18 AH ! JE LES VOIS DÉJÀ…

Une fois l’enregistrement terminé, suivent les séances de mixage que Jacques Brel supervise avec ses trois principaux collaborateurs, Jouannest, Lehner et Rauber. Ce travail parvenu lui aussi à son terme, il décide d’opérer un choix entre ses dix-sept chansons. Il n’en retient finalement que douze, considérant que les cinq restantes ne donnent pas le résultat escompté, « comme il le soupçonnait déjà un peu à l’écriture, se rappelle Maddly ; celles-là méritaient quelques modifications ».

Pour François Rauber, « Monsieur Barclay aurait bien aimé que sorte un double album, mais Jacques, après avoir tout enregistré, a fait une sélection des chansons. Ce n’est pas du tout parce qu’il ne voulait faire qu’un seul disque, c’est parce qu’il avait préféré celles-là… S’il avait été en pleine santé, avec un disque à venir l’année suivante, il n’aurait pas “essayé” toutes ces chansons. Mais, à ce moment-là, il ne supportait plus Paris, tout l’énervait, et il s’est dit : “Puisque je suis là, on va tout essayer, puis on triera et on choisira !” Voilà… Et il a trié, et il a choisi. Moi, je respecte la sélection qu’il a faite, c’est tout[312] ». Selon Eddie Barclay, qui assurait avoir toujours laissé à Jacques Brel « la liberté complète de la conception de son travail », c’est à celui-ci qu’incombe l’idée initiale du double album : « Tout ce qui est paru, c’était sous la forme qu’il avait voulue, jusqu’à l’ordre des chansons sur un disque. Il savait que je ne mettrais pas une photo, pas un texte de pochette sans le lui soumettre… Il avait écrit pas mal de choses pendant sa “retraite” et voulait faire un double album, mais il était vraiment trop fatigué à l’enregistrement[313]. »

Une chose est sûre, qu’il ait songé d’emblée à un double album (ce qui paraît peu probable, Jacques ne disposant pas des vingt-quatre chansons nécessaires) ou qu’il ait seulement voulu tester des chansons qu’il destinait a priori au 33 tours suivant, Jacques Brel se montra clairement insatisfait par certaines d’entre elles, ou plus exactement par la résultante de leur travail en studio. Il le fit aussitôt savoir aux intéressés, sous forme d’autocritique, n’étant pas du genre à rejeter sur autrui ses propres erreurs. Gerhard Lehner : « Il était toujours d’une grande gentillesse dans le travail, s’excusant quand il faisait une erreur. Pour une des chansons inédites de la dernière session, après qu’on l’eut écoutée, il a dit à François Rauber : “Ça ne va pas du tout, ton orchestration ; mais c’est ma faute, c’est à cause des indications que je t’ai données.” C’étaient des conditions idéales pour travailler ensemble, parce que j’ai vu des vedettes qui cherchent toujours à mettre les autres en cause quand ça ne marche pas. Là, tout le monde se sentait concerné, il n’y en avait jamais un qui était distrait ou qui lisait le journal en attendant son tour[314]. »

Des cinq titres écartés provisoirement en octobre 1977 (Mai 40, Avec élégance, Sans exigences, L’amour est mort et La Cathédrale), un seul, semble-t-il, aurait été jugé digne par son auteur de figurer tel quel, dans cet album, sans la moindre retouche au plan du texte. Il s’agit de Sans exigences, superbe chanson d’amour et de désenchantement, qui n’aurait certes pas dépareillé le disque des Marquises, une fois enregistrée avec les cordes dont François Rauber n’avait pas fini d’écrire la partition. Mais voilà, si Brel avait choisi Sans exigences, c’eût été pour la substituer non pas au Lion ou aux F… par exemple — auxquelles il ne voulait pas renoncer pour des motifs plus personnels qu’esthétiques —, mais précisément à son ode superbe aux îles Marquises !

D’après François Rauber, en effet, Jacques avait longuement hésité entre ces deux titres. Il semblait même sur le point de sacrifier Les Marquises — du moins le temps d’un album, pensait-il… — , si Françoise Rauber, une femme « délicieusement humaine » et d’une belle sensibilité, ne l’en avait pas dissuadé. Cette chanson, fit-elle valoir à Jacques, ne pourrait que faire plaisir à ses admirateurs qui, après neuf ans d’attente, la recevraient comme une carte postale destinée à leur donner de ses (bonnes) nouvelles… L’argument fit mouche et l’enregistrement définitif de Sans exigences fut remis à plus tard ; tout comme celui d’Avec élégance, mis en boîte de façon sommaire, en piano-voix, dans l’attente des arrangements de Rauber.

Aujourd’hui, pourtant, un doute subsiste sur le bien-fondé et les raisons précises de l’exclusion de cette poignée de chansons. D’abord, parce que celles-ci, « non abouties, que Jacques Brel et nous-mêmes désirions remanier, raison pour laquelle elles n’ont pas été divulguées » (selon la formule dont Jouannest et Rauber exigeront la publication sur le disque CD où elles finiront par être commercialisées), ne sont qu’au nombre de trois : L’amour est mort, Avec élégance et Sans exigences. Trois chansons dont ils avaient certes cosigné la musique, Jouannest pour la première et Rauber pour les dernières. Quid, alors, des deux autres, Mai 40 et La Cathédrale (qui sont du Brel intégral) ? Il faut se rappeler que, dans l’anthologie préparée à Hiva Oa au printemps 1978 avec le directeur des éditions du Grésivaudan, Jacques Brel avait retenu le texte d’Avec élégance, signe évident qu’il estimait cette chanson « aboutie » dans l’écriture, sinon dans la musique, mais pas celui de Sans exigences… Ni d’ailleurs celui de L’amour est mort ou de La Cathédrale, alors que tous les autres textes de l’album allaient se retrouver dans l’ouvrage, de même que Mai 40. De quoi s’interroger sur ce qui pouvait gêner le Grand Jacques dans la version studio de ces chansons. Et à quel genre de remaniement, autre qu’un simple aménagement des orchestrations (évident, on l’a dit, pour Sans exigences et Avec élégance), il souhaitait procéder… Lui seul aurait pu éclaircir ces différentes contradictions.


Pour Maddly, en tout cas, ces cinq chansons furent mises de côté, à l’issue du mixage, parce que Jacques n’avait pas eu « le temps de les peaufiner ». Du coup, quand il ne sera plus question pour lui d’enregistrer de nouvel album, il en « interdira la sortie », fera-t-elle savoir dans Tu leur diras. D’où une grande polémique entre les divers intéressés — Maddly Bamy, Eddie Barclay (qui avait vendu en 1979 sa maison de disques à Philips, firme elle-même rachetée entre-temps par Vivendi-Universal), Gérard Jouannest et François Rauber d’une part, la famille Brel et la direction d’Universal Music d’autre part —, après la décision conjointe de ces derniers de rendre publics ces inédits devenus mythiques. Ce sera chose faite en 2003, dans une nouvelle intégrale, dite de « la boîte à bonbons », à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la mort de l’artiste.

Le trimestre précédent, pour le numéro de septembre de Chorus, nous décidâmes d’enquêter sur « Ces chansons-là… » auprès des parties concernées. France Brel, contactée en priorité, nous fit répondre par la Fondation internationale Jacques-Brel (qui présentait alors une superbe exposition intitulée « Le Droit de rêver »[315]) qu’elle n’interviendrait pas personnellement à ce sujet, avec cette précision : « Nous vous confirmons que toute la communication autour des sorties prévues en septembre sera gérée uniquement par la maison de disques Universal. »

Dont acte. Voici donc quelques extraits des propos recueillis pour Chorus[316] chez Universal. Au plan artistique d’abord, auprès de Christian de Tarlé, directeur d’exploitation du catalogue, en charge de l’intégrale : « Ce qui compte pour nous, c’est qu’il s’agit de vraies chansons, de vrais textes, pas de fonds de tiroirs pour faire un plus de marketing… L’amour est mort, qui sera extrait comme premier “simple”, c’est une ballade piano-voix, un vrai moment de bonheur ! On n’est pas dans l’anecdotique, je crois que le public va être très content de découvrir ces chansons-là ! » Puis auprès de son PDG Pascal Nègre, qui revendiquait l’initiative, sinon la décision finale, de cette sortie : « J’ai voulu dire à la fois à la famille et évidemment aux compositeurs : “C’était il y a vingt-cinq ans. Vingt-cinq ans après, je pense qu’on aurait tort de ne pas permettre au public de connaître ces enregistrements !” On s’est mis d’accord, du reste, avec Rauber et Jouannest : le public doit être au courant qu’il ne s’agit pas d’enregistrements finaux, mais bien de copies de travail. […] En même temps, j’estime que cela fait partie du patrimoine, que ces titres ont une vraie qualité artistique et qu’ils méritent d’être connus… C’est vrai que j’ai demandé à rencontrer Rauber et Jouannest — qui sont deux personnes fondamentales par rapport à Brel — et on s’est mis d’accord sur un texte, qui figurera sur tous les disques comportant ces titres-là. S’ils avaient été farouchement opposés à leur parution, ils pouvaient légalement l’interdire. »

François Rauber : « Tout le monde [aujourd’hui] peut prendre rendez-vous avec la Fondation Brel pour écouter les inédits… En plus, on a reçu, Gérard [Jouannest] et moi, un papier précis de Mme Brel qui s’étonnait de n’avoir pas eu de réponse à son courrier. Mais elle ne nous posait pas de question, elle nous informait : “Je vous signale que les inédits vont sortir.” Alors que voulez-vous que nous fassions ? Un procès contre Universal… alors que tout le monde a accès aux inédits ? Nous deviendrions ridicules ! Mais c’est moche. Très moche… Nous avons tout de même demandé à M. Pascal Nègre — qui nous a reçus avec beaucoup de courtoisie — de faire stipuler dans le disque que, si tout cela sortait finalement, ce ne serait pas de notre plein gré et que nous restions sur nos positions. »

Pour mémoire, le compositeur, arrangeur et chef d’orchestre revenait en détail sur les circonstances qui avaient motivé lesdites positions : « Barclay souhaitait sortir deux disques 30 cm, mais finalement, après le travail en studio, Jacques a décidé de sortir un seul disque avec les chansons qu’il préférait. Il nous a alors demandé, à Eddie Barclay, à Gérard Jouannest et à moi, de ne pas toucher aux autres chansons, tant qu’elles ne seraient pas revues, perfectionnées et, évidemment, complétées musicalement… C’est tout le problème de ces inédits. Ou l’on respecte la parole donnée à un ami, ou on ne la respecte pas ! »

Pascal Nègre : « La parole donnée à qui ? À Brel ?… Attendez, c’était “On ne les sortira pas tant que l’on n’aura pas ton feu vert !” C’était ça, l’idée ? Et il est mort. À partir de là, qui donne le feu vert pour Brel ? Ses héritiers, non ? »

Justement, France Brel allait justifier ce feu vert dans un communiqué de presse annonçant la sortie des inédits le 23 septembre 2003, intégrés à l’album des Marquises, dans la nouvelle intégrale : « Quand on a la responsabilité de l’œuvre de Jacques Brel, ce cadeau d’une ampleur à la fois historique, symbolique et artistique, on a le choix entre se l’approprier ou le partager avec le plus grand nombre. C’est une responsabilité terrible ! J’en suis venue à la conclusion qu’il fallait être fidèle à l’esprit de mon père. […] Brel, c’est le contraire de la retenue : il donnait, il donnait bien au-delà de ce que l’on pouvait attendre d’un artiste. C’est pourquoi il est encore apprécié, aujourd’hui, avec autant d’amour et de passion. Il faut poursuivre son œuvre avec générosité. Depuis des années, les gens me demandent : “Quand pourrons-nous enfin écouter les cinq chansons inédites de l’album des Marquises ?” Je leur répondais : “Un jour…” Aujourd’hui, je crois que le moment tant attendu est arrivé. Brel appartient au public : ces cinq chansons […] leur appartiennent également. »

Eddie Barclay, lui, s’indignait en parlant de « relents commerciaux » et de manque de respect envers « la parole d’un parent défunt[317] ». Quant à Miche Brel, tout en faisant valoir[318] le fait que Jacques n’avait jamais formulé d’interdiction définitive (et qu’il n’était d’ailleurs pas « dans les meilleurs termes avec Barclay » après la sortie de son disque…), elle rappelait que la famille avait attendu un quart de siècle avant de faire découvrir ces « documents d’excellente qualité ».

Chacun se fera sa religion sur ce dilemme cornélien, éternel débat entre le sentiment et le devoir ou plus exactement, en l’occurrence, entre le regret et le remords — même si, comme souvent, la vérité se situe au juste milieu. Car ces cinq « inédits », nul ne l’a jamais nié, sont de toute évidence d’excellente facture… même si celle-ci l’aurait été plus encore si leur auteur avait eu le temps de les remanier comme il l’entendait. « Jacques avait l’intention d’y retravailler, assure Charley Marouani[319]. Et je suis persuadé que ces chansons auraient figuré dans l’album suivant ; un an, deux ans, trois ans, quatre ans plus tard, peu importe… Mais une chose est sûre, Jacques me l’avait dit aussi : pour lui, ces chansons n’étaient pas abouties et il ne voulait pas qu’elles sortent en l’état. » Comme des diamants bruts en quelque sorte, en l’attente d’être taillés. Finalement, il a fallu choisir entre le regret de ne jamais pouvoir les partager avec les admirateurs du Grand Jacques, et le remords à l’idée de les sortir contre sa volonté. La famille a tranché.


Mais reprenons le fil de sa vie là où nous l’avons laissé. À son dernier jour de studio. Mixage effectué et choix des chansons arrêté, Jacques Brel ressent déjà l’air du large… Auparavant, il peut s’adonner en toute sérénité aux joies de l’amitié en retrouvant Pierre Perret et son épouse Rébecca. La dernière fois, c’était un an plus tôt, lors d’une escale avec le Jojo à Rangiroa, dans les Tuamotu, et la fois précédente c’était à bord de l’Askoy, aux Grenadines, au printemps 1975. Jacques souhaite absolument les inviter à dîner avant de quitter Paris et demande à Charley Marouani, autre ami indéfectible, d’organiser les retrouvailles. S’il ne les a pas appelés plus tôt, leur explique Charley au téléphone, c’est parce que Jacques a été « submergé de boulot ». Puis ils conviennent d’un rendez-vous commun le lendemain soir, les Perret, Jacques et la Doudou, Charley et son épouse France, dans un restaurant des Halles.

Pierre Perret se souvient de l’arrivée de Brel, coiffé d’un chapeau melon et exhibant une canne qu’il faisait tournoyer « en une parfaite imitation de Charlot ». Le repas fut très gai, précise-t-il, et se prolongea au-delà de minuit : « Le meilleur moment de la soirée fut lorsque notre ami nous expliqua par le menu ses pérégrinations en avion. […] Nous étions tous écroulés de rire des mille et un avatars qu’il nous racontait[320]. »

Visiblement, Jacques Brel se languissait de son île déserte. Ça n’est d’ailleurs pas sans insister auprès de ses amis, pour qu’ils se décident à faire enfin le déplacement jusqu’à Hiva Oa, que s’acheva ce dernier repas entre eux. « Ne tardez pas trop, tout de même… » Et Perret de reconnaître que ni lui ni sa femme ne comprirent alors « le sens de cette phrase sibylline pourtant si lourde déjà de la crainte qu’il avait de rechuter — ou pire peut-être[321] ».

Il était temps, quoi qu’il en soit, de regagner les Marquises. Le disque en boîte, les amis retrouvés, plus rien ne retenait le couple à Paris. Et surtout pas les paparazzi, qui ne les quittaient plus, guettaient leurs déplacements, quitte à se glisser sous les voitures garées devant leur hôtel ! Et la « vraie fuite » commença, écrit Maddly. Avec la Suisse entre deux, comme un sas de décompression. Le temps pour Brel de repasser, sur Lear Jet, ses qualifications de vol avec son ami Jean Liardon, et pour Maddly d’apprendre à piloter un bimoteur du même type que le Jojo. Pour parer à toute éventualité dans le ciel des Marquises, lui dit Jacques : « Il faut que tu puisses te poser si j’ai un pépin en vol… » Cerise sur le gâteau, Jacques demanda à Jean Liardon de lui présenter son père, ancien champion du monde d’acrobaties, alors âgé de soixante-cinq ans, et persuada celui-ci de le prendre à bord de son Stampe, un mythique biplan belge, pour une séance de voltige !

Enfin, après quelques jours de repos en Tunisie d’où Jacques expédia des cartes postales à ses amis d’Hiva Oa pour annoncer leur arrivée prochaine, les amants d’Atuona prirent le chemin du retour. Le chemin des écoliers comme à l’aller, mais en sens inverse, par l’est. Avec des escales en Inde, en Thaïlande, à Hong Kong — où Charley Marouani, inquiet de leur départ précipité de Paris, vint les retrouver —, puis à Singapour et en Nouvelle-Calédonie. À Nouméa, une rencontre incroyable les attendait. Pendant leur séjour, on leur proposa une promenade en mer, au large des îles des Pins. Jacques n’y était pas enclin, d’autant que l’embarcation était motorisée, ce qu’il avait en horreur, mais il finit néanmoins par accepter. C’était la toute première fois que le couple renouait avec l’élément marin depuis la vente de l’Askoy, un an plus tôt. L’occasion justement, pour le capitaine Brel, de se remémorer les caractéristiques de son ancien voilier, d’en dresser la liste des avantages et des inconvénients…

Soudain, rapporte Maddly, « pendant que Jacques parlait, mes yeux se fixèrent sur une tache noire au loin. […] Il n’y avait pas de doute possible, il n’y avait pas deux bateaux comme lui. Jacques s’étonnait avec moi. “Tu as raison, on dirait bien Askoy !” C’était assez extraordinaire, car il n’y avait aucune raison pour qu’on soit en bateau ce jour-là. C’est à cause d’un contretemps dont nous étions responsables que nous avions accepté cette balade[322] ».

Extraordinaire coïncidence, en effet — hasard ou signe du destin, c’est comme on voudra, le destin n’étant peut-être qu’un hasard auquel on donne un sens, à moins que le hasard, comme le pensait Einstein, ne soit « le chemin que prend Dieu pour passer inaperçu » ? — , qui générera très vite une immense déception. Comme lorsqu’on revient, longtemps après, dans un endroit où l’on a vécu des moments de bonheur et qu’un cruel désenchantement se substitue à une mélodieuse nostalgie, pour laisser place aux regrets. Ainsi, en s’approchant du bateau qui les avait emmenés au bout du monde, porteur d’amour et synonyme de nouvelle vie, la tristesse s’empara d’eux comme la rouille et l’usure semblaient s’être emparées de l’Askoy, dans un triste état de délabrement. « Mes vernis, regarde mes vernis, et la rouille… » La rouille qui, à présent, cachait presque complètement le nom du bateau : ASKOY-RYCB ANTWERPEN. « J’aurais préféré ne pas le revoir », lâcha Brel, avant d’ajouter : « N’y pensons plus. Il ne faut pas s’attacher aux choses[323]. »


Quelques jours plus tard, Jacques et Maddly décollaient de Tahiti à destination d’Hiva Oa. Jacques a de nouveau le menton glabre, signe que le moral est au beau fixe. Plus besoin, comme à Paris, de chercher à se dissimuler derrière une barbiche. « Le vol de retour sur les Marquises est une vraie fête », souligne Maddly. Mais, très vite, les échos de la sortie du disque en France, et surtout des circonstances de celle-ci, allaient assombrir le panorama. Jacques en avait déjà eu vent à Hong Kong, manifestant son dépit, via Charley Marouani : « Il craignait par-dessus tout que le public imagine qu’il avait été à l’origine de cette mise en scène autour de son disque. »

Cinq ans après, pour Paroles et Musique, nous frapperons à la porte d’Eddie Barclay pour lui demander des explications sur ce que l’imprésario appelait une mise en scène, d’autres un battage savamment organisé, en lieu et place de la sortie normale demandée par l’artiste — du moins aussi normale que possible, compte tenu de la très forte attente populaire d’un nouvel album du Grand Jacques. Voici ce qu’il nous répondra : « Il n’y a eu aucun battage ; c’est là où est l’erreur du public. Je vais vous raconter, parce que c’est assez drôle : Brel m’a donné des consignes personnelles pour ne pas faire de pub du tout. On avait juste dit aux disquaires qu’on préparait un nouveau disque de Brel. Lui, sa consigne, c’était que personne ne devait être favorisé ni servi avant les autres. Idem pour la presse, sauf trois hebdomadaires, et les gens de radio. Donc, pour que tout le monde ait les disques en même temps, on avait mis un code numéroté sur les fermoirs des caisses et, à la même heure, à la même minute, on a téléphoné le code à toutes les radios, et mon service commercial l’a téléphoné à tous les points de vente. Du coup, comme c’était spectaculaire, tout le monde a déliré sur cette histoire et, involontairement, c’est Jacques, sans le savoir, qui a déclenché ça[324]… »

Tout n’aurait donc été qu’une simple suite logique, un concours naturel de circonstances dû à une situation exceptionnelle, sans volonté réelle de créer l’événement… Pourquoi pas ? N’empêche qu’aux Marquises Jacques Brel se sentait manipulé et impuissant : « Je ne suis pas un marchand, je ne suis pas un produit ! », s’écriait-il.

Charley Marouani expose un autre motif, préalable à la sortie du disque, à ce ressentiment brutal de Brel contre un homme auquel il n’avait jamais fait, jusque-là, le moindre grief. Un après-midi, révèle-t-il, Eddie Barclay était venu au studio pour écouter les chansons déjà enregistrées. « Jacques guettait ses impressions… Après tant d’années sans écrire, il était impatient de savoir ce qu’on pensait de son travail, il attendait des remarques. Mais Barclay n’a pas fait le moindre commentaire. Quand il s’est adressé à Jacques, ça a été seulement pour parler de ses déboires conjugaux, de sa femme qui venait de le quitter… Jacques n’a même pas su s’il avait aimé ou pas ses nouvelles chansons[325] ! »

Au moment de la commercialisation des inédits, en 2003, le producteur rappelait pour sa part qu’il se rendait rarement en studio, où il ne faisait que passer, parce que ça n’était pas son travail et qu’il laissait toujours l’entière responsabilité d’un disque à son directeur artistique, « qu’il s’agisse de Brel ou d’un autre ». Ce que confirmera Gerhard Lehner en 2008, trois ans après la mort[326] de son ancien patron : « Barclay passait pendant l’enregistrement. Mais il ne restait pas. Il venait dix minutes, puis il s’en allait. » Mais, pour Jacques Brel, le dernier jour de studio, le jour des Marquises, « il était là en fin de séance, il a attendu que ce soit fini et il nous a invités à dîner dans sa maison, avenue de Friedland. Nous y sommes allés avec Brel[327] ».

François Rauber, évoquant cette même journée à Chorus : « Il allait dîner chez Barclay et il m’a dit : “Tu vas voir, demain, les conneries vont commencer !” Brel ne s’était pas trompé. Avait-on besoin de ces chaînes, de ces cadenas, de tous ces machins de distribution ? Surtout que le disque a été tiré à tellement d’exemplaires qu’un seul pays n’a pas suffi pour alimenter la sortie et qu’il y a eu des gravures de qualités différentes. C’est important, la gravure d’un disque ! Jacques n’a pas du tout apprécié. Je n’ai rien contre les médias, mais Brel n’avait pas besoin de tout ça[328] ! »

Pierre Perret, pour sa part, avance la lettre que Jacques Brel lui envoya des Marquises après la sortie du disque, comme un document à charge : « C’est la lettre de quelqu’un de profondément blessé. […] Le fracassant lancement par Barclay de son nouvel album l’avait profondément choqué. Voilà, jusqu’au bout les “marchands du temple” auront mis leurs gros sabots dans le plat. Son “ami” Barclay en tête de peloton. »

« Je pense qu’il aurait été encore plus malheureux s’il avait été témoin de la suite », renchérit Charley Marouani à propos des « marchands du temple » et des cinq chansons inédites jugées « peu abouties » mais publiées, déplore-t-il, « malgré toutes mes protestations, celles de François Rauber et de Gérard Jouannest[329] ». Et d’ajouter : « J’ai aussitôt pensé à ce passage de l’un des titres de Jacques, Tango funèbre, quand le narrateur, sur son lit de mort, s’écrie : “Ils ouvrent mes armoires, ils tâtent mes faïences, ils fouillent mes tiroirs, se régalant d’avance de mes lettres d’amour, qu’ils liront près du feu en riant aux éclats.” » Un narrateur auquel Pierre Perret, marqué pour le reste de sa vie par le remords et le regret à la fois d’avoir manqué le voyage aux Marquises, s’adressera en ces termes : « Nous ne t’avons plus revu, Jacques. Tu es parti seul dans cet hôpital parisien, seul sur la pointe du cœur, ce pauvre cœur si gros que tu partageais avec la terre entière[330]… »

Mais, pour l’heure, aux Marquises, Jacques a allumé le gros poste radio à ondes courtes, qui trône au salon. Maddly se souvient parfaitement de ce moment : « Nous sommes dans la piscine, il fait beau… » La radio annonce une émission spéciale consacrée à Jacques Brel. « Écoute, dit-il à la Doudou, c’est François [Rauber] qui parle… Il a raison de dire que je ne suis pas content du tout… Ils m’ont vendu et mal vendu. » Et Maddly de constater : « Une certitude est en train de naître : il n’y aura plus de prochain disque[331]. »

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