adossée à la montagne, avec ses embouteillages, déjà, son commerce naissant de la perle noire, sa vie administrative, ses échoppes en tout genre, ses cinémas, son marché couvert qui abonde en produits alimentaires. Jacques s’est d’ailleurs découvert une nouvelle passion pour la cuisine. Une occupation sédentaire, née en vase clos sur l’Askoy pendant la traversée du Pacifique. Chaque semaine, ayant décidé que les mardis seraient jours de « gala d’océan », il mitonnait un repas fin. « Il dressait la table d’une nappe blanche, de serviettes brodées et de chandeliers, raconte Paul-Robert Thomas. Il aimait la lumière ondulante et chaude des bougeoirs. La Cène. Pour Brel, un repas ne pouvait être qu’un dîner. “On ne se goinfre pas le jour ! Seule la nuit est aux agapes.” À l’occasion de ces soirées, Maddly portait une robe longue, Jacques un smoking cérémonial. Ils dînaient ainsi au son de Ravel et de Debussy, en plein océan. »

Papeete, c’est aussi la musique et le chant avec ses musiciens et chanteurs de rues, omniprésents, qui s’accompagnent à la guitare locale, la tita, et surtout à l’ukulélé polynésien dont tout le monde semble savoir jouer dès le plus jeune âge. Particularité de celui-ci par rapport à son cousin hawaïen, il présente, de face, un manche et un corps pleins, sa bouche s’ouvrant à l’arrière de l’instrument, laissant ainsi au luthier toute liberté pour le décorer à sa guise. Ses cordes, normalement au nombre de quatre, sont souvent doublées, voire triplées, à l’unisson ou à l’octave.

Partout à Tahiti, mais plus généralement en Polynésie, qu’on soit homme ou femme, jeune ou vieux, on chante et on joue. Des airs légers, des chansons d’amour le plus souvent, ou bien des himéné, des chants traditionnels poétiques, mélange polyphonique de folklore polynésien et d’hymnes religieuses héritées des premiers missionnaires protestants. Avec des variantes selon les archipels ; surtout aux Marquises, berceau de la culture polynésienne[55] dans son ensemble : des vestiges archéologiques — lieux de culte (appelés pae pae dans ces îles septentrionales et marae ailleurs) où se dressent d’étonnantes sculptures de pierre (les tiki, effigies des anciens dieux du peuple maori) — aux chants et danses typiques en passant par l’artisanat et le tatouage.

Aux premiers temps de la valse tahitienne, « Brel et la Doudou » (comme il signera souvent les cartes postales adressées aux amis) se procurent de quoi meubler ou décorer à leur goût la maison d’Atuona. Jacques achète aussi une chaîne hi-fi, un magnétophone à bandes, un gros poste radio à ondes courtes, des disques vinyle qui s’ajouteront aux cassettes emportées sur l’Askoy. De la musique classique pour l’essentiel. Côté chanson, peu de choix, du Trenet, du Brassens bien sûr… et du Nougaro : « Le meilleur chanteur de notre génération, assure-t-il à son copain Paul-Robert. Il a le rythme dans le sang, la voix dans le cœur, le texte fidèle et ingénieux, généreux. » Dans la nouvelle génération, en écoutant la radio, il a repéré un jeune du nom d’Alain Souchon… Il passe également commande d’un orgue électronique avec boîte à rythmes, que lui livrera la « goélette » qui, une fois par mois, dessert les Marquises.

Il y aura ainsi la période de l’entraînement quotidien à l’aéroclub de Faa’a, dans le second semestre 1976, les venues régulières en 1977 pour l’approvisionnement… et puis un dernier séjour en 1978, qui sonne comme un tango funèbre. « Cette nuit-là, écrit Paul-Robert Thomas, Jacques sait qu’il doit bientôt partir. Pour Paris. […] Nous venons de finir ce qui sera notre dernier repas. Il tousse et manque d’air. Le retour lui fait peur. […] Le lendemain matin, il s’envole pour les Marquises, à bord de son Jojo. » Le compte à rebours a débuté pour le Grand Jacques. « Ce soir-là, nous ne parlons pas. Il pense à haute voix. Aucune musique… »

Mais, auparavant, à intervalles réguliers durant deux ans et demi, le soir après le dîner, dans le salon du faré où le piano et la guitare voisinent avec la chaîne et des piles de disques de chanson, de jazz et de classique, Paul-Robert dialogue avec Brel. Ou plutôt, après que Maddly a rejoint le bungalow réservé au couple, attenant au faré, le médecin écoute l’artiste se confier et refaire le monde jusqu’au milieu de la nuit, de la musique en sourdine. De ces conversations passionnantes, dont il prend soin de noter l’essentiel, naîtra son ouvrage J’attends la nuit, un document plein d’enseignements sur Jacques.


Ces soirées, on l’a dit, ont lieu non pas à Papeete mais à Punaauia, un site privilégié du lagon de Tahiti offrant une vue incomparable sur Moorea. Punaauia, où déjà, quatre-vingts ans plus tôt, à la fin 1895, s’était installé un certain Paul Gauguin…

Le siècle touche bientôt à sa fin. Aux tout derniers temps de son séjour à Tahiti, le peintre en rupture de ban crée un journal mensuel, Le Sourire, dont le premier numéro paraît le 21 août 1899. « Seul journal illustré de Tahiti », son fondateur mêlant ses dessins à sa prose manuscrite imprimés sur quatre pages, délibérément polémique, Le Sourire tourne surtout en dérision le gouverneur et l’administration locale. Il fait grincer des dents et fait parler de lui mais, à l’instar de l’artiste peintre, Gauguin-patron de presse n’a guère d’acheteurs, alors que le besoin de renouer exclusivement avec son art le taraude de plus en plus. Il est temps pour lui de penser à filer vers « un pays plus simple, avec moins de fonctionnaires ». À son ami Daniel de Monfreid (le père du futur auteur des Secrets de la mer Rouge), il écrit alors, plein d’illusions : « La Bretagne est devenue de l’eau de rose avec Tahiti. Et Tahiti deviendra de l’eau de rose avec les Marquises… »

Le 27 septembre 1901, Paul Gauguin achète à l’Évêché d’Hiva Oa un terrain pour y construire sa fameuse « Maison du jouir ». Il y recommence à peindre, multipliant les chefs-d’œuvre, tout en bataillant sans relâche pour l’amélioration du sort des indigènes en se heurtant à des représentants butés ou sectaires de l’administration et du clergé. C’est là une autre histoire, mais on pourrait recenser d’étonnantes similitudes entre Brel et Gauguin, dans leurs destinées, leur comportement — qui en font des Don Quichotte chacun à sa manière — et leur caractère respectifs. Depuis Pont-Aven, déjà, Gauguin n’avait-il pas écrit qu’il avait besoin de s’éloigner du « monde civilisé » ? « Je vais aller à Tahiti et j’espère y finir mon existence. J’espère, là-bas, cultiver mon art pour moi-même à l’état primitif et sauvage. Il me faut pour cela le calme ; qu’importe la gloire… » La gloire que fuyait Brel, le calme auquel il aspirait… Sait-on aussi que le peintre, qui appréciait beaucoup la musique (cf. sa toile La Chanson tahitienne des bergers), aimait chanter en s’accompagnant à la guitare ou à la mandoline ? Des instruments qu’il ne manqua pas d’emporter dans ses bagages jusqu’aux Marquises… avant de s’y procurer un harmonium.


C’est à Punaauia encore, en 1946, qu’un jeune photographe correspondant de guerre, séduit par son escale à Tahiti, alors qu’il regagne la France en provenance d’Indochine, choisit de se fixer. Son nom ? Adolphe Sylvain. Son histoire ? Un roman qui mériterait d’être écrit toutes affaires cessantes s’il n’existait déjà un beau livre de ses photos préfacé par son ami Jean Lacouture. Qu’on en juge par ces simples repères : ingénieur des travaux publics à l’origine, il participe comme conducteur de char, son Rolleiflex en bandoulière, à la Libération de Paris dans la 2e DB du général Leclerc. Arrivé à Tahiti, il épouse une superbe vahiné, prénommée Jeanine Tehani, et devient correspondant des plus grands magazines internationaux tout en assurant la couverture des actualités polynésiennes pour Pathé-Journal. Il filme et photographie ainsi l’arrivée du fameux Kon-Tiki du Norvégien Thor Heyerdahl ou le retour des cendres d’Alain Gerbault à Bora Bora.

En 1948, Sylvain s’installe un temps à Huahine, dans l’archipel de la Société (où Gauguin s’est également rendu) pour y lancer un cinéma en plein air — comme Brel le fera à Hiva Oa. En 1949, il crée la première maison de disques polynésienne, Mareva, étant lui-même auteur-compositeur (et interprète, pour le plaisir). La même année, à la demande du gouverneur, il jette les bases de Radio Tahiti avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie, l’ancêtre de l’actuelle RFO. Entre 1952 et 1968, il réalise de nombreux films documentaires, dont Atoll à l’heure H, sur les expérimentations nucléaires françaises en Polynésie. De 1968 à 1970, il écrit, produit et réalise un feuilleton de treize épisodes, Teva dans l’Opération Gauguin, que l’ORTF choisira pour promouvoir en France la diffusion de la télévision en couleurs.

Après bien d’autres expériences (Sylvain est également écrivain, poète et inventeur mais toujours et avant tout photographe — le photographe de la Polynésie française, ses photos serviront même de modèles à l’émission de nombreux timbres et de billets de banque locaux) —, il se lie d’amitié avec Marlon Brando rencontré sur le tournage des Révoltés du Bounty (toutes les photos du film sont de lui). De passage à Tahiti, il n’est pas de star du show business qui ne demande à faire sa connaissance. Sa maison de Punaauia voit défiler le must des acteurs et chanteurs américains et français. En 1956, sachant que le général de Gaulle, annoncé à Tahiti, a prévenu qu’il refuserait qu’on lui passe autour du cou, en guise de bienvenue, le collier traditionnel de fleurs de tiaré, c’est à son épouse qu’il demande de l’accueillir : de Gaulle s’incline… et la photo fait le tour du monde !

En 1977, enfin, il commet la bévue professionnelle de sa vie : Jacques Brel le sollicite personnellement pour une séance de photos. Un rendez-vous est arrêté… que Sylvain, parti faire du bateau en famille, oublie purement et simplement ! Qui sait si le Grand Jacques ne comptait pas précisément sur ces photos-là pour illustrer son dernier album ? On ne le saura jamais comme jamais on ne saura de quelles photos on a été privé… Mais sa femme Jeanine, qui lui a consacré un petit musée, et dont la fille Maïma tient aujourd’hui à Punaauia une agence immobilière réputée, nous a confirmé que Jacques Brel avait patienté longtemps avant de quitter le studio, « l’air aussi contrarié que dépité ». On l’imagine sans peine, quand on sait quel privilège c’était pour un photographe (Jean-Pierre Leloir en a souvent témoigné) d’être adoubé par lui. Ce soir-là, Adophe Sylvain — que tout le monde sur place avait pris l’habitude d’appeler simplement Sylvain, comme s’il s’agissait de son prénom — devait bien s’en vouloir…


J’ai rapidement évoqué l’une de nos vies antérieures, au Gabon, où nous avions invité un trio de confrères à nous rejoindre, le temps de placer L’Union sur ses rails de quotidien national — quelle aventure au demeurant, en ce pays de forêt vierge (et de personnages plus venimeux que ses animaux les plus sauvages) où tout était à créer ! Eh bien, c’est à Tahiti (et plus précisément à Punaauia) que nous avons retrouvé l’un d’entre eux, Louis Bresson, après nous être perdus de vue en 1980, alors que nous lancions Paroles et Musique en France… et que lui posait son sac à Djibouti !

Nos retrouvailles auront donc tardé plus de trente ans, période durant laquelle cet aventurier de la presse, amoureux de la mer, aura notamment assuré la rédaction en chef du principal journal de Polynésie française (Les Nouvelles de Tahiti), créé son propre quotidien (Tahiti Matin) et deux hebdos (La Tribune polynésienne et La Semaine de Tahiti), avant de diriger l’agence Tahiti Presse. Beau parcours d’un homme libre, qui renvoie à la fois à la définition du talent selon Brel — rien d’autre que l’envie (et le courage) d’entreprendre — et au constat que certains ne sont en aucune façon à vendre, comme tentait de le faire comprendre le chanteur lors de sa tournée d’adieux à la scène.

Autre coïncidence, pendant que l’on œuvrait à la gestation de Chorus, Louis Bresson, de son côté, rencontrait Maïma, une charmante Tahitienne appelée à devenir la femme de sa mort (pour reprendre le joli mot d’amour que Nougaro m’avait confié pour définir la femme de sa vie), fille d’un nommé Sylvain ! Et c’est à Punaauia que les circonstances nous ont fait « atterrir » pour entamer ce voyage sur les traces de Brel, dans ce même petit périmètre où se situaient le faré du grand photographe, celui que Gauguin s’était fait bâtir et celui de Paul-Robert Thomas qu’occupait le Grand Jacques. « La vie ne subit pas le hasard, écrit le toubib dans son livre sur Brel, elle le provoque. »

Загрузка...