9 ET NOUS VOILÀ, CE SOIR…

Avant de retourner à Hiva Oa pour découvrir un poète s’échinant à la tâche et un homme multipliant les activités et les projets, il faut jeter un œil en arrière dans le cours de ce voyage au bout de la vie. Le temps de voir comment Jacques Brel, délaissant la scène et les plateaux de cinéma, est arrivé jusqu’à cette terre ultime, battue par un océan pas si pacifique que cela. Une île chaude et humide comme une matrice, une île rêvée depuis l’enfance où, jolie métaphore pour dire qu’aux Marquises le temps s’immobilise faute de saisons marquées, « s’il n’y a pas d’hiver cela n’est pas l’été »…

Un peu plus d’un an après avoir définitivement largué les amarres, le 24 juillet 1974, au port d’Anvers, barrant désormais l’Askoy en la seule compagnie de Maddly Bamy, Jacques Brel quitte le 22 septembre 1975 le port de Balboa, à l’extrémité sud-est du canal de Panamá. Il arrive des Antilles (où sa fille France a débarqué mais où sont allés le rejoindre ses amis Charley Marouani, l’imprésario, puis Arthur Gélin, le chirurgien belge qui a participé à son opération), après des escales aux Açores, à Madère et aux Canaries. « Et voici le Pacifique / Longue houle qui roule au vent / Et ronronne sa musique / Jusqu’aux îles droit devant[121]. » À bord de ce long et vieux yawl noir baptisé le 19 mars 1960 du nom d’Askoy II (dont Brel s’est contenté de supprimer le chiffre, atténuant ainsi le risque lié à la superstition selon laquelle changer le nom d’un bateau porte malheur), de nombreux livres[122] (parmi lesquels L’Ile de Robert Merle…), un magnéto à cassettes, une guitare et même un accordéon. En mer, il lui arrivait de prendre sa guitare, se souvient Maddly, « mais cela restait épisodique. Le bateau est gourmand en soins et il lui était très difficile de se consacrer à la musique ». Elle assure néanmoins l’avoir entendu chanter une première ébauche de La ville s’endormait, pendant que Jacques cuisinait…


Le 3 septembre 1975, quelques jours avant d’entamer cette traversée du Pacifique, Jacques écrit à celui qui n’est plus son imprésario mais reste un fidèle ami, Charley Marouani : « Déjà un an que Jojo est mort ! Cela va vraiment de plus en plus vite. Et j’espère qu’il ne s’ennuie pas trop en m’attendant. » Il ajoute : « Durant quarante-cinq jours de mer[123], je penserai bien à toi et je sais que tu penseras à moi. À la joie de te revoir… » De fait, Charley sera l’une des rares relations « d’avant » à lui rendre visite, voire le seul à le faire à plusieurs reprises (c’est lui aussi qui hébergera Jacques à chacun de ses retours en Europe). D’abord aux Antilles, quelques mois auparavant, Charley étant un pêcheur passionné ; plus tard à Tahiti avec Henri Salvador, durant l’automne 1976, et entre-temps à Hiva Oa, quelques jours seulement après l’amarrage en rade d’Atuona.

La correspondance entre Jacques Brel et Charley Marouani ne cessa jamais, du jour où le premier se tourna vers le large. Ainsi celui-ci — depuis Puerto Rico de Gran Canaria, après ce fameux Noël passé en compagnie d’Antoine qui ferait à tort (surtout pour le globe-flotteur !) couler tant d’encre et de fiel — annonçait-il à son ex-agent, qualifié systématiquement de « tendre Charley », son départ pour « l’autre côté » de l’Atlantique, les Antilles : « Voilà Charley. Je m’en vais, un peu crevé, mais il faut bien bouger, il faut bien vivre. » Un mois plus tard, le 29 janvier 1975, à Fort-de-France, il dressait l’état des lieux : « Eh bien, tu vois, ça y est, on est arrivés et après une traversée qui n’a pas été de tout repos, car cette année, vraiment, le temps est très perturbé. […] Mais on est bien heureux d’y être ! La santé semble convenable, mais ce n’est pas la grande forme et je ne peux que traiter tout cela par le mépris. France a été malade presque tout le temps et elle a débarqué ici. Nous ne sommes donc que deux à bord et cela fait beaucoup de travail. C’est bien. Comme ça, on ne pense à rien. »

La veille, dans son journal de bord, le capitaine avait écrit, le cœur sans doute en déroute, après un accrochage avec France : « Le capitaine n’a plus d’enfants ! » Mais s’il déclare à Maddly, selon elle : « Je suis heureux d’être orphelin de mes filles » (sachant que, chez lui, le sens de la formule l’emporte souvent sur le fond de sa pensée), Prisca Parrish constatera au contraire que « le manque de ses filles fait souvent surface. […] France adore son père et je suis sûre que Jacques l’adore, mais ils ont un problème d’incommunicabilité ».


Le père et la fille — peut-être celle des trois qui lui était le plus proche ; celle qui, d’ailleurs, créera et dirigera plus tard la Fondation internationale Jacques-Brel — ne se reverront qu’une seule fois, en juin de l’année suivante, dans la clinique de Bruxelles où Jacques reviendra pour des examens de contrôle. Dernière fois aussi pour Miche, invitée au restaurant en tête à tête et dont Jacques ne divorcera jamais, continuant même de correspondre régulièrement avec elle. Puis pour Pierre, le frère aîné pour lequel Jacques fera spécialement un aller-retour depuis Paris, rien qu’avec Charley qui l’héberge alors chez lui, à Neuilly. Ce soir de juin 1976, le moral semblait au beau fixe, comme l’indiquera ce témoignage du directeur du Prince de Liège, un restaurant situé près de la cartonnerie familiale, à Anderlecht, où Jacques et Pierre Brel s’étaient déjà retrouvés à plusieurs reprises : « Il avait apporté un album et il montrait, assez fièrement, les photos de sa maison, dans les îles[124]. » Sans doute Jacques espérait-il convaincre Pierre et sa compagne Béatrice de leur rendre visite.

Dans la dernière lettre qu’il lui adressera d’Atuona, il le lui suggère encore de façon implicite : « J’aimerais bien que l’on puisse se revoir avant dix ans ! Peut-être irons-nous en Europe dans un an. Et peut-être que vous deux… » Mais, on connaît la chanson, que ce soit à Orly ou à Hiva Oa, « la vie ne fait pas de cadeau ». La lettre était datée du 10 mai 1978. Cinq mois plus tard, quasiment jour pour jour, Jacky, le frère cadet, aura tiré sa révérence. C’est toute l’histoire des adieux à la ville de Jacques Brel : des adieux manqués, à l’inverse de ses adieux à la scène qui restent un modèle du genre, un exemple inégalé. En montrant ses photos d’Atuona à son aîné, pressentait-il cette sortie manquée, l’interdiction de nouveaux rendez-vous fixée, sans appel possible, par le destin ? Jacques, en tout état de cause, ne reverra plus aucun membre de sa famille. Jamais non plus il ne reviendra dans sa ville natale ; là où avait vécu son grand-père, où avait vécu sa grand-mère : « Il attendait la guerre / Elle attendait mon père / Ils étaient gais comme le canal / Et on voudrait que j’aie le moral[125]… »

Après ce dîner fraternel, Jacques et Charley quittèrent aussitôt Bruxelles pour regagner Paris en voiture. Là, lors de ce bref séjour dans la capitale française, juste avant de retrouver les Marquises, via Haïti et Papeete (c’est à cette occasion, rappelons-le, qu’aura lieu la rencontre avec le pilote Michel Gauthier), Jacques surprendra Charley par une repartie en totale contradiction avec l’optimisme affiché plus tôt auprès de son frère. À un chauffeur de taxi qui, l’ayant reconnu dans la rue, quitta brusquement sa voiture pour lui avouer son admiration et lui demander : « Quand vous reverra-t-on sur les planches ? », il répondit, l’air de rien, le sourire aux lèvres : « En fait de planches, je crois qu’on m’en prépare d’autres… » On imagine aisément la gêne, voire la stupeur, de son interlocuteur !

L’interprète-né jouait-il un rôle, capable qu’il était sur l’instant, rien que pour le plaisir d’un bon mot, sinon à travestir la réalité du moins à l’adapter à la situation présente ? Ou l’homme, déjà, ne se berçait-il guère d’illusions quant à son ultime sortie ? Ce jour-là, quoi qu’il en soit, le Grand Jacques a sans doute songé aux célèbres et angoissants octosyllabes de son ami Georges : « Est-il encore debout le chêne / Ou le sapin de mon cercueil[126] ? »


Mais n’anticipons pas. Nous étions aux Antilles, à la mi-février 1975. Charley Marouani vient d’atterrir à Fort-de-France, histoire de s’offrir quelques jours de repos, sur le bateau de Jacques, en s’adonnant tranquillement à sa passion pour la pêche en mer… Question tranquillité, toutefois, l’affaire fait long feu car c’est là que les paparazzi entrent en scène ! À bord du Kalais, qui avait navigué de conserve avec l’Askoy depuis les Canaries, Vic et Prisca sont également présents. « Ça devient insupportable ! raconte celle-ci[127]. On ne peut plus se baigner sans être harcelés par les photographes. Nous hurlons des insultes. On essaie de les éloigner. Rien n’y fait. »

Le 27 février, dans une lettre à son frère Pierre[128], auquel il a lancé quinze jours plus tôt une invitation permanente à bord de l’Askoy, Jacques confirme les faits : « Ce soir, mouillage à Anse Deshaies, petite crique bien abritée de la Guadeloupe où je tente, en vain, de fuir les journalistes. Hier, j’ai entendu à la radio que j’étais en train de mourir à Bruxelles, c’est charmant ! » Il aurait pu ajouter, à l’instar du malicieux et impassible Brassens (à l’écoute lui aussi, quelque temps plus tôt, de l’annonce de sa propre mort) : « C’est très nettement exagéré ! »

Pour tromper les photographes, les amis usent de subterfuges, Marouani va même jusqu’à tenter de se faire passer pour le chanteur : « Jacques et Vic, par radio, raconte encore Prisca, montent un scénario. Charley va prendre le dinghy de l’Askoy, le grand chapeau de paille de Jacques, ainsi qu’une de ses chemises, et va venir sur le Kalais ! » Mais, a posteriori, dans son témoignage livré en 1993, Prisca avouera que Brel lui-même a pour le moins péché par manque de discrétion : « Nous avons tout imaginé pour protéger Jacques. Vic s’est quasiment battu avec eux [les paparazzi]. Et soudain, lorsque c’était gagné, que les photographes avaient entièrement disparu, Jacques décidait d’aller manger à La Vieille Tour, le restaurant le plus en vue de la Guadeloupe. De quoi se faire repérer immédiatement ! » De fait, le 25 février, la presse locale titre à l’unisson sur la présence de l’artiste, non sans préciser qu’il a subi récemment une grave opération.

Bientôt, c’est Arthur Gélin, le chirurgien bruxellois, qui rejoint le couple aux Antilles, prenant, dans le registre de l’amitié, la relève de Charley, rentré à Paris. « Très heureux que tu aies aimé vivre sur l’Askoy, lui écrit Jacques le 7 mars. Maddly et moi on sera toujours heureux de t’y revoir. Arthur est ici, et il a l’air de bien s’y plaire. […] J’espère que ça se calme au niveau de la presse. Cela dit, je dois t’avouer que je m’en fiche de plus en plus et que toute cette petite merde semble bien lointaine. »

Cette « petite merde » ? Le harcèlement des paparazzi, conséquence supposée de l’article publié par Antoine dans un hebdomadaire français après l’épisode des Canaries. C’est Maddly, visiblement mal informée par des gens « bien intentionnés », qui fit état de sa prétendue indélicatesse auprès de Jacques, lequel resta jusqu’au bout convaincu de celle-ci : « Il a refilé les photos à la presse : “Brel est malade, je sais ce qu’il a mais je ne vous le dirai pas.” Tout ce qu’il fallait pour mettre les journalistes à mes trousses. Et ça n’a pas manqué. […] Ça n’a pas de nom ce qu’a fait ce garçon, ça n’a pas de nom[129] ! »


En réalité, non seulement l’article incriminé[130] était parfaitement anodin et chaleureux envers Brel, dénué de la moindre allusion à son état de santé (il s’inscrivait dans une série en forme de journal de bord où le navigateur racontait son premier tour du monde à la voile), mais surtout sa parution était postérieure à celle d’un quotidien flamand à grand tirage, Het Laatste Nieuws, qui, lui, ne s’était pas privé de faire état de l’hospitalisation et de l’opération de Jacques dans une clinique bruxelloise, atteint « d’une grave maladie des poumons ». En outre, ce papier, en date du 10 février 1975, fut relayé aussitôt par une dépêche de l’agence France-Presse pouvant laisser penser que Brel était toujours hospitalisé, dans un état désespéré… La nouvelle était à ce point alarmiste que Charley Marouani lui opposa aussitôt un démenti laconique mais éloquent, publié dans Le Soir, le quotidien belge de référence, du 11 février : « Jacques, disait-il, est quelque part en mer, sur un voilier, et il se porte bien. »

L’affaire aurait dû en rester là. Sauf que l’un des premiers biographes de Brel reprendrait l’histoire à son compte sans chercher à la vérifier : « Brel est en mer et il espère vivre. Il rumine une pénible rencontre aux Canaries. Se promenant, il est tombé sur Antoine, chanteur devenu navigateur, photographe et journaliste. Invité par Brel, Antoine prit des photos de Jacques. À Maddly, il demanda un cliché de lui-même en compagnie de Brel. Antoine revendit les photos, clamant que Brel était malade. Bien entendu, il ne parle pas, dit Antoine sur un ton trop parlant[131]… » Circonstance aggravante pour l’auteur de Pourquoi ces canons ? : ce livre allait devenir un best-seller, accréditant auprès d’un large public la thèse de la trahison, alors qu’il s’agissait de pure calomnie.

Meurtri, Antoine se mura longtemps dans le silence et l’indifférence, suivant en cela les conseils avisés de Mme de Maintenon (« On ne triomphe de la calomnie qu’en la dédaignant »), de Chamfort (« La calomnie est une guêpe contre laquelle il ne faut faire aucun mouvement, sans quoi elle revient à la charge, plus furieuse que jamais ») ou de Verlaine (Odes en son honneur) :

Laisse dire la calomnie

Qui ment, dément, nie et renie,

Et la médisance bien pire

Qui ne donne que pour reprendre

Et n’emprunte que pour revendre.

Mais le mal était fait. « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose », assurait pour sa part Beaumarchais. On le verra encore en 2008 avec Pierre Perret qui, dans le second tome de ses mémoires[132], entonnera à son tour l’air de la calomnie en se fiant aux seuls propos de Brel — dont on sait maintenant qu’il avait été induit en erreur — datant du printemps 1975, lors de leur rencontre dans les Petites Antilles britanniques. Quelle mouche (la guêpe dont parlait Chamfort ?) l’avait donc piqué pour reprendre cette antienne, plus de trente ans après les faits présumés et surtout plus de dix ans après que Chorus et Marc Robine en eurent démontré le caractère pour le moins fantaisiste ? Toujours est-il qu’Antoine choisit Chorus[133], justement, pour mettre enfin les points sur les i, en publiant une lettre ouverte directement adressée à « l’ami Pierrot » :

« Ce dont Brel et sa compagne m’accusent dans ton livre, lui écrivait-il, avoir déchaîné sur eux la meute des journalistes, je ne l’ai jamais fait ; j’avais simplement, dans les souvenirs que je communiquais régulièrement à un hebdomadaire bon enfant, raconté en deux paragraphes souriants ma rencontre avec cet homme exceptionnel, qui était venu de lui-même me trouver, dans un endroit public… Comment aurais-je pu ne pas le faire ? Je ne soufflais bien sûr pas un mot de sa maladie, pas plus que je ne révélais où le trouver.

« Le malheur a simplement voulu qu’au même moment une dépêche de l’agence France-Presse qui, elle, révélait la maladie, soit publiée, et surtout que Brel soit allé, au lieu de faire escale dans une petite île tranquille où personne ne l’aurait dérangé, jeter l’ancre en Martinique, dans la baie de Fort-de-France, mouillage habité de dizaines de bateaux français, face à une grande ville animée : c’est un peu comme s’il était allé s’installer dans un camping-car sur une grande place de Paris ou de Bruxelles. Fort-de-France était dotée d’une presse régionale qui a aussitôt répercuté la nouvelle à Paris, déclenchant l’arrivée des journalistes.

« Le gentil article que j’avais écrit (et où je racontais d’ailleurs avoir rencontré Brel à cinq mille kilomètres de là, aux Canaries !) n’y était pour rien. Qu’on ait pu le faire croire à Jacques Brel, c’est déjà assez triste ; que Maddly l’ait claironné en termes injurieux, c’est lamentable, mais que Pierre Perret, trente-quatre ans plus tard, reprenne ses propos sans prendre la peine de vérifier ni de me consulter, c’est proprement détestable.

« Alors que les divers biographes, Marc Robine le tout premier, Eddy Przybylski à présent et même Olivier Todd, qui a enfin supprimé toute allusion à ce malentendu dans la plus récente réédition de son livre, concourent à rétablir la vérité ; alors que la fille de Jacques Brel, France[134], qui était présente à Noël 1974 lors de cette rencontre, m’a donné raison et invité à coanimer cet hiver une grande émission sur son père à la télévision belge, j’aurais aimé que l’ami Pierrot tourne une fois ou deux son porte-plume dans l’encrier avant d’attiser à nouveau cette triste calomnie. »


En avril 1975, Jacques et Maddly sont aux Grenadines lorsqu’ils rencontrent fortuitement Pierre Perret et sa famille à bord d’un grand voilier de location, l’auteur du Zizi (sorti fin 1974) ayant décidé de faire une pause dans sa carrière : « Nous sommes partis bourlinguer quelques semaines après la sortie de l’album du Zizi ! », écrit-il dans ses mémoires[135] en ajoutant par erreur que cela fait déjà « un peu plus de deux ans — une overdose de vacances ! », alors qu’il n’y a pas six mois que son album est paru. Peut-être confond-il cette première rencontre en mer (au cours de laquelle il fait la connaissance de la Doudou) avec des retrouvailles inattendues à Rangiroa, vers novembre 1976. C’est d’autant plus probable qu’il fait dire à Jacques : « J’écris en ce moment. J’en chie ! », alors que celui-ci ne reprendra vraiment l’écriture qu’en septembre 1976, un an et demi plus tard, une fois installé à Hiva Oa ; et que, toujours selon Perret, Brel lui demande : « Quand pourrez-vous venir nous voir à Hiva Oa ? »… alors qu’ils sont à peine en partance, lui et Maddly, pour Panamá et qu’en aucun cas, jusque-là, il ne leur est venu à l’esprit d’interrompre leur tour du monde et encore moins de s’installer aux Marquises.

Toujours est-il qu’en 1998, dans la préface que je lui avais proposé d’écrire pour le livre de Marc Robine[136], sachant son amitié pour le Grand Jacques, Pierre Perret témoignait de cette rencontre inattendue : « Quelle éblouissante journée nous avions passée à refaire le monde ensemble ! Après avoir offert, à lui, à la Doudou et aux miens, un mémorable blaff d’oursins au montrachet, qui les avait époustouflés, nous avions repris tous nos souvenirs à zéro, Jacques et moi. » Une journée sur laquelle il reviendra donc, dix ans plus tard : « Jacques semblait plein d’amertume, surtout à cause de ce harcèlement ininterrompu des “rats”, ces paparazzi dont il était la victime depuis l’annonce de sa maladie. “Ils me font chier ! disait-il d’un ton fataliste. Il n’y a qu’en mer qu’on est peinards ! Et encore !” » Et le chapitre intitulé laconiquement « Jacques Brel » s’achève ainsi : « Sur le rafiot qui les ramenait à leur bateau, Jacques, debout, se retourna vers nous et s’adressa à moi avec ses mains en porte-voix : “Pierrot, dit-il, quand tu verras Lama, dis-lui qu’il me reste encore un poumon !” »


Quelques semaines après ces retrouvailles, en mai 1975, Jacques Brel rentre en Europe avec sa compagne pour subir, à la clinique Édith-Cavell de Bruxelles, des examens de contrôle dont se chargera le professeur Charles Nemry, le chirurgien qui l’a opéré en novembre 1974, assisté d’Arthur Gélin. Ils ont mouillé entre-temps à La Guaira, près de Caracas, avant de laisser l’Askoy, dans la toute récente marina de Carabellada, aux bons soins de Vic et Prisca. Les résultats sont bons, les craintes de récidive écartées. Le couple en profite pour passer quelques jours à Paris, chez Charley Marouani. France-Soir l’apprend, qui consacre un article au chanteur, le 24 mai, en le citant ; il se plaint encore et toujours d’avoir des journalistes à ses trousses et assure qu’il n’a plus envie de travailler.

Il s’empresse donc de regagner Caracas dont il apprécie le caractère exotique (« Les soirs où je suis Caracas / Je Panamá, je Partagas[137] / Je suis le plus beau, je pars en chasse / Je glisse de palace en palace[138] »), puis le mouillage où patiente son bateau, d’où, le 9 juin, il écrit à nouveau à Charley et à son épouse France : « Comment te dire merci ? Nous avons été, les enfants, émerveillés par votre hospitalité ! […] Nous avons retrouvé l’Askoy bien vieilli. Alors on frotte, on lave, on repasse, avant de retrouver la fraîcheur des îles et les poissons de toutes les couleurs. » Comme il l’avait noté, juste avant de quitter le port d’Anvers, en entame de son journal de bord : « Le bateau commence à frémir et je crois bien qu’il croit bien qu’il a un peu envie de partir. Je lui dis de rester calme, mais il me fait tout de même un peu la tête. » Un livre de bord sur lequel Jacques Brel, rassuré sur son état de santé, note cette fois : « Le capitaine est OK pour six mois. »

Adieu le Venezuela : l’Askoy met le cap sur Panamá, faisant escale dans les îles des Petites Antilles néerlandaises de Bonaire et de Curaçao où l’accueil des autorités, malgré le fait que Brel parle assez bien la langue, est proprement détestable. « Après s’être copieusement enguirlandé, en flamand, avec le fonctionnaire de service, rapporte Marc Robine, Jacques quittera le port en pleine nuit, à la sauvette, de peur de voir son bateau cloué à quai par décision administrative. » L’approche du canal, ensuite, est délicate et dangereuse pour des petits bateaux comme l’Askoy et le Kalais (qui continuent de voguer dans le sillage l’un de l’autre), « de très gros porteurs convergeant jour et nuit vers un goulot d’étranglement, aux abords duquel la densité du trafic vire au cauchemar ». Nouvelle et longue escale, obligatoire cette fois pour les formalités administratives d’entrée dans le canal, au port de Colon.

Près d’un mois s’écoule à quai, le temps de régler aussi le nécessaire et l’indispensable avant d’entreprendre la grande traversée — « le temps de refaire l’avitaillement du bord, de réviser l’accastillage du bateau, d’étudier les cartes pour arrêter la route à suivre ». Et le passage de l’isthme, enfin, peut avoir lieu. Il se déroule sans encombres, à cela près « qu’il faut veiller, à chaque écluse, à ne pas être écrasé contre les parois de béton par les lourds cargos que les remous de la manœuvre, parfois, rendent un peu trop câlins ». Voilà notre cathédrale « de clinfoc et de grand-voiles », après avoir franchi le canal, ancrée au port de Balboa où, le 3 septembre 1975, son capitaine écrit à Charley : « Je lève l’ancre dans vingt jours et, bien sûr, c’est le bordel à bord, comme toujours avant les longues routes. Le climat est dur ici, il pleut beaucoup et la chaleur est pénible. Mais à bord, toujours le bonheur ! Miche me signale les rumeurs de l’Europe et ma mort annoncée me fait rire. Les journalistes sont de doux poètes ! J’aimerais savoir si tu viens cet hiver. Moi, je crois donc rentrer en janvier pour le test médical… »

Charley répondra présent. Comme toujours. Réputé pour la confiance qui l’unissait à « ses » artistes (Adamo, Barbara, Gréco, Montand, Nougaro, Reggiani, Salvador…), Charley Marouani — le neveu de Félix, le fondateur de la dynastie (« Quand je n’arrive pas à dormir, plaisantait Brel, je compte les Marouani ! ») — avait toujours refusé de parler de ses relations avec eux. L’âge aidant et le devoir de mémoire se faisant pressant, il a fini par publier ses souvenirs, où le personnel et le professionnel se mêlent inévitablement. Un témoignage[139] aussi captivant que riche d’infos pour l’histoire de la chanson, qui s’ouvre et se referme sur Jacques Brel, signe de l’importance de cet artiste entre tous ; alors même que, depuis ses adieux à la scène, Charley n’avait plus rien à attendre de lui.


Pour Jacques et Maddly, le grand saut dans le grand océan eut lieu non pas le 23 septembre comme on pourrait le déduire du courrier adressé à Charley, mais le 22. Et n’en déplaise au bon Georges, ce 22 septembre-là, équinoxe d’automne, aujourd’hui on ne s’en fout pas ! Il symbolise en effet le début de la seconde vie du Grand Jacques aux antipodes. Trois ans tout juste, mais trois ans si riches, avant l’équinoxe funeste… Cette existence qu’après tant d’heureux hasards et d’étranges coïncidences, on se retrouve en train de retracer, comme une évidence. « Ce n’est pas moi qui écris, c’est la vie que j’ai vécue. Ce n’est pas moi qui écris, c’était écrit », note Charley Marouani en exergue de son livre. Ce qu’en d’autres termes moins fatalistes, Paul Eluard énonçait ainsi : « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous. »

Ce 22 septembre, donc, « au diable vous partîtes », toi et ta Doudou, dans le sillage de Melville, Conrad, Stevenson et autres capitaines courageux en quête d’inaccessibles étoiles : « Prenez une cathédrale / Hissez le petit pavois / Et faites chanter les voiles / […] Partez cueillir les étoiles[140]… » Le 19 novembre, par « une tempête de ciel bleu », vous touchiez le rivage d’une île inconnue, qui sommeillait pourtant en tes yeux, Grand Jacques, depuis les portes de l’enfance. Tu ne le savais pas encore, mais oui, c’était bien ton île au trésor.


À peine arrivés, voici Charley Marouani qui retrouve sa cabine à bord de l’Askoy, début décembre, après un périple aérien de plusieurs jours : Paris-Los Angeles, Los Angeles-Tahiti et de là, de l’aéroport de Faa’a, de longues heures encore jusqu’aux Marquises dans un petit coucou inconfortable, avec des escales aux Tuamotu puis à Nuku Hiva. Le bout du monde, vraiment ! Là où l’on est censé marcher sur la tête… « Je suis resté dix jours avec eux, confie-t-il[141]. Dix jours merveilleux, d’amitié et de fraternité partagées. On n’a pas bougé du bateau, ancré à Tahauku, sauf pour se rendre à terre. Jacques n’avait plus envie de naviguer. Il avait fait le tour de la question. Il faut dire que l’Askoy était particulièrement lourd et difficile à manier. Et puis la traversée du Pacifique l’avait visiblement fatigué. » Cela ne l’empêche pas pour autant d’être heureux. Il pense probablement que sa maladie, elle aussi, est de l’histoire ancienne. À aucun moment, du reste, il ne l’évoque auprès de son ami. En revanche, il lui annonce son intention de s’installer à Hiva Oa. Et Charley de préciser que, si Jacques lisait beaucoup (il avait une importante bibliothèque à bord), il écrivait aussi et « commençait même à caresser le projet d’un nouvel album. Après tout, il avait signé un contrat “à vie” avec la maison Barclay et le plaisir de chanter devait toujours sommeiller un peu en lui[142] ».

Le fameux « contrat à vie » ! En fait, un contrat de trente-trois ans, la mention « à vie » n’ayant aucune valeur juridique, mais trente-trois ans renouvelables ! Signé le 3 mars 1971 par Brel et Barclay, cela faisait de chacun des deux hommes, à son expiration théorique, des plus que centenaires ! L’idée provenait évidemment de Jacques qui, fidèle en amitié et conscient de son poids commercial dans la maison, avait vu le moyen pour Eddie Barclay de faire face aux difficultés financières que rencontrait alors son label, en rassurant les créanciers et en faisant taire les rumeurs de dépôt de bilan. Après la mort de l’artiste, le producteur résumera les tenants et aboutissants de cette affaire à Paroles et Musique : « Un jour, Brel, avec qui j’avais des rapports constants, m’a dit : “Je me sens en pleine communion avec toi, et donc je voudrais qu’on signe un contrat à vie.” Il ne me demandait rien en contrepartie ! C’était un cadeau somptueux qu’il me faisait. […] Là-dessus, je vais voir mon avocat pour savoir comment l’établir, et mon avocat me dit : “Juridiquement, on ne peut pas faire ça.” Alors, il m’a proposé la formule de signer deux contrats de trente-trois ans successifs, ce qui en pratique revenait au même[143]. »

Formidable générosité du Grand Jacques qui, pour un ami dans l’adversité, n’hésitait pas à s’engager à ne plus jamais enregistrer ailleurs que chez lui ! Par chance, moralement s’entend, il n’eut pas à connaître la triste issue de cette histoire, qu’il aurait forcément vécue comme une trahison : la vente par Eddie Barclay, en 1979, de sa firme au concurrent Philips… avec lequel Jacques avait justement rompu, fâché, en 1962, pour rejoindre l’écurie Barclay. « Il a quitté Philips avec un contrat en cours (il y a eu un procès) en leur disant que c’était pour aller chez moi, racontera l’homme au cigare. On s’était déjà rencontrés, mais je ne lui avais jamais rien proposé et c’est lui qui a fait le premier pas[144]. » Mais c’est là une autre histoire, tout comme la « non-campagne » de marketing, habilement orchestrée par Barclay à la sortie de l’album des Marquises, qui fera alors de celui-ci — au grand dam de Brel qui souhaitait une sortie discrète, sans la moindre participation de sa part — le disque le plus vendu (et même le plus précommandé avec plus d’un million d’exemplaires) de toute l’histoire phonographique.

On y reviendra. Pour l’heure, nous avons tout juste bouclé le tour du monde du capitaine Brel, à jamais interrompu en Polynésie, où Bernard Moitessier, le mythique navigateur solitaire, avait lui aussi définitivement jeté l’ancre[145]. Le 19 décembre 1975, à peine son camarade Charley Marouani a-t-il regagné Paris qu’il lui écrit : « C’est tout vide sans toi ! Askoy souffre de manque. Tu sais, j’aurais tant aimé être en forme durant ton séjour. Mais je porte les fatigues de deux mois de mer. Comment te dire la joie que fut ta présence ? Je crois n’avoir plus grand-chose en dehors de toi. Et je ne sais plus rien que le luxe des relations humaines. »

S’il a sans doute mal aimé les femmes, ou pas su comment les aimer (du moins avant son voyage au bout de vie), s’il n’a « pas bien compris les femmes », comme il l’avouait dans ses inoubliables interviews, Jacques Brel a fait de l’amitié, en revanche, un véritable chef-d’œuvre. Deux ans plus tôt, le 1er janvier 1974, s’adressant à son « tendre Charley », il n’avait pas laissé le moindre doute sur son amour de l’amitié. C’était lors d’une nuit pas comme les autres, dans la baie de Cumberland aux Petites Antilles, sur le pont du Korrig, le navire-école où il s’initiait à la navigation hauturière…


Arrêt sur image : en novembre 1973, quelques semaines après la sortie de L’Emmerdeur, qui restera son dernier film, Jacques s’embarque en Méditerranée sur ce bateau, avec deux autres équipiers et son couple de propriétaires, Abel et Françoise Picard. Après une courte escale à Gibraltar, le Korrig file jusqu’aux Canaries, mouillant à Las Palmas… où vient s’amarrer un autre voilier, battant pavillon belge : le Kalais. « Le skipper s’appelle Vic ; c’est un industriel fortuné qui, à l’occasion d’un divorce difficile, vient de décider de se retirer des affaires et d’abandonner son ancienne vie pour courir les mers et jouir un peu de sa liberté retrouvée. Jacques et lui, qui se sont vaguement croisés à Bruxelles, il y a longtemps, sympathisent rapidement[146]. » Le monde étant petit, ils se retrouveront l’année suivante, le 16 septembre 1974 précisément, Jacques sur l’Askoy avec France et Maddly, Vic avec sa propre fille et sa nouvelle compagne, Prisca Parrish, dans le port de Horta, sur l’île de Faial, aux Açores. Dès lors, ils navigueront plus ou moins de conserve jusqu’à Hiva Oa.

Entre-temps, sur le Korrig, Jacques Brel aura tout appris de la navigation en haute mer grâce à sa première traversée de l’Atlantique sans escale, de Las Palmas à La Barbade puis à Saint-Vincent, dans les Petites Antilles, avant de reprendre un long-courrier pour l’Europe. Il n’a plus alors qu’un seul désir : se mettre en quête d’un bateau et passer son brevet de capitaine. Comme il avait obtenu sa licence de pilote privé puis celle de professionnel lui permettant de voler aux instruments et de piloter des avions à réaction, Jacques obtiendra son brevet de « capitaine au grand cabotage » le 1er juillet 1974.

Car l’homme ne fait pas semblant. Jamais. En aucun cas. « Et dis-toi donc, Grand Jacques / Dis-le-toi souvent / C’est trop facile / De faire semblant… » Au contraire, il fait le nécessaire, quoi qu’il en coûte, pour aller au bout de ses rêves. En l’occurrence, pour repartir dès que possible. Et cette fois pour de bon. Définitivement. N’y pense-t-il pas depuis toujours ? Depuis l’enfance en manque de partance : « Moi qui toutes les nuits / […] Arpégeais mon chagrin / […] Je voulais prendre un train / Que je n’ai jamais pris[147]. » Ne l’a-t-il pas annoncé noir sur blanc, un an après son ultime apparition sur les planches dans la peau de L’Homme de la Mancha ?

Allons il faut partir

N’emporter que son cœur

Et n’emporter que lui

Mais aller voir ailleurs [148]

Le soir où « la lune s’est allumée », cette nuit du jour de l’an 1974 passée à Saint-Vincent sur le Korrig, sa pensée court sur le papier et c’est comme un nouveau chapitre qui s’ouvre devant lui. Il faut partir, oui, « Trouver un paradis / Bâtir et replanter / Parfums, fleurs et chimères… » Un chapitre déjà rêvé qu’il reste à traduire dans la vraie vie, le chapitre de l’aventurier… qui n’oublie pas pour autant le poète, lâchant au passage, à l’égard de son « tendre Charly », quelques mots dont il se souviendra à l’heure d’écrire — comme par hasard — Voir un ami pleurer

« Je t’écris sur le pont, à la lueur d’une lampe à pétrole. Il fait doux. La terre bruisse et respire. Un moment rare et merveilleux, trop formidable pour un homme seul.

« Envie de t’écrire. Acte rare et important pour moi. J’ai tant d’amitié et de respect pour toi que les mots me semblent insolents et que, de toujours, j’ai préféré le silence.

« N’ayant ni l’élégance d’être nègre ni la chance d’être juif ni la sagesse d’être femme, presque tout me semble impudique et vulgaire. Mais me reste l’envie de dire aux hommes que j’aime, que je les aime. Et je t’aime.

« Tu vois, je ne fais plus partie de ce métier, et c’est bien. Je crois y avoir donné le meilleur de moi-même, de toutes mes forces, mais je ne suis plus assez naïf que pour croire en mes forces, et pas assez adulte que pour me convaincre de mon importance. Alors ? Alors je crois plus digne de reprendre ma vie d’aventures, plutôt que de raconter aux gens des rêves prudents ou des remèdes incertains[149]. »

À Marc Robine, Alice Pasquier, la veuve de Jojo, parlera de cette amitié indéfectible : « Charley, c’était presque comme Jojo. Ça n’était pas exactement la même tendresse, mais Jacques l’aimait énormément, lui aussi. Parce que c’était quelqu’un de très fidèle. » L’amitié, la fidélité, des valeurs indissociables du Grand Jacques. Avec l’imprudence pour seul cap. « Je veux quitter le port / J’ai l’âge des conquêtes / Partir est une fête / Rester serait la mort[150]… » Mais cette fois il l’ignore encore, il est parvenu à son ultime port d’attache. Dans un an, il aura revendu l’Askoy et acheté le Jojo. Dans moins de trois ans, Jojo et lui referont leurs guerres : Jojo reprendra Saint-Nazaire et Jacky refera l’Olympia… tous deux au fond du cimetière ; nous laissant orphelins jusqu’aux lèvres.

« Et nous voilà, ce soir[151]… »

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