19 ET TOUS CES HOMMES QUI SONT NOS FRÈRES…

Le plus ardu pour Jacques Brel, après une longue parenthèse sans écrire, a été de s’y atteler de nouveau. Il lui a fallu six mois pour esquisser péniblement quatre chansons, puis le déclic s’est produit et tout a repris comme avant, au point de disposer largement, six mois plus tard, de la matière d’un nouveau 33 tours. Finalement, cet album sans titre, qu’on appelle néanmoins Les Marquises, battra tous les records de vente de l’histoire du disque. Plus d’un million d’exemplaires précommandés par les disquaires[332] ! Sans que l’intéressé l’ait cherché ni même espéré. « Cela ne lui ressemblait pas du tout, dit Charley Marouani. Il ne voulait pas que la sortie de ce disque soit présentée comme un événement. » Au contraire, non seulement il a refusé tout net d’être impliqué dans sa promotion, mais il a également fait promettre à son producteur, Eddie Barclay, de le sortir sans privilégier aucun média, qu’il soit audiovisuel ou de presse, ni mener de campagne commerciale : « Je veux qu’il n’y ait aucune injustice avec ce disque. Il faut que tu l’envoies à tout le monde en même temps. Je ne veux pas que la grande surface soit favorisée par rapport aux petits disquaires. La même chose pour les radios et les journalistes[333]. » Promesse que Barclay le futé, le malin, le roublard, tiendra à la lettre[334] — aucune publicité, pas d’affichage, rien de tout cela — mais saura détourner avec une rare habileté.

En mettant le disque en vente au même instant, partout en France, via la communication simultanée du code des cadenas scellant les containers dans lesquels ont été acheminés les disques, et en autorisant les radios à le diffuser dans le même temps[335] — et en entier, car c’est un événement sans précédent que ce « retour » de Brel à la chanson —, l’astucieux homme d’affaires va créer un emballement médiatique et populaire sans précédent. J’en témoigne personnellement : ce jeudi 17 novembre, après avoir commencé à écouter le disque à la radio[336] un peu avant les journaux audiovisuels de 13 heures (à 12 h 51 précisément !), je franchissais dès le début de l’après-midi le seuil de mon disquaire… Ne serait-ce que pour ce titre unique, découvert avec ferveur, une histoire déchirante, merveilleusement écrite et décrite, où les protagonistes « se tiennent par les yeux » seuls au monde au milieu de la foule, dont Brel lui-même dira qu’il s’agissait de sa plus belle chanson d’amour.

Pour le producteur, appelé à promouvoir l’album sans la moindre participation de son auteur, envolé sitôt l’enregistrement terminé, le défi est grand. Alors, il va faire preuve d’imagination… Mais quand même, suggère-t-il à Jacques avant son départ, si les médias, la télé en particulier, veulent recevoir quelqu’un pour en parler, ne serait-il pas judicieux de pouvoir compter sur un journaliste qui connaîtrait bien son œuvre ? Après réflexion, Jacques convient du bien-fondé de la suggestion, à cette réserve près que le destinataire ne sera pas un journaliste. Il y a une personne, une seule, à laquelle il consent que Barclay fasse porter le disque dans cette optique précise. Et si la personne en question accepte de le commenter, dans les termes qu’elle jugera bons, libre à elle ! C’est d’accord, lui dit Barclay. De qui s’agit-il ? Et Jacques Brel de répondre : « François Mitterrand. »


Nous sommes en 1977. Mitterrand n’est encore que secrétaire général du parti socialiste, mais il a déjà la carrure d’un homme d’État. Les législatives de 1978 se profilent et il est question de programme commun entre le PC et le PS… Mais, surtout, Mitterrand est un homme de lettres que Jacques apprécie. Sur l’Askoy, il avait emporté La Paille et le Grain. Et puis il y a cette chanson, Jaurès, qui devrait lui parler : « Demandez-vous, belle jeunesse / Le temps de l’ombre d’un souvenir / Le temps du souffle d’un soupir / Pourquoi ont-ils tué Jaurès[337] ? »

D’aucuns, pensant que Brel, fils de bourgeois, ne s’est jamais engagé politiquement, s’étonneront de ce choix. D’autant qu’il est et reste citoyen belge. C’est méconnaître son parcours, sa participation à nombre de galas libertaires… et son soutien publiquement apporté à Pierre Mendès France. Le jeudi 23 février 1967, il avait en effet participé, à Grenoble, à un meeting de l’homme politique, candidat aux législatives. Le 25, celui-ci lui écrivait une superbe lettre[338], pour le remercier : « Je savais certes que les Grenoblois vous assureraient le succès qui vous est habituel, mais je ne savais pas que serait à ce point sensible pour la salle l’ardeur exceptionnelle que vous avez manifestée pour la signification de cette soirée. Très sincèrement, je pense que personne d’autre que vous n’aurait pu exprimer si clairement aux Grenoblois que l’association de nos deux noms n’était pas ce soir-là une rencontre de hasard. » Avant d’ajouter une note personnelle : « J’oublie maintenant le contexte politique pour vous dire que vous avez tort de ne pas accepter d’être traité de “poète”. Je suis personnellement convaincu que, depuis jeudi soir, j’ai un ami de plus et qu’il s’agit d’un poète. »

Début mars, Jacques Brel persiste et signe tout en apportant des précisions : « J’ai fait la campagne de Mendès France. Ce n’est pas un acte politique, mais un acte en fonction d’une politique. Je trouve désolant qu’un pays comme la France n’ait pas, à la Chambre des députés, un homme de la valeur de Mendès France. Il y a des hommes dont on n’a pas le droit de se priver. » On le voit aussi poser dans la presse avec François Mitterrand ou Gaston Defferre. Sa photo avec celui-ci, alors maire de Marseille, fait la une du Provençal, le 3 mars 1967, deux jours avant le premier tour, avec cette déclaration du chanteur : « Oui, je suis aux côtés des hommes de progrès. Car lutter pour l’amélioration de la condition humaine, préserver la dignité de l’individu, ce sont là des idées qui ont été soutenues plutôt par Jaurès que par Napoléon III, n’est-ce pas ? » Jaurès, eh oui… Jaurès déjà !

Dix ans plus tard, à Hiva Oa, faisant écouter son travail en cours à des hôtes de passage, il expliquera les raisons qui l’ont conduit à écrire une telle chanson, ici, aux antipodes, dans ce paradis apparent de Polynésie : « J’ai écrit Jaurès parce que pour moi c’est l’élément le plus pur de la gauche française. […] Ce n’est pas une chanson sociale. J’ai voulu faire une chanson socialiste. […] Et peut-être que, vivant en Europe, je n’aurais pas écrit cette chanson, ou autrement[339]… » En Europe, à vrai dire, Jacques avait déjà écrit une chanson de ce genre, annonciatrice de Jaurès, où, tout en montrant son mépris total et définitif de l’argent, son rejet implicite du monde de la finance, il mettait en garde la société bien-pensante devant les « humiliés d’espoirs meurtris ». Chanson dont la chute laissait présager aussi, avec dix ans d’avance, les événements de Mai 68 :

Pourvu que nous vienne un homme

Aux portes de la cité

Avant que les autres hommes

Qui vivent dans la cité

Humiliés d’espoirs meurtris

Et lourds de leur colère froide

Ne dressent aux creux des nuits

De nouvelles barricades [340]

Le 19 novembre 1977, deux jours seulement après la sortie des Marquises, François Mitterrand est invité sur Antenne 2 pour en parler ! Barclay n’a pas tardé à passer le message aux médias et c’est donc la deuxième chaîne de télévision nationale qui obtient cette exclusivité. L’homme politique, qui a reçu le disque la veille, a seulement eu le temps de l’écouter dans la matinée — « J’avais grande envie de l’entendre : dix ans de silence… c’est long ! » — et à 15 heures, il est déjà en direct dans l’émission « Hebdo chansons, hebdo musiques », présentée par Luce Perrot.

On ne peut qu’être frappé, a posteriori, de la justesse des propos de François Mitterrand, de son analyse si pertinente sur l’auteur et sur l’homme, sur la richesse de son écriture, son évolution : « Brel est un écrivain, Brel est un poète. On peut publier ce qu’il a écrit et cela figurera dans les anthologies de la poésie moderne. Simplement, avec le temps, et c’est un phénomène assez constant, il épure sa propre langue. Il garde ce langage populaire nécessaire à sa chanson, qui est une chanson populaire. Il veille même à ce que le mot qu’il emploie soit de plus en plus simple, de plus en plus immédiat ; mais il reste précis et il reste d’une bonne langue ; en plus, une langue savoureuse, celle du Belge amoureux de la langue française, qui apporte les intonations, les inflexions, la richesse et la saveur du pays dont il est issu. »

De l’homme, « pour l’avoir un peu connu, un peu fréquenté », voici ce qu’il dit : « Peut-être s’est-il trouvé dans des circonstances qui l’ont conduit plus tôt que d’autres à se poser les problèmes qui dépassent la vie quotidienne, mais j’ai toujours senti en lui cette distance, cette capacité de dépasser la passion du moment tout en s’amusant, se distrayant. Il crie sa colère, il crie son amour, il crie son espérance, il crie son désespoir, mais ce n’est pas simplement dans l’intensité que je le trouve remarquable, c’est aussi dans cette volonté d’identité. Brel, […] au fond, ne ressemble à personne. Et c’est pourquoi je crois que son œuvre et sa physionomie sont particulièrement caractéristiques du moment où nous sommes. On se souviendra de Brel — lorsque le temps sera venu, j’espère beaucoup plus tard — comme particulièrement expressif des besoins d’une société et d’une génération, plus jeune que la mienne, celle qui s’est exprimée au lendemain de la dernière guerre mondiale et qui a éclaté, explosé en mai 1968 ; porteur d’un tas de rêves, voulant définir une écriture nouvelle, cassant les structures du monde… Pourquoi faire ? Pour s’éloigner du monde ? Non. Pour en retrouver l’essentiel. »

Il évoque Brel et la solitude, Brel et l’impertinence, Brel et la mort, Brel et les femmes : « Il juge selon l’expérience sans doute qu’il en a eue, mais il y a aussi cette veine que l’on retrouve dans notre Moyen Âge, qui fait que, quoi qu’en pense l’auteur en vérité, quelle que soit sa vie que j’ignore, c’est un thème constant à la fois de plaisanterie, de chanson et de caricature, et je crois que, là, Brel se complaît dans la caricature en lui donnant toute la force du chant populaire. » Faisant suite à la remarque de la journaliste sur la façon dont Brel parle des femmes (« Ça n’est pas très aimable… »), il précise que « ça n’est pas une philosophie. J’aperçois davantage sa philosophie à travers le spectacle que lui donne la société ou la non-société qu’il a finalement choisie »… Et, assure Mitterrand, « tout cela compose, je le crois, à travers ce disque, avec ce retour de Brel — […] le retour de Brel chantant, car Brel homme reste lié aux choix qu’il a faits il y a quelques années —, tout cela compose, je le crois vraiment, un événement qui compte dans la sensibilité moderne ».

Sur les chansons proprement dites, après avoir observé que certaines d’entre elles reprennent des thèmes d’autrefois en les accentuant (à la question « Vous pensez aux Flamingants ? », il répond avec une moue dubitative : « Ça m’a intéressé parce que c’est à la fois pittoresque et puissant, mais ça n’est pas ça qui m’a retenu le plus »), il cite d’emblée Jaurès : « Ne croyez pas du tout que ce soit par une familiarité politique, mais la chanson sur la mort de Jaurès — qui a quelque chose, une sorte de mélopée avec un accompagnement d’accordéon, une volonté d’épouser le rythme de l’époque tout en signifiant la grande complainte d’un peuple qui souffre et qui espère —, c’est extrêmement fort ! »

Il parle ensuite des Marquises : « Parce que c’est le Brel d’aujourd’hui, donc c’est celui qui m’a le plus intéressé. […] Ces petites îles répandues dans cet immense Pacifique qui n’est pas si pacifique que cela, c’est évidemment la réflexion devant la violence des choses, l’homme tout seul devant la force des éléments. […] C’est une carte postale qu’il nous envoie, mais où il y a à la fois le chromo des cartes postales et la profondeur de la photographie que l’on ne veut pas voir en tant que carte postale parce que c’est soi-même qui l’a prise. Les photographies que l’on prend, même si on est simplement un amateur très modeste, on serait très choqué si on vous disait “mais c’est une carte postale”, on serait fâché de faire “aussi bien” qu’une carte postale. Eh bien, Brel fait à la fois moins bien qu’une carte postale, parce qu’il évite la figuration stéréotypée, mais va tellement plus loin que ça en devient un poème. Une carte postale qui atteint la dimension du poème, c’est pas mal… »

Puis il se déclare de sa parenté, « comme quelqu’un qui écoute et comme quelqu’un qui lit et qui admire la capacité créatrice d’un homme comme lui ». Et, surtout, François Mitterrand insiste sur un point extrêmement important, capital même, concernant la différence entre le Brel d’avant (celui qu’il connaissait : « Beaucoup de choses nous avaient réunis ») et celui qui apparaît ici : « Les thèmes que je retrouve dans le disque d’aujourd’hui formaient déjà le fond de sa conversation. La différence, c’est que maintenant il a vécu tout ce qu’il dit ; à l’époque, il se contentait de projeter. Maintenant, c’est sa vie, c’est sa solitude, c’est son voyage, ce sont ses questions, et la dimension naturelle que prend cette musique, que prennent ces paroles, est d’un tout autre ordre, à mon sens — tout en développant les qualités qui sont les siennes —, d’un tout autre ordre que ce que nous avons connu naguère. »

Fort bien vu, monsieur Mitterrand ! La différence, en effet, c’est qu’entre ses deux derniers disques originaux le Grand Jacques a mis en pratique ce qu’il théorisait jadis ; il s’est mis en règle avec lui-même, quel qu’ait pu en être le prix, sachant depuis toujours qu’il n’est que trop facile de faire semblant… Et voilà pourquoi cet album est le plus accompli de toute la discographie de Brel, n’en déplaise aux pisse-froid qui, à sa sortie, ont eu le culot de reprocher à Brel « de continuer à faire du Brel » ! Auraient-ils voulu, ces gens-là, qu’il fît du Brassens ou du Ferré, voire du rock, et pourquoi pas, de façon moins caricaturale qu’avec Les F…, du disco, ce genre qui bat alors son plein[341] ?!

Une chose est sûre, contrairement à la vision réductrice que d’aucuns avaient de son séjour dans les mers du Sud — un départ comme on bat en retraite, comme un abandon de son public ou, pis, une fuite de ses responsabilités —, c’est bien à Hiva Oa que la personnalité de Jacques Brel s’est vraiment réalisée, que sa destinée s’est accomplie. Comme on touche au but. François Mitterrand voyait juste : durant sa vie de chanteur, Brel « se contentait de projeter », certes de façon brillante, ce que l’homme allait traduire pour de bon, dans les faits, aux Marquises. Jusqu’alors, il avait « mal aux autres »… sur le papier ; aux Marquises, il a tout donné, physiquement, de sa personne, au quotidien et sans compter. « L’action seule libère », disait Blaise Cendrars.


Un exemple encore de sa capacité de compassion et d’empathie : c’est une histoire méconnue que nous tenons de différentes sources locales, une histoire toute de tendresse dont Marc Bastard — le grand ami de Jacques à Hiva Oa, celui qui ressemblait à Jojo… — a été indirectement à l’origine.

Cela se passe au mois de juin 1977. Jacques Brel a quasiment terminé ses chansons, qu’il va bientôt envoyer enregistrées sur cassettes à François Rauber et Gérard Jouannest, en attendant de les retrouver à Paris et de recueillir enfin leurs impressions. Aux Marquises, Jacques a déjà eu l’occasion de les partager avec ses invités, mais uniquement — à une ou deux exceptions près, comme avec PRT à Tahiti, au piano ou à la guitare, pour quelques esquisses de titres — par le biais de son magnétophone. Mais là, dans son salon d’Atuona, il va de nouveau goûter aux joies de la chanson vivante, en improvisant un tour de chant aussi improbable que généreux. Le tout dernier « récital » de Jacques Brel ! Comme à ses débuts, lorsqu’il s’accompagnait lui-même… Belle façon de boucler la boucle.

Trop belle pour être vraie, diront les grincheux habituels qui, n’ayant dans la vie que leur intérêt en tête et le profit pour seule quête, ne peuvent concevoir de tels comportements… gratuits. « Bien sûr, tout ce manque de tendre / […] Bien sûr, l’argent n’a pas d’odeur / Mais pas d’odeur vous monte au nez[342]. » En l’occurrence, cette histoire fleure un parfum de Polynésie authentiquement brélien, naturel et sans esbroufe. Elle met en scène une jeune femme marquisienne originaire de Fatu Hiva[343] qui répond au prénom d’Henriette, un ancien baroudeur de la Marine et des services secrets nommé Bastard et un chanteur au cœur tendre qu’on appellera Jacky. « Y en a qui ont le cœur dehors / Et ne peuvent que l’offrir / Le cœur tellement dehors / Qu’ils sont tous à s’en servir[344]… »

Souffrant de troubles graves de la vue, un double glaucome, Henriette avait été hospitalisée à Papeete puis évacuée à Paris, pour être opérée à l’Hôtel-Dieu. À son retour à Hiva Oa, Marc Bastard s’empresse de prendre de ses nouvelles. « “J’ai aperçu l’ombre de la tour Eiffel et puis ce fut la nuit totale”, me dit-elle. En fait, elle était devenue aveugle et sa sœur Angéla l’accompagnait. Henriette ne s’apitoyait pas sur elle-même ; elle était même souriante. “À l’hôpital, figure-toi, j’ai entendu pour la première fois les chansons de Jacques Brel. Cela m’a fait du bien…” Après un moment d’hésitation, elle poursuivit : “Je sais que tu le connais bien… Crois-tu qu’il accepterait de me parler ?” »

Le matin, Jacques travaillait à son disque, et Marc ne voulait pas risquer de le déranger. Mais comme il n’était pas question, non plus, de décevoir Henriette, il lui répond : « Attends-moi dix minutes, je reviens te chercher. » Le témoignage de Bastard, alors prof de maths à Sainte-Anne, se poursuit ainsi : « Je grimpai la colline. Il était sur la terrasse en train de nourrir ses perruches ; je lui parlai d’Henriette… “Amène-la”, dit-il simplement. » Que croyez-vous donc qu’il arriva ? « Un quart d’heure plus tard, se rappelle Marc, Jacques Brel prenait sa guitare et fredonnait pour Henriette sa chanson Les Marquises, qu’il avait terminée la veille. » Et Marc Bastard de noter encore que « de grosses larmes coulèrent des yeux éteints de la jeune femme ».

L’histoire, particulièrement touchante, ne s’arrête pas là ! Le plus beau est à venir. Le soir, Jacques se rendit chez elle, la prit par la main et l’emmena jusqu’à sa voiture. « La traitant comme une reine », rapportera un journal de Tahiti après la mort de l’artiste, il l’invita à dîner chez lui avec Maddly, puis, s’accompagnant à l’orgue et à la guitare, il lui interpréta, rien que pour elle, toutes les chansons qu’il allait enregistrer à Paris ! Et lorsque le public découvrit ces dernières paroles et musiques de Jacques Brel, écrit le même journal après avoir recueilli le témoignage d’Henriette, « il ne savait pas qu’une jeune Marquisienne aveugle les avait déjà écoutées et appréciées en exclusivité ». Combien de chefs-d’œuvre rien que dans ce dernier album ? Au moins la moitié de ses douze chansons : Jaurès, La ville s’endormait, Vieillir, Orly, Voir un ami pleurer, Jojo, Les Marquises… Sans parler de celles qui resteront inédites de son vivant.


Ah ! Grand Jacques… Quelle chance ont eue tous ces gens qui t’ont côtoyé dans ta terre d’adoption, celle où tu reposes désormais. Toi qui craignais moins la mort (« parce que la mort, c’est la seule certitude que j’ai ») que la vieillesse (« Mourir cela n’est rien / Mourir la belle affaire / Mais vieillir… ô vieillir ! ») ou voir un ami pleurer (« Et tous ces hommes qui sont nos frères / Tellement qu’on n’est plus étonné / Que par amour ils nous lacèrent… ») ; toi qui n’hésitais pas, tout mécréant que tu fusses, à faire l’avion-taxi pour les sœurs et leurs élèves, voire à multiplier les vols dans la même journée, comme ce 24 juin 1977 entre Hiva Oa et Nuku Hiva… pour la consécration par l’évêque des Marquises de la cathédrale de Taiohae ! Et pourtant, rappelais-tu, « quand l’évêque veut m’entreprendre sur son sujet favori, je dis que j’aime bien trop les hommes pour encore avoir à m’occuper du bon Dieu ». Bel exemple de tolérance. Surtout quand on se sait en partance aussitôt qu’on naît et qu’il y a déjà la mort qui s’avance :

C’est même pas toi qui es en avance

C’est déjà moi qui suis en retard

J’arrive, bien sûr j’arrive

N’ai-je jamais rien fait d’autre qu’arriver[345] ?

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