4 TOUCHEZ PAS À LA MER !

On s’en va sur les traces de Brel et, comme s’il jouait le rôle d’aimant (dans tous les sens du terme), on découvre dans son sillage d’autres personnages aussi extraordinaires qu’improbables, véritables Don Quichotte des temps modernes… Retour sur image : à l’automne 1976, Jacques vole régulièrement à travers l’archipel de la Société, dans les îles du Vent (Tahiti, Moorea et Tetiaroa qui appartient alors à Marlon Brando), les îles Sous-le-Vent (Bora Bora, Huahine…), et celui des Tuamotu. Paysages de rêve, qu’il décide un jour de faire partager à Charley Marouani, son ancien imprésario, et à Lino Ventura, son meilleur ami avec Brassens (et Charley) depuis que Jojo n’est plus là.

Nous sommes toujours à Punaauia, dans le faré du Dr Paul-Robert Thomas où séjournent Maddly Bamy et Jacques Brel, durant la période où ce dernier, pour sa requalification de pilote, effectue ses heures de vol réglementaires en compagnie d’un moniteur. « Si nous demandions à Charley et Lino de venir nous rejoindre pendant quelques jours ? lance-t-il un soir. Il y a encore de la place ici… Si ça ne te dérange pas, toubib ? » Paul-Robert acquiesce : « Plus on est de fous… » En attendant de leur téléphoner le lendemain matin, décalage horaire oblige, Jacques explique qu’il est préférable en effet de les recevoir à Tahiti plutôt qu’aux Marquises ; en tout cas, pour le moment : « Le voyage est long. Vingt-quatre heures de vol de Paris à Papeete et, après des attentes interminables dans les aéroports des îles, et les nombreux transferts, il en faut presque autant pour arriver à Atuona… »

Lino Ventura, empêché, ne viendra pas (« Il va nous manquer, regrette Jacques, mais il va nous venir » : ce sera pour plus tard, à Hiva Oa, se dit-il, quand sera terminée la maison sur la colline…), « remplacé » en l’occurrence par Henri Salvador. Celui-ci a perdu sa « chère et tendre » Jacqueline, le 19 septembre précédent, et Charley qui est aussi son agent a vu dans ce voyage en Polynésie une façon d’enrayer la dépression qui s’est abattue sur lui. « Après son enterrement, avouera Salvador en 1994 dans son autobiographie[56], j’ai mis des valises dans ma voiture, je ne couchais plus à la maison. Je dormais dans des hôtels. Je ne voyais plus personne. Je ne savais plus où aller. Je l’avais perdue… j’avais perdu l’amour, c’est-à-dire TOUT. Mon cœur était parti. »

De fait, ce séjour en compagnie de Brel qu’il a connu au début des années 1950, « quand on passait tous deux aux Trois Baudets », lui sera des plus salutaires. « Il s’était mis d’accord avec le Dr Thomas, se rappelle aujourd’hui Charley Marouani, pour que nous puissions être logés dans son faré, et il avait engagé un cuisinier tahitien le temps de notre séjour. Mais, surtout, Jacques se mettait en quatre pour faire oublier ses idées noires à Henri[57]… » Parties de pêche en bateau dans le lagon (« La veille de notre départ, racontera Salvador, il organisa une dernière partie de pêche. Je me suis retrouvé dans un canot avec le fils d’un vieux pêcheur qui toute la journée s’occupa de moi. Le soir, j’ai voulu lui donner un peu d’argent pour salaire de son travail, mais il a refusé en me gratifiant d’une réplique sublime pour parler de la journée : “Ce n’était pas du travail, monsieur. C’était l’amour !” »), parties de boules dans l’allée conduisant au faré et, surtout, virées aériennes avec le Jojo. Non, Henri, semble lui dire Jacky, t’es pas tout seul, je sais que t’as le cœur gros, mais arrête de pleurer… Où la réalité rejoint la chanson :

Viens, il me reste ma guitare

Je l’allumerai pour toi

[…] On sera bien tous les deux

On rechantera comme avant [58]

Dès l’arrivée de ses amis à Faa’a (accueillis comme partout en Polynésie au son de l’ukulélé), Brel — qui est un excellent pilote et qui sait que Salvador a peur de l’avion — ajoute encore, pour s’amuser, à l’inquiétude de ce dernier. « Demain, annonce-t-il, nous irons déjeuner à Moorea. Jojo doit avoir des fourmis dans les hélices. » À Paul-Robert, il donne rendez-vous à l’aéroclub vers 11 h 30. Jean-François Lejeune les y attendra. « Tu es sûr qu’on ne peut pas y aller en ferry ? », espère Henri. « Non ! répond Jacques, péremptoire. Il faut que je fasse des exercices : des glissades, des décrochements, etc. » On imagine l’état d’esprit de Salvador, agitant, comme l’écrit le toubib, « son invisible trouillomètre ». Ce dont profite Brel, l’air désolé de celui qui n’en peut mais : « Et surtout, il faut que je fasse des coupures moteur en vol et au décollage ! »

Grâce à cette technique du Grand Jacques, Henri Salvador se retrouve à mille lieues, sur l’instant, du drame survenu à celle qu’il invoquera encore, en 2003, dans une émouvante chanson cosignée avec Keren Ann :

Ici ma chère et tendre

Les choses n’ont pas changé

Dans le sac et la cendre

J’ai presque tout laissé

[…] Je ne rêve que de t’entendre

Je ne veux que t’embrasser

Ma chère et tendre [59]

Le lendemain, à l’heure dite, la belle équipe décolle à destination de l’île sœur de Tahiti : Moorea. Dix-sept kilomètres de vol pour Jojo ! Brel, s’adressant à Lejeune : « Pour l’arrêt du moteur, c’est celui que tu veux, et quand tu veux. » Ambiance… Puis, se tournant vers ses passagers Charley, Henri et Paul-Robert : « Il faudra faire attention de ne pas couper le mauvais moteur, les gars, sinon c’est la patouille. Encore que là, le mauvais moteur serait celui qui tourne rond. Beaucoup de pilotes se trompent de côté ! » Ambiance, ambiance… Bluff ? Non, sitôt dit, sitôt fait : le moteur droit est coupé brusquement par Lejeune, provoquant une embardée de l’appareil, dont Brel, en pilote expert, rétablit la stabilité après avoir récité la procédure d’urgence réglementaire. Ce n’est pas tout : « Ne rangez pas vos maillots, poursuit Jacques, nous allons faire un essai de changement de réservoir. Il va falloir couper l’essence quelques petites secondes pour ne pas remplir d’air les carbus… »

La manœuvre se passe bien, « sinon une petite extrasystole », précise Paul-Robert, et Jacques annonce la fin des hostilités, au grand bonheur d’Henri Salvador : « Un petit dégraissage ne fait pas de mal. Vous pouvez ranger vos maillots, on va se poser… sur la piste[60]. »


Moorea, nous y voilà à notre tour, trois décennies plus tard. Une splendeur d’île qui fait office de lieu paisible de villégiature, le week-end, pour les Tahitiens stressés (si, si, il y en a, alors que la plupart des Polynésiens sont on ne peut plus sereins… et surtout très accueillants, d’une gentillesse naturelle et spontanée). Nous avions prévu d’y aller en zodiac depuis Punaauia, mais ce matin la houle est trop forte à l’extérieur du lagon, et c’est du ferry qu’appelait de ses vœux Henri Salvador que nous débarquons en baie de Vaiaré. Non sans avoir assisté, une fois franchie la barrière de corail à hauteur de l’aéroport de Faa’a (entre Papeete et Punaauia), à un ballet superbe de baleines avec leurs baleineaux.

À Moorea, dans la marina, nous faisons la connaissance d’un confrère, Daniel Ubertini, installé à demeure sur son voilier. Journaliste indépendant, reporter-cameraman et réalisateur de documentaires, il a bien connu — il a même longtemps barré son bateau d’Europe en Polynésie — un certain Jean-Claude Brouillet qui, après avoir créé une ferme-pilote à Marutea, dans l’archipel des Gambier (le premier mouillage abrité depuis Panamá), développa l’exploitation de la perle noire de Tahiti pour la grande joaillerie. Auparavant, celui-ci s’était chargé de la conception des hôtels écologiques Kia Ora de Moorea, où il s’était d’abord installé, et de Rangiroa où Brel retrouva par hasard Pierre Perret… Le monde est décidément tout petit. D’autant plus que Brouillet était l’une de mes vieilles connaissances « gabonaises ». Pilote émérite de la Royal Air Force pendant la Seconde Guerre mondiale, créateur de la compagnie Transgabon aux temps héroïques des pistes de fortune tracées par les forestiers dans la grande forêt équatoriale, il me raconta son histoire de pionnier de l’aviation de brousse, volant sur de vieux coucous en toutes circonstances, souvent face aux éléments déchaînés, pour que je l’offre, en plusieurs épisodes, aux lecteurs de L’Union.

Je me souviens qu’en privé nous avions parlé de Frédéric Dard[61], alias San-Antonio, avec qui j’entretenais des relations aussi chaleureuses que privilégiées depuis 1965, Jean-Claude Brouillet s’étant marié à Libreville en 1963 avec Marina Vlady[62] ; or, cette grande actrice avait été l’héroïne de deux films de Robert Hossein tirés de romans de Dard : Les salauds vont en enfer et Toi le venin. Plus tard, Marine Vlady partagerait la vie du célèbre cancérologue Léon Schwartzenberg… dont le livre Changer la mort devait constituer l’ultime lecture de Jacques Brel à Hiva Oa.

D’un aventurier l’autre… Toujours à Moorea, nous rencontrons Alex W. Du Prel, Américain de naissance naturalisé français (« En fait, nous explique-t-il, j’ai de lointaines origines huguenotes, d’où mon nom à consonance française ») et marié à une Tahitienne qui lui a donné une fille. Sa vie, à lui aussi, est une mise en pratique du principe d’imprudence cher à Jacques Brel.

Ingénieur du génie civil dans de grands chantiers pétrochimiques aux Caraïbes et en Amérique latine, puis ingénieur responsable des hôtels de la chaîne Rockefeller aux Antilles, il est muté à Hawaï en 1973 où il décide de se rendre par ses propres moyens, en solitaire, sur un yacht de douze mètres qu’il a construit lui-même ! C’est le déclic : la longue traversée du Pacifique (deux mois et demi) chamboule ses valeurs. « Je me suis rendu compte de la vacuité de ma vie. J’étais un gros con qui n’avait d’autre but, comme souvent en Amérique, que de gravir les échelons de la carrière en piétinant ceux qui se dressaient sur mon chemin. J’ai décidé de tout plaquer du jour au lendemain ! »

À partir de là, comme pour Adolphe Sylvain, s’ouvre une destinée hors du commun : Alex vogue partout en Polynésie, s’arrête parfois plusieurs mois dans des atolls quasiment inhabités, nouant des contacts privilégiés avec des populations authentiques car isolées du reste du monde, qui en font un adepte et un ardent défenseur de leur culture et de leur mode de vie face aux dangers de la société de consommation. En 1975, l’année où Brel arrive aux Marquises, Alex fait escale à Bora Bora et y bâtit un petit hôtel, le « Yacht Club », qui devient vite le point de rendez-vous des grands navigateurs de l’époque… L’amour l’appelant à Moorea, il s’y installe en 1982, après avoir cédé son hôtel, puis assure pendant deux ans, à la demande de Marlon Brando, dont il devient l’ami, la direction de son atoll de Tetiaroa…

Enfin, ce polyglotte, qui a exercé une multitude de métiers pour maintenir sa liberté de mouvement (serveur, géomètre, soudeur, maître d’hôtel, interprète, régisseur de plantation, mécanicien itinérant, convoyeur de bateaux, cuisinier, professeur de langues… et même acteur !), se prend de passion pour la presse. Il se rend à Papeete pour proposer aux Nouvelles de Tahiti, le grand quotidien polynésien, d’en devenir le correspondant pour Moorea. Le rédacteur en chef des Nouvelles le met à l’épreuve et s’aperçoit vite que notre homme au profil pour le moins atypique écrit fort bien. « Bref, il m’a eu à la bonne et m’a formé de A à Z au métier de journaliste ! » Qui ça, « il » ? Louis Bresson, bien sûr, qui à son tour va bientôt voler de ses propres ailes.

L’histoire d’Alex ne s’arrête pas là : en 1991, épris plus que jamais de journalisme, surtout d’investigation, il fonde Tahiti-Pacifique magazine qui, par sa liberté de ton et la qualité de ses enquêtes, devient vite le mensuel d’information et d’économie de référence du Pacifique Sud. Trop indépendant, toutefois, au goût des différents présidents de la Polynésie française, surtout de Gaston Flosse qui cherchera à le faire disparaître en le saignant à blanc, il devra faire face à de mauvais procès par dizaines ! Heureusement, Alex et son journal ont presque toujours gain de cause, jusqu’au dernier en date, « dépaysé » au Tribunal de grande instance de Paris, qui attire les regards des médias parisiens sur Tahiti-Pacifique. Un reportage télévisé lui est alors consacré, où la profession rend justice à son intégrité et à ses qualités rares d’enquêteur. Pour être informés de ce qui se passe vraiment en Polynésie française, témoignent en chœur plusieurs députés de l’Assemblée nationale et la rédaction du Canard enchaîné, le journal d’Alex est incontournable. Détail exotique, les bureaux de sa rédaction feraient frémir la majorité des journalistes et patrons de presse : une cabane en bois perdue en pleine nature, des étagères et des dossiers partout dans la pièce unique, distribuée en compartiments, les couvertures des numéros parus punaisées au plafond, deux ordinateurs d’apparence archaïque… mais des panneaux solaires sur le toit qui assurent l’alimentation électrique (et le haut débit), en cas de coupures intempestives du réseau.

Jacques Brel, c’est sûr, aurait adoré le connaître. Un vrai Don Quichotte de la presse et une forte nature : un genre de colosse, bon vivant, qui aime rigoler. Touche-à-tout de talent, il publie aussi des Nouvelles des mers du Sud qui sont un grand succès dans le pays : deux volumes sont déjà parus aux Éditions de Tahiti, dont Le bleu qui fait mal aux yeux qu’Alex a dédié « à feu Marlon Brando qui avait eu la magnanime gentillesse de [lui] “prêter” son bel atoll pendant deux ans ». Un recueil comprenant une nouvelle vécue, intitulée Les Marquises, ça se mérite… où il est évidemment question de Jacques Brel et de sa dernière demeure.


C’est vrai : dire que Jacky est mort, dire qu’il est mort, Jacky ! Dans son mensuel, Alex a publié divers reportages réalisés à Hiva Oa ; notamment pour l’inauguration de l’Espace Brel, en octobre 2003 —, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la disparition de l’artiste — et, auparavant, en 1999, pour ce qu’il a appelé « La guerre des femmes » autour de sa tombe : « La veille de la Toussaint, rapporte Tahiti-Pacifique, dans le petit cimetière d’Hiva Oa, en compagnie d’un gendarme, Maddly, l’ancienne compagne du chanteur Jacques Brel, décédé en 1978, ôtait les deux plaques en laiton que France Brel, la fille de l’artiste, avait apposées fin juillet sur la stèle au nom de la “famille légitime”, pour y replacer la plaque désormais célèbre, une sculpture montrant la tête du chanteur et de Maddly. Alertée par des habitants de l’île, la famille fit déposer un cadre contenant la copie d’un fax qui déclare que “les plaques ont été illégalement arrachées” et que “la famille déplore cette profanation inacceptable qui ne rend certainement pas hommage à celui qui repose ici”. Courageuse et sûre de son bon droit, Maddly réapparaissait deux semaines plus tard à l’aéroport de Tahiti-Faa’a, où elle sollicitait auprès des résidents et touristes la signature d’une pétition réclamant le maintien de la stèle, telle qu’elle l’a été pendant plus de vingt ans. »

Les plaques de la famille, posées avec l’accord du maire, ne restèrent en place que trois mois durant, de fin juillet à fin octobre 1999. La première indiquait simplement « Six pieds sous terre, tu chantes encore », mais portait la signature de Miche, Chantal, France et Isabelle, ainsi que des neuf enfants de celles-ci. La seconde se voulait un poème consensuel à destination de chaque visiteur : « Passant ; homme de voiles, homme d’étoiles, ce troubadour enchanta nos vies, de la mer du Nord aux Marquises. Le poète, du bleu de son éternité, te remercie de ton passage. » La justice donna d’ailleurs gain de cause à Maddly, qui expliqua que la pierre gravée les représentant tous deux de profil avait été voulue et commandée à un vieux sculpteur par Jacques lui-même ; sachant, d’autre part, qu’elle avait l’intention, le jour venu, de retrouver ici son compagnon.

Quoi qu’il en soit de cette « guerre » passée — aujourd’hui, les choses sont rentrées dans l’ordre entre Maddly et Miche (qui n’a découvert Hiva Oa qu’en 2008), avec la cohabitation sur la tombe et à côté de celle-ci de la plaque d’origine et de la seconde voulue par la famille remerciant le « passant » au nom du poète, « du bleu de son éternité » —, ils furent bien rares ceux qui rendirent visite au Grand Jacques de son vivant. Surtout aux Marquises… À Tahiti, fin 1976, il y eut donc Charley Marouani et Henri Salvador, lequel, marqué par sa trouille de l’avion, précise d’ailleurs dans son autobiographie que c’était la première fois qu’il prenait un 747 ! Avant de commenter ainsi sa dernière rencontre avec Brel : « Un personnage extraordinaire qui, hélas, n’avait plus que quelques années à vivre[63] et n’allait pas tarder à être en deuil de lui-même. Au tournant d’une conversation, je lui appris que j’aimais les noix de coco : il en a fait venir un camion ! Avec son aéroplane (j’emploie ce mot à dessein, car son avion donnait toujours l’impression de planer majestueusement), on a visité les îles de l’archipel… »


Les îles ? Après Moorea, Huahine et Bora Bora (où en 1942, après l’attaque de Pearl Harbor, les Américains construisirent la première piste d’aviation de Polynésie française, bien antérieure à celle de Tahiti qui date seulement de 1961) : deux îles que Paul Gauguin découvrit dès 1895, invité par le gouverneur à suivre à bord de l’aviso-transporteur Aube une expédition pacifique, mais historique, d’annexion ; les reines locales ayant accepté la vente de leurs terres à la France. Seules Tahiti, Moorea et les Marquises étaient officiellement françaises jusque-là : les choses se gâteront avec deux autres îles Sous-le-Vent, Raiatea et Tahaa, dont les rois n’entendaient pas céder la souveraineté, de crainte de perdre leur culture ancestrale… Ne touchez pas à la mer, s’écrierait un siècle plus tard Antoine dans une belle chanson écrite sur Voyage (son deuxième voilier après Om), mouillant alors à Huahine dans l’accueillante et magnifique baie d’Avea.

La mer m’a dit : « Antoine, toi qui chantes à la radio,

Tu devrais dire aux gens d’un peu moins faire les idiots,

D’essayer de comprendre qu’il est peut-être encore temps

De sauver, de la planète, le plus important. »

J’ai regardé les vagues, les nuages et l’horizon

J’ai repris ma guitare, j’ai chanté simplement :

Touchez pas à la mer

Ne dressez pas de frontières sur l’océan

Touchez pas à la mer

Ne plantez pas de barbelés dans les lagons[64]

C’est d’ailleurs cette expédition maritime qui incita Gauguin à s’installer dans une île « moins civilisée » que Tahiti. Une fois à demeure à Hiva Oa, il écrivit ceci à Daniel de Monfreid : « On n’a pas idée de la tranquillité dans laquelle je vis ici, dans ma solitude, entouré de feuillages. C’est le repos et j’en avais bien besoin, loin de tous ces fonctionnaires qui étaient à Tahiti. Je me félicite tous les jours de ma résolution. »


Retour vers le futur : les vols dans « l’aéroplane » de Brel se succédèrent au fil des jours et des semaines du mois de novembre 1976. Puis vint, pour Marouani et Salvador, le moment de regagner Paris, début décembre. Paul-Robert Thomas, lui (PRT, comme l’appellent encore ses anciens amis), quittera Tahiti après le décès de Brel. Il avait pourtant failli le rejoindre à Hiva Oa. « Pourquoi ne viendrais-tu pas t’installer aux Marquises ? lui avait suggéré Jacques. On manque atrocement de toubib ! » Dans les semaines suivantes, Thomas mit son cabinet en vente. « Je n’ai trouvé un successeur que trop tard : Brel était mort[65]. » En lieu et place d’Hiva Oa, « la mort dans l’âme », il se retrouvera sur l’île de Bora Bora, rendue célèbre par le navigateur Alain Gerbault, le premier Français à traverser l’Atlantique et à faire le tour du monde en solitaire, dans les années 1920 ; selon son vœu, ses cendres furent rapatriées après son décès à Timor : une stèle figure aujourd’hui en bonne place sur le port de Vaitape, le chef-lieu de l’atoll.

Le médecin, également gynécologue, s’y s’installera sur « les conseils amicaux » de Paul-Émile Victor qui, lassé du Grand Nord, vivait depuis 1977 sur l’un des motu délimitant « la perle du Pacifique » — un îlot pour lequel il avait obtenu un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans auprès de l’agence Sylvain de Punaauia… Le monde est petit. Et quand le grand explorateur polaire, également ami d’Antoine, accostera d’autres rivages en 1995, c’est Louis Bresson qui prendra les photos de l’immersion de sa dépouille en haute mer, une disposition testamentaire requérant une dérogation du président de la République. Que disait PRT, déjà ? « La vie ne subit pas le hasard, elle le provoque. »

En l’an 2000, Paul-Robert regagnera la France et s’installera à Nîmes, jusqu’en 2004, où il créera un atelier chanson d’écriture — chanson, quand tu nous tiens… — avant de repartir outre-mer. En Guyane d’abord, à Maurice ensuite où sa course s’achèvera le 10 décembre 2008. Mais, auparavant, de l’automne 1976 au printemps 1977, chez lui à Punaauia, il aura eu la chance insigne de voir Jacques Brel travailler à l’écriture de son prochain et dernier album et même d’entendre des esquisses de certaines des chansons à venir…

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