Épilogue IL PLEUT SUR L’ILE D’HIVA OA

Tout a une fin et il faut se résoudre aussi à mettre un point final à ce récit, né d’un voyage longtemps rêvé. On a beau se dire qu’aux Marquises le temps s’immobilise, et le ressentir de façon presque tangible, il ne s’arrête pas pour autant : il passe également… et vient le temps de repartir. Le Twin Otter nous attend sur le tarmac de cet aérodrome de poche qu’en octobre 2008, pour le trentième anniversaire de la disparition de l’artiste, on a baptisé « Tohua Manu Jacques-Brel » : aéroport Jacques-Brel. « L’air est frais sur ce plateau, se souvient Maddly, et le spectacle du grand cirque de montagnes dans les nuages ou au clair soleil est toujours merveilleux. » Fondu enchaîné, retour aux années 1977–1978 : « Première étape, le hangar en bout de piste d’où il faut sortir l’avion en l’accrochant à la voiture et le mener jusqu’au stockage des bidons d’essence. Tout cela est fait avec un grand soin, avec précision. Jacques est le seul pilote à la ronde, mais il est aussi le seul mécanicien. Le plus près de nous est à mille six cents kilomètres. Alors, il faut le soigner, cet avion[396]… »

Et aujourd’hui ? Que sont les amis devenus ? Ceux d’Hiva Oa, des Marquises et de Tahiti ? Quels souvenirs garde-t-on du Grand Jacques à Atuona ? Et la Doudou ?…

Du vivant de Jacques, l’idée qu’elle continue à vivre seule aux Marquises avait été écartée, du fait que « la difficulté de ravitaillement, l’isolement, le manque d’événements ne trouveraient plus leur compensation dans la joie de vivre à deux ». N’avait-il pas écrit (dans Les Vieux) « celui des deux qui reste se retrouve en enfer » ? Elle y retourna pourtant pour retrouver « cette couleur de paix », expliquera-t-elle, qui lui faisait défaut à Paris. Dans un premier temps, Maddly demeura dans la même petite maison blanche. « Ni Jacques ni moi n’avions supposé que la force de sa présence post mortem pourrait me porter à un tel point. Vivre solitaire aux Marquises fut des plus faciles. Le vide supposé de l’absence était remplacé par une exceptionnelle pulsion qui donnait à toute chose une vie incroyable. » Régulièrement, elle montait au cimetière, « merveilleusement situé », avec l’impression de se rendre à une invitation. « L’idée que celui qui m’attend est un homme figé sous terre ne m’effleure pas et l’alizé qui murmure dans les feuilles de pistachiers, de manguiers et de bougainvilliers me donne raison. Ça sent bon, ça crie la vie du dedans et du dehors[397]. »

Puis, la propriétaire de leur case ayant repris possession des lieux, elle regagna Paris et le petit appartement de 35 m2, rue de la Tour-d’Auvergne (quel choc après les Marquises à l’horizon illimité !), où Jacques et elle se retrouvaient en 1972 et 1973, après leur rencontre, fin 1971, en Guadeloupe. Des années durant, Maddly Bamy continua cependant de revenir à Hiva Oa, pour des séjours plus ou moins longs, hébergée chez des amis ; en particulier pour célébrer chaque 9 octobre une petite cérémonie au cimetière du Calvaire. Mais, avec le temps, ses voyages s’espacèrent et il semble qu’elle ne soit plus retournée aux Marquises depuis son départ précipité de l’été 2003, quelques jours après que Jean-Bernard Bonzom, l’homme qui a restauré le Jojo, l’eut entraperçue. « Alors qu’elle allait bien, se souvient mère Rose, d’un seul coup elle a décidé de ne plus s’alimenter, ni de boire. Un jour de juillet, alors qu’elle se rendait au cimetière, Maddly s’est effondrée sur le bord de la route. » Emmenée au centre médical d’Atuona, on l’évacua à l’hôpital de Nuku Hiva d’où, après huit jours de soins, elle dut être rapatriée sanitaire en métropole…

Elle vit le plus clair de son temps, désormais, dans un village du Gard, près d’Uzès, dans cette région où ils avaient cherché une maison, en septembre 1978, où Jacques aurait passé sa convalescence. Alors qu’elle n’avait que trente-cinq ans à son décès — et plus aucune activité professionnelle, ayant tout abandonné pour le suivre au bout de la vie —, elle ne s’est jamais mariée. Mais, depuis le fameux livre Tu leur diras[398], auquel il lui avait demandé de s’atteler (« À la fin de chaque journée, j’écrivais ce qui s’était passé[399] ») et dont il avait lui-même parlé, semble-t-il, à son futur éditeur, Maddly Bamy a écrit ou coécrit pas moins de dix ouvrages… dont certains, à caractère spirituel voire spiritiste, ont pu surprendre[400].

Entre tous, cependant, Tu leur diras reste un témoignage essentiel des dernières années de la vie de Jacques Brel. Écrit sur place, dans leur maison d’amour, il lui demanda dix mois de travail sans discontinuer, à cheval sur les années 1980–1981. « J’ai remonté le cours des souvenirs, de ceux que nous avions vécus ensemble, de ceux que Jacques m’avait racontés. “Tu écriras, tu seras ma mémoire”, m’avait répété Jacques un bon nombre de fois[401]. » Évoquant la période d’enregistrement de l’album, Françoise Rauber en témoignera[402] après le décès de son époux François (survenu le 14 décembre 2003, à l’âge de soixante-dix ans) : « Elle se déplaçait partout avec son gros cahier et son crayon. Elle prenait des notes. Et j’ai personnellement entendu Jacques lui dire les mots qui forment le titre de son livre : “Tu leur diras !” »

Je prends le train pour le bon Dieu

Je prends le train qui est avant le tien

Mais on prend tous les trains qu’on peut [403]

Pour Maddly, qui ne s’était jamais souciée d’écriture, le projet ne coulait pas de source. Mais « consciente de ce qu’à travers moi il voyait une opportunité de voler du terrain à la mort, de gagner du temps, comment aurais-je pu lui dire que je ne saurais peut-être pas faire ce qu’il attendait de moi[404] ? ». Jacques Brel ne sentait que trop le temps lui échapper ; jamais il ne lui offrirait la possibilité de rédiger lui-même ce livre. « La maladie le harcelait, ne lui laissait aucun répit et l’empêchait de se pencher sur la beauté froide d’une page blanche pour y coucher ses souvenirs, ses envies de dénoncer encore, ses envies de donner des pulsions aux autres[405]. »

Alors, sans lui donner de directives ni même de conseils sur la façon de s’attaquer ultérieurement à cet ouvrage, Jacques se confiait sans réserve à sa compagne : « Il s’agissait, la plupart du temps de rappels, de choses qui lui traversaient l’esprit et qu’il me demandait de ne pas négliger. » Jour après jour, penchée sur sa table de travail, dans cette maison « qui avait résonné de tant de rires », Maddly voyait s’empiler les feuillets. « Je ne souffrais pas d’écrire. Je souffrais de revivre ces temps de ma vie où tout avait été si plein, où rien ne se perdait. Parfois, l’émotion était trop forte et il me fallait quitter cette table où mes rires se changeaient en larmes. Puis je me calmais, parce que je devais continuer, parce que l’essentiel était de finir[406]. » Enfin, sa tâche accomplie, sa promesse tenue, elle avertit André Philippe, le patron des Éditions du Grésivaudan, qui vint lui-même récupérer le manuscrit. C’était la seconde fois qu’il se déplaçait jusqu’à Hiva Oa. Trois ans plus tôt, il était venu travailler avec Jacques Brel au projet d’anthologie de ses chansons…

À présent, Maddly Bamy continue d’écrire. Et de peindre. Mais, surtout, elle reste attentive à la mémoire de son compagnon d’aventures, comme on l’a vu en 2008 lorsqu’elle s’est rendue à Anvers pour retrouver l’Askoy, récemment sauvé des eaux ; là même où, trente-quatre ans plus tôt, elle en avait largué les amarres pour un voyage sans retour avec Jacques.


Tout comme Paul-Robert Thomas, qui recevait Brel chez lui lors de ses séjours à Tahiti, Marc Bastard, son meilleur ami d’Atuona — celui dont France Brel, en juillet 1999, s’avouera frappée par la ressemblance physique avec Jojo —, est aujourd’hui décédé. Mais le fils qu’il a eu avec une Marquisienne, dont il était séparé, vit toujours à Atuona. Voici comment Bastard décrivait sa dernière rencontre avec Jacques Brel dans les premiers jours du mois de juillet 1978 :

« Je devais m’absenter plusieurs semaines. Je suis monté lui dire au revoir. Le soir était tombé. Assis sur la terrasse, il lisait. Maddly, devant son chevalet, dessinait. J’eus vraiment le sentiment d’être un intrus. Maddly me fit un sourire accompagné d’un signe d’amitié. “C’est bien ton bouquin ?”, demandai-je bêtement.

« Avec un vague sourire, il ferma le livre et me montra la couverture. Le titre était Changer la mort, du professeur Schwartzenberg[407]. “Tu vois, j’apprends à mourir…”

« Nous parlâmes d’autre chose ; mais je savais que, depuis plus d’un mois, il souffrait de nouveau. Le poumon sain était atteint par le mal. Je lui fis part de mes projets immédiats et lui indiquai la date de mon retour, prévu à la fin du mois d’août. Notre conversation fut brève. Il me raccompagna jusqu’au chemin où était garée ma voiture. Tandis que je partais, je le vis une dernière fois s’éloigner dans la nuit. Il me fit de grands gestes : on aurait dit qu’il cueillait des étoiles… »

Quelques semaines plus tôt, c’était encore le printemps, Jacques Brel avait retrouvé son ami Paul-Robert à Punaauia, sans savoir, bien sûr, qu’il n’y aurait pas d’autre séjour dans ce faré qu’il appréciait tant. Cette fois-là, au bout de la nuit, c’est au médecin surtout qu’il s’adressait :

« Crois-tu vraiment que je devrais rentrer en France… pour ma santé ? Maddly pense que oui. Et toi, le toubib ?

— Je pense qu’un séjour en France, à voir vos amis, te ferait du bien… et que tu pourrais profiter de l’occasion pour faire un bilan général. Maddly voudrait savoir si tu n’as pas besoin d’un traitement avant de vous fixer définitivement aux Marquises. C’est sans doute sage, mais je n’y vois aucun impératif médical.

— J’ai besoin de réfléchir ! Tout le monde me conseille de partir !

« Plusieurs minutes passent, comme des anges aux ailes noires. Soudain, sa voix reprend, assez dure et douloureuse.

— As-tu écouté ma chanson Orly avec attention ? Il s’agit de deux amants qui se séparent, mais surtout d’une métaphore de la Vie et de la Mort. D’un être qui sent sa vie lui échapper ; le jour où, par exemple, il décide de partir se faire soigner. Et l’avion se pose à Orly. Dernier aéroport, pour un dernier voyage[408]… »

Cette nuit-là, Jacques Brel comprend qu’il doit bientôt partir. Pour Paris… C’est son dernier repas avec Paul-Robert. « Il tousse et manque d’air. Le retour lui fait peur. » Le lendemain matin, Jacques et Maddly regagnent les Marquises avec le Jojo. C’est leur dernier vol entre Faa’a et Hiva Oa… Les jours passent. « Jacques toussait, s’essoufflait et dormait mal », rapporte le médecin, que Maddly tient informé. « Il avait besoin de somnifères et d’antibiotiques. Je lui faisais parvenir ses médicaments par les pilotes d’Air Polynésie qui desservaient les Marquises.

« Alors que j’étais à Los Angeles [fin juillet], Jacques a décidé de faire un rapide aller-retour en France et en Belgique. Il a tenté de me joindre au numéro que je lui avais laissé. Ce ne fut qu’un aller simple.

« Dès mon retour à Tahiti, j’ai eu ce message : “Désolé que tu ne sois pas là. Je rentre dans Orly[409]”… »


Beaucoup d’autres amis, de relations ou de simples témoins d’un moment partagé de la vie de Jacques Brel en Polynésie, sont encore vivants et présents soit à Hiva Oa, soit ailleurs dans l’archipel, soit à Tahiti ; en particulier l’ancien maire d’Atuona, l’infirmière, l’homme qui traçait les pistes, Henriette, certaines des sœurs et d’anciennes pensionnaires du collège Sainte-Anne… Des pilotes aussi, l’auteur du portrait du dernier album… Et le postier, Fiston Amaru — si décisif dans la destinée de Brel —, qui, après avoir été muté à Tahiti, est revenu découvrir l’Espace Brel en 2004, « après vingt-quatre années d’absence dans cette merveilleuse île ». À Georges Gramont, son successeur à la Poste d’Atuona, le seul endroit d’Hiva Oa où l’on pouvait téléphoner, du temps de Jacques, il a laissé un mot signé « Le vieux pédé, ami de Jacques Brel » ! Avec cette précision : « Ancien receveur d’Atuona ; octobre 1971 à juillet 1979. »

C’est Georges, justement, qui nous a présenté Jean Saucourt ; jamais encore celui-ci n’avait accepté de témoigner sur Brel. Il vit à présent en louant quelques petits bungalows aménagés aux voyageurs de passage, réticents aux séjours organisés, tout en étant l’aîné et probablement le plus compétent des guides culturels locaux. Jean et Georges, comme bien d’autres à Hiva Oa, se souviennent que l’auteur de Quand on n’a que l’amour déploya toute son énergie et soutint une foule de projets pour faire sortir de son isolement cette île « espérante comme un désert ». À commencer par le pont aérien, qu’il maintenait à lui seul pour que les populations de l’archipel reçoivent chaque semaine leur courrier et soient approvisionnées une fois par mois, en vivres et en médicaments mais aussi en livres et même en films, à Atuona, qu’il allait chercher à Papeete.

Le goût du dépassement ! « Moi, je ne veux pas mourir sans avoir tout donné », déclara-t-il à Maddly. Et il donna tout, jusqu’à l’ultime limite de ses forces. Quelque part entre Saint-Exupéry, poète, pilote et humaniste, et Don Quichotte, défenseur de la veuve et de l’orphelin, dont le rêve est toujours noble, jamais intéressé. « On dit souvent, enfin je l’ai souvent entendu dire : “Brel se prend pour Don Quichotte.” On s’est beaucoup moqué de moi avec ça. Et, à l’époque de La Mancha, il y avait eu un critique qui n’avait pas du tout été tendre ; je ne lui ai pas dit qu’il était, lui, tout à fait insuffisant[410]. » Don Quichotte, rappelait Jacques, passait son temps à donner, quitte à être humilié ; « mais Don Quichotte ne peut pas être humilié, il ne voit pas cela, il voit tellement l’étoile… Et moi, je ne serais pas humilié si je pouvais donner un peu de bonheur[411] ».

Alors, son langage fleuri et ses blasphèmes qui, au début, choquaient les Marquisiens, à la fois très croyants et très attachés à un français châtié, sont vite passés au second plan. « Les enfants eux-mêmes l’ont accepté sans réserve, assure Georges. Souvent, les jours de congé scolaire, ils allaient le réveiller en jetant des cailloux sur le toit de sa maison et en criant “jacquebrel” ! En un mot. Tous les enfants l’appelaient “jacquebrel”, pour eux c’était son nom. Alors, il sortait, l’air furieux, en criant lui aussi : “Bande de petits salopiauds !” Oui, oui, il parlait comme ça et pis encore… Il utilisait un langage cru, mais cru ! Mais, aussitôt, il les faisait entrer et leur offrait des paquets de bonbons qu’il avait achetés tout exprès. Et puis il les chassait brusquement, toujours en criant : “Fichez le camp, petits vauriens !” C’était comme un rite entre les enfants et lui. »

Georges Gramont a pris sa retraite de la Poste et tient aujourd’hui une pension de famille avec son épouse Gisèle, dite Gigi. En réalité, personne ici ne l’appelle Georges, tout le monde le connaît sous le diminutif de… Jojo ! Eh oui, aimait à constater encore et encore le poète, il n’y a pas de hasard, rien que des rendez-vous.


Cette fois, il est temps de dire adieu aux Marquises. Mais pas avant de saluer une dernière fois le Grand Jacques, une fois de plus… Et Gauguin par la même occasion. Une fois de plus, comme pour ne pas faire mentir la chanson, la pluie est traversière ; la pluie « qui vient qui va / Qui cogne, qui mord, qui bat / Une vraie pluie de Golgotha[412] ». En gravissant, sous le déluge, le sentier qui mène à leur dernière demeure, s’impose à moi la chanson de Barbara, où celle-ci, déjà, associait ces deux personnages d’une si grande proximité d’esprit : Gauguin (Lettre à Jacques Brel)… La plus belle et déchirante chanson qui soit, tant Jacques et Barbara, au-delà de leur réciproque admiration artistique, étaient proches. « On est un peu amoureux, comme ça, depuis longtemps », avait-elle reconnu. Lui savait ses sortilèges, elle tous ses envoûtements. Oui, ces deux-là, le chanteur à la triste figure et la longue dame brune, s’aimaient d’amour tendre et jamais entre eux, de l’aube claire jusqu’à la fin du jour, l’amour est mort… Par bonheur, il nous reste Franz, le film qu’il avait imaginé sur mesure pour elle. Il jouait le rôle de Léon, elle de Léonie. Elle y est éblouissante « et on sent bien à travers les images, écrit Charley Marouani qui fut leur imprésario commun, toute la tendresse que ces deux-là éprouvaient l’un pour l’autre[413] ».

Ce chemin ruisselant qui grimpe au bout de la vie, jusqu’au cimetière du Calvaire perché en haut d’Atuona comme un Golgotha « posé sur l’autel de la mer », il faut le mériter… « C’est en marchant qu’on trace son chemin », disait le poète[414], et lorsqu’on jette un regard en arrière, avant d’embarquer pour l’ultime traversée, « on voit une dernière fois le sentier que jamais plus on n’empruntera ». Le chemin qui mène de l’enfance à Schaerbeeck, des années à s’ennuyer (« Mon enfance passa / De grisailles en silences / De fausses révérences / En manque de batailles »), mais à rêver aussi (« L’enfance / C’est encore le droit de rêver / Et le droit de rêver encore »), jusqu’aux adieux de l’Olympia et de L’Homme de la Mancha, une période de triomphe[415] où l’on ne faisait pas semblant, en passant par la galère, un cycle de privations, de rebuffades et d’humiliations[416] (mais « qu’importe l’histoire / Pourvu qu’elle mène à la gloire »)…

Un chemin de quarante-neuf ans bien sonnés qui, par son intensité — comme le rappelle Jean Corti, son accordéoniste durant l’essentiel de sa carrière[417] —, vaudrait le double chez le commun des mortels : « Je dis souvent que Brel est mort centenaire, parce qu’il a vécu deux fois : il a vécu la nuit et il a vécu le jour. Deux fois quarante-neuf ans… Cela fait de lui un presque centenaire ! »

Corti sait de quoi il parle, ayant été de toutes les tournées, de tous les spectacles, cinq à six jours par semaine, à l’époque où Jacques chantait plus de trois cents fois par an : « On se suivait sur la route, à trois bagnoles. Brel était dans une voiture avec Jojo, j’étais dans la suivante avec Jouannest, et nous transportions l’accordéon et les bagages ; dans la troisième voiture, il y avait Philippe Combelle, le batteur, et le bassiste, avec une batterie réduite et une contrebasse électrique, ce n’était pas l’idéal… mais c’était pratique. » Arrivés à la salle, « vers 17 heures, on travaillait les chansons à venir, avec Jouannest, et c’est ainsi que sont nées pas mal d’entre elles. Car Brel travaillait pratiquement nuit et jour… Il travaillait tout le temps. Il ne s’arrêtait jamais, même lorsqu’il n’avait pas l’air d’être en train de penser à une chanson. Il avait des carnets où il notait des trucs qu’il avait vus. C’était quelqu’un de très observateur. On est tous, quelque part, dans une chanson de Brel, tous… C’était un ouragan ! Un ouragan qui a tout renversé sur son passage, qui a bousculé beaucoup de tabous, beaucoup de trucs dans le métier lui-même. Avec l’arrivée de Brel, la plupart des ringards — ne citons pas de noms — se sont retrouvés dépassés, finis, balayés[418] ».

Le bonheur n’est pas au bout du chemin, dit un adage tibétain, c’est le chemin qui est le bonheur. Il aura fallu quarante-neuf ans à Jacques Brel pour atteindre le terme de celui-ci, pour monter en haut de sa colline « en criant “Dieu est mort” / Une dernière fois ». Une demi-heure, il ne m’en faut guère plus, pour effectuer « une dernière fois » le trajet jusqu’au calvaire, et encore, en comptant des haltes successives pour souffler un peu, comme d’autres marquent les stations de la Passion : « Dites, si c’était vrai / Si c’était vrai tout cela… » Une demi-heure, mais un instant d’éternité, dans ces Marquises devenues grises sous la pluie battante ; un instant d’éternité dans « tout ce manque de tendre » durant lequel j’entends littéralement la voix de Barbara, fragile et authentique :

Il pleut sur l’île d’Hiva Oa

[…] Il pleut sur un ciel de corail

Comme une pluie venue du Nord

Qui délave les ocres rouges

Et les bleus-violets de Gauguin […]

Il a dû s’étonner, Gauguin

Quand ses femmes aux yeux de velours

Ont pleuré des larmes de pluie

Qui venaient de la mer du Nord

Il a dû s’étonner, Gauguin,

Et toi, comme un grand danseur fatigué

Avec ton regard de l’enfance :

« Bonjour, monsieur Gauguin

Faites-moi place

Je suis un voyageur lointain

J’arrive des brumes du Nord

Et je viens dormir au soleil

Faites-moi place »

La chanson se poursuit dans un semblant de désordre poétique, sans souci apparent du rythme et des rimes ; comme une vraie lettre, écrite dans l’urgence, qui chercherait à masquer le chagrin du départ en laissant s’épancher un trop-plein de tendresse : « Tu sais, ce n’est pas que tu sois parti qui m’importe ; d’ailleurs, pour moi tu n’es jamais parti. Ce n’est pas que tu ne chantes plus qui m’importe ; d’ailleurs, pour moi, tu chantes encore. Mais penser qu’un jour le vent que tu aimais te devenait contraire. Penser que plus jamais tu ne naviguerais ; ni le ciel ni la mer, plus jamais, en avril, toucher le lilas blanc ; plus jamais voir le ciel, au-dessus du canal… Mais qui peut dire ? Moi qui te connais bien, je suis sûre qu’aujourd’hui tu caresses les seins des femmes de Gauguin, et qu’il peint Amsterdam ; vous regardez ensemble se lever le soleil au-dessus des lagunes où galopent des chevaux blancs. Et ton rire me parvient, en cascade, en torrent, et traverse la mer, et le ciel et les vents. Et ta voix chante encore… »

Et puis, se faisant de plus en plus intime, pour bien marquer l’importance qu’elle accorde à ce message d’outre-vie et d’outre-mer, comme on lance une bouteille à la mer, Barbara appose sa signature :

Souvent, je pense à toi

Qui a longé les dunes

Et traversé le Nord

Pour aller dormir au soleil

Là-bas, sous un ciel de corail

C’était ta volonté

Sois bien

Dors bien

Souvent, je pense à toi

Je signe Léonie

Toi, tu sais qui je suis

Dors bien[419]

J’arrive enfin, « j’arrive, bien sûr j’arrive », au pied du calvaire. Après cette évocation spontanée de Barbara si prégnante en ces lieux, une surprise de taille m’attend. Tout contre la sépulture de Jacques Brel, si joliment fleurie et entourée de végétation luxuriante que l’on dirait tout sauf une tombe — d’ailleurs, les tombes de ce cimetière semblent n’obéir à aucune logique, disséminées en gradins dans les herbes folles ; celle de Jacques, abritée sous un cocotier, étant en quelque sorte au premier rang de l’orchestre —, un petit monticule se dresse. Ce sont des galets recueillis sur la grève par des « passants » venus de Tahiti ou de l’autre côté du monde, sur lesquels, tracés au feutre, on a inscrit des petits mots adressés au poète et à l’homme. Ça n’est souvent qu’un nom et celui d’une ville, parfois s’y ajoute un simple « merci », on trouve aussi des titres de chansons : Quand on n’a que l’amour, Vivre debout, On n’oublie rien… M’accroupissant, je m’en saisis délicatement, l’un après l’autre, les lis tous avec jubilation, en photographie quelques-uns ; jusqu’à découvrir le plus inattendu, signé d’un dénommé… Brassens : « De Georges Brassens, Sète » !

Godverdoeme ! se serait écrié le Grand Jacques qui n’aimait rien tant que jurer en flamand. Tonton Georges, après la longue dame brune… Dans ma vie, j’en ai rencontré des poètes, des talents en herbe ou « qui montaient en gerbes pour retomber en pluie d’or », j’en ai vécu des moments enchantés, des moments d’exception ! De quoi engranger de l’émotion pour « dans dix mille ans », aurait dit Ferré. Mais là, à même le sol où repose Jacques Brel, à deux pas de l’endroit où dort Gauguin, le galet de « Brassens » en main, l’instant est intense, unique. Et me revient en mémoire sa dernière bravade, comme un défi lancé à la Camarde — à moins que cela ne fût le chant ultime d’un poète qui voyait décidément plus loin que le commun des mortels ?

Je mords encore

À pleines dents

Je suis un mort

Encore vivant [420]

« Mourir, cela n’est rien / Mourir, la belle affaire / Mais vieillir… / Ô vieillir ! » Chaque étape significative de la vie de Jacques Brel s’est trouvée d’autant plus raccourcie qu’il a multiplié les passions, les activités et les ruptures — sa façon à lui, ou l’une de ses façons, d’échapper au piège de l’immobilité, donc au vieillissement. « Je crois qu’en réalité, confia-t-il un soir, l’adulte crève, de peur d’oser réaliser son enfance. » Destiné à une vie bourgeoise, il préféra se frotter aux aléas de la vie d’artiste ; chanteur, il renonça à la chanson pour tâter du cinéma ; comédien, il partit naviguer sur les océans ; marin accompli, il se fit pilote d’avion-taxi dans l’un des endroits les plus reculés de la planète. Ainsi, « à ses yeux, sa vie prit-elle enfin son sens. Car Brel est de ceux dont la vie finit par illuminer l’œuvre[421] ».

Tous les grands écrivains que Brel admirait (Cendrars, Conrad, London, Melville, Saint-Exupéry…) ont d’abord vécu l’aventure avant de se mettre à écrire. « À l’image de Rimbaud, Jacques Brel adopta le comportement exactement inverse ; sa vie n’ayant dès lors plus d’autre objet que d’être source de découverte et d’expériences nouvelles. Ce faisant, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, sa vie devint une composante à part entière de son œuvre, et non le contraire[422]. » Aujourd’hui, malgré tout l’intérêt que l’on continue de porter à son œuvre de chanteur, comme l’une des plus marquantes de l’histoire de la chanson, il y a en effet gros à parier qu’un Brel, mort comme un paisible retraité ou terminant sa course, « La nuit de ses cent ans / Vieillard tonitruant / […] En chantant Amsterdam », n’exercerait pas cette incroyable fascination qui touche un public s’étalant déjà sur plusieurs générations. « Car l’aventurier, c’est indéniable, a pris chez lui le pas sur le chanteur. Ou, plus exactement, l’homme a fini par l’emporter sur l’artiste[423]. »


Retour au cœur de la nuit, à Punaauia, chez Paul-Robert Thomas, le confident privilégié de Jacques Brel en Polynésie. Le dialogue est fini, ça n’est plus qu’un monologue en forme de bilan : Jacques parle de son pays, commente son parcours, raconte son île au trésor. « La terre est territoire, la mer est méritoire », lâche-t-il avec son art consommé de la formule. Et l’air de rien, comme dans ses chansons, en parlant des autres il parle de lui, et c’est superbe : « Une île est un rocher, immense et dense masse de terre que le marin espère. Il y retrouve ses rêves d’enfant, celui de Robinson. Car c’est l’enfant qui fait grandir les îles et s’y repose quand il est prêt. L’île est un espoir sorti de l’eau. C’est l’oasis des océans. C’est aussi un berceau. C’est là qu’on pose l’ancre. C’est là qu’on se repose. Qu’on regarde le vent, et peut-être le temps[424]. » Jacques Brel était-il prêt ? Une seule certitude : Hiva Oa était son espoir sorti de l’eau. Son berceau. Et c’est là qu’il repose.

En quittant les Marquises, où l’on a eu le bonheur de marcher dans ses pas et de suivre son sillage (« C’est dans le mouvement qu’on a une chance de s’accomplir un tant soit peu… »), bref de se sentir si proche de lui, physiquement, quand on l’était déjà par l’esprit, l’envie est grande, d’abord, de garder tout cela pour soi. Ne serait-ce pas contraire, pourtant, au principe d’imprudence du Grand Jacques ? « On meurt de trop de silence et de gestes non faits[425] », assurait-il, rejoignant en cela Saint-John Perse : « On périt par défaut bien plus que par excès. » Une forme de renonciation, aussi, presque une trahison, qui scellerait l’acceptation définitive de son départ ? « Les hommes immobiles sont déjà morts. Ils ne le savent pas, mais ils le sont. » Alors que lui-même frère encore, qu’il frère toujours…

Mélange de pudeur et d’infini respect, les quelques réticences que je nourrissais encore ont fini par se dissiper puis par s’effacer tout à fait devant ce que l’intéressé, au printemps 1978 à Tahiti, avait demandé à PRT de rendre public… et qui, aujourd’hui, résonne en moi comme un assentiment d’outre-tombe : « Tant que je serai vivant, vous fermerez vos gueules ! Une fois mort, je ferai peut-être un peu partie de l’Histoire ; alors, vous pourrez leur dire ce que vous aurez à raconter. Elle mérite au moins ça, l’Histoire : ce quelconque de vérité. »

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