11 JE CHANTE, PERSISTE ET SIGNE

D’aucuns prétendront qu’à travers cet objectif, poursuivre son œuvre d’auteur-compositeur — rien d’autre que son objectif initial, comme le rappellera bientôt Brassens dans une belle préface —, le Grand Jacques cherchait simplement à se persuader lui-même de disposer encore d’un crédit de temps suffisant, sachant de toute façon que « la vie est une mort annoncée ». C’est possible… mais impossible à savoir avec certitude, l’homme n’ayant cessé de brouiller les pistes : à certains de ses amis, comme Charley Marouani, il n’a quasiment jamais parlé de sa maladie (« peut-être était-il convaincu de l’avoir terrassée », s’interroge toujours l’intéressé) ; à d’autres, comme Marc Bastard ou Paul-Robert Thomas, il a laissé entendre que les années, voire les mois, lui étaient comptés.

« Je sais que je vais crever bientôt, confia-t-il à ce dernier en 1977, durant l’une de leurs conversations nocturnes à cœur ouvert[159]. Quand je pense à tous ceux-là qui prétendent, et entretiennent la rumeur, que j’ai quitté la scène parce que je me savais atteint d’un cancer… Je suis parti pour faire autre chose. J’en avais simplement marre. Je n’ai pris conscience de ma maladie que des années plus tard, en escaladant le volcan des Canaries. J’ai eu un brutal point de côté, terriblement douloureux. J’ai cru crever sur place. Ce n’est pas la même sensation que je ressens aujourd’hui. Celle de se dire que l’on va crever dans la minute, et celle de penser que son temps est lentement décompté. La mort imminente fait moins mal que celle qui s’annonce à toi. »

Taiseux avec les uns, il devenait loquace avec les autres, ne reculant à ce sujet devant aucune forme de plaisanterie (ou de bravade face au destin ?) : ainsi, un jour qu’ils se rendaient au cinéma à Papeete, Paul-Robert raconte que Brel demanda au caissier « Deux places, dont une pour un cancéreux » ! Bref, il fallait être grand expert en « brélosologie » pour décrypter vraiment, totalement, le personnage. Non pas que celui-ci ait servi de paravent protecteur à l’homme, car Jacques Brel était authentique en toute situation, mais sa vérité du moment n’était pas forcément tout à fait la même que celle de l’instant précédent ou du suivant. Peut-être aussi adaptait-il son comportement et son discours à son interlocuteur, du moins en partie, avec une égale sincérité.

Il faudrait le demander à Georges, à Lino, à Jojo… Voire à ses femmes successives, car de Miche à Maddly — en passant, entre autres, par Monique et Sylvie (qu’il associera à tort et non sans jalousie à celle de la fameuse Ballade à Sylvie de Leny Escudero[160]), Catherine Sauvage, Suzanne Gabriello (qui prétendra que Ne me quitte pas a été écrite pour elle), Danièle Évenou et autre Annie Girardot —, les « biches » qui ont partagé sa couche, sinon sa vie, sont sans doute aussi nombreuses que ses amis véritables. Des compagnons de tendresse, ceux-là, ou des compagnes — car ses amis n’étaient pas tous des hommes —, comme Juliette Gréco (sa première grande interprète, dès l’année 1954 !), Isabelle Aubret (à qui, pour l’aider après un grave accident de voiture, en avril 1963, qui l’empêcha longtemps d’exercer son métier, il céda les droits à vie de La Fanette…) et une certaine Barbara : partenaires à l’écran (Léon et Léonie, dans Franz) et amis à la vie, à la mort, voire à l’amour. Des compagnes qui ont d’ailleurs battu en brèche sa prétendue misogynie. Juliette Gréco : « Je n’ai jamais pensé que Jacques était misogyne. Jacques avait peur, et c’est tout. Les femmes, d’une certaine manière, le terrorisaient. Moi, je n’ai pas eu de problème, je n’ai pas eu d’histoire d’amour avec lui. J’ai eu une histoire d’amitié très profonde… De l’amour debout[161]. »


Toujours est-il que certains témoignages d’Hiva Oa, sur le souvenir de Brel poursuivant son travail d’écriture, sont corroborés notamment par une lettre qu’il adressa à son ancien pianiste et compositeur Gérard Jouannest. Quatre mois après la sortie des Marquises, en mars 1978, il lui écrit depuis Atuona, pour lui dire d’abord, et sans détour, son dépit vis-à-vis d’Eddie Barclay après le lancement de l’album : « Alors, comment vas-tu, jeune crapule ? Tu as vu le bordel que ce con de Barclay a réussi à faire avec la sortie du disque ? C’est honteux. J’ai pris ma plume méchante et je lui ai expliqué ce qu’il ne fallait pas faire. » Puis il en vient, à sa façon caustique, à l’objet principal de sa missive : ses prochaines chansons ! « Je t’écris pour te dire que j’attends toujours de toi quelques musiques, des nerveuses, des huit pieds et autres, de manière à pouvoir répandre mon génie fatigant sur des foules ahuries, car j’écris encore quelques litanies sincères[162]. »

Après l’abandon de l’idée initiale d’un double album, obligeant l’artiste à ne retenir que douze chansons (c’est encore l’époque du vinyle) sur dix-sept mises en boîte, outre deux monologues (Histoire française et Le Docteur), ce rappel à Jouannest montre bien l’intention de Brel de sortir un autre disque dès que possible. C’est d’ailleurs en sachant qu’il pourrait les remanier bientôt en studio qu’il écarta trois des cinq chansons non retenues (Avec élégance, Sans exigences et L’amour est mort), jugeant avec Gérard Jouannest et son arrangeur et directeur d’orchestre François Rauber que celles-ci n’étaient pas tout à fait abouties.

En revanche, Mai 40 (étonnant, quand on y pense, d’écrire à Hiva Oa en 1977 pareille chanson au thème aussi éloigné dans l’espace et le temps : « Moi de mes onze ans d’altitude / Je découvrais éberlué / Des soldatesques fatiguées / Qui ramenaient ma belgitude… » Comme si l’éloignement, justement, contribuait à faire resurgir l’enfance) et La Cathédrale sont deux titres qu’il aurait parfaitement pu garder tels quels dans cet album… en lieu et place de deux autres. Mais lesquels ? Il faut bien faire un choix et ça n’est jamais évident quand on est le premier intéressé et, surtout, qu’on ne dispose plus du recul qu’offrait auparavant la possibilité de tester ses nouvelles chansons en cours de tournée.

Alors, mauvaise pioche ? Sans aucun doute, car la qualité majeure de ces deux chansons-là, deux bijoux dans le fond et dans la forme, n’est pas comparable à celle, tout à fait mineure, des F…, du Lion et des Remparts de Varsovie qui, malgré d’évidentes fulgurances d’écriture (« Nazis durant les guerres et catholiques entre elles / Vous oscillez sans cesse du fusil au missel[163] », par exemple) sont, restent et resteront de l’ordre de l’anecdote.

On peut comprendre les motifs qui l’ont poussé à écrire ces trois chansons ; peut-être, pour les deux dernières, comme on exorcise un cauchemar récurrent : Le Lion, sur la crainte d’être mis définitivement en cage par une lionne ; Les Remparts de Varsovie, sur une autre lionne dispendieuse, « gonflée » et « pressée »… Réalité ou fiction, invention ou transposition, là est la question. Quant à la première, qui vise seulement les extrémistes flamands (« Je ne parle pas des Flamands, expliquait l’auteur à ses invités nocturnes en leur faisant écouter des bribes, enregistrées par lui, de ses chansons en cours ; je parle des Flamingants, ce qui n’est pas la même chose ; je vais d’ailleurs dire “Les F…” parce qu’on n’écrit pas de grossièretés. »), elle relève de blessures bien réelles, celles-ci, aussi répétées qu’insupportables depuis l’enfance pour qui aimait tant le Plat Pays, c’est-à-dire la Flandre : « Vous salissez la Flandre mais la Flandre vous juge / Voyez la mer du Nord elle s’est enfuie de Bruges / […] Et si mes frères se taisent, eh bien tant pis pour elle / Je chante, persiste et signe, je m’appelle Jacques Brel[164]. »

Maddly fut elle-même témoin d’une de ces rebuffades infligées à Jacques, juste avant de lever l’ancre, en juillet 1974. Cela se passait à la poste d’Anvers, où il s’était rendu pour envoyer un télégramme à Jojo qu’il savait atteint d’un cancer : « Pensant à son texte, se souvient-elle[165], il avait complètement oublié de s’adresser au postier en néerlandais », langue officielle de la Belgique flamande. Résultat : « Il s’est vu refuser le stylo qu’il demandait. Il se rattrapa et fit l’effort de parler la langue. Nouveau refus comme pour dire : “Maintenant, c’est trop tard.” Et nous voilà partis dans la ville pour aller acheter un stylo… C’était imbécile. »


Devenu chanteur lui-même, son neveu Bruno Brel, le fils de Pierre, tiendra aussi à faire le distinguo entre Flamands et Flamingants : « Il existe une grande différence. Les Flamingants, c’est un mouvement fasciste qui veut que la Belgique soit totalement flamande, avec une interdiction de parler français ; ils veulent déraciner la culture francophone en Belgique. Ce sont à eux et à eux seuls que Jacques s’en prend. Quant aux Flamands, ils ont cru à tort que Jacques se moquait d’eux, ils ont très mal compris ce qu’il voulait dire. En fait, si Jacques ne l’avait pas fait, personne n’aurait jamais parlé des Flamands ! Il s’est contenté de parler d’une race qui était la sienne, parce que nous sommes, lui comme moi, des descendants de Verhaeren, c’est-à-dire des Flamands francophones, comme la plupart des Bruxellois. Et si je dis que je suis fier d’être flamand[166], ce n’est pas pour prendre le contre-pied de ce que disait Jacques, parce que même dans Les Flamandes je ne vois rien de péjoratif, c’est simplement que je suis convaincu que ce mélange de cultures, germanique et latine, peut devenir une richesse[167]. »

Bruno Brel a débuté la chanson en avril 1967 à Bruxelles, au Grenier à chansons, au moment où son oncle achevait sa tournée d’adieux[168]. Il avait alors seize ans : « C’est mon père qui lui a annoncé que je commençais à chanter, lors de son dernier passage à l’Olympia, en octobre 1966. Il a dit “Merde !” pour moi à mon père, un “merde” sympathique parce qu’il se rendait évidemment compte de toute la difficulté que cela pouvait représenter. » De fait, Bruno subira longtemps les sarcasmes de la presse, accusé par elle de jouer les imitateurs (« On n’a pas le droit de porter ce nom-là… Il ne peut pas y avoir deux Brel ! », etc.), alors que sa référence en chanson n’est pas Jacques Brel mais plutôt Brassens : « L’influence de Jacques a dû jouer, c’est sûr, mais il n’y a rien à faire contre ça, mon père aussi, quand il chante Le Temps des cerises dans son bain, a la même voix que Jacques… »

C’est lors des représentations de L’Homme de la Mancha, où il passe trois semaines à Paris auprès de lui, que Bruno est conforté dans sa décision : « Je venais justement d’encaisser le premier coup dans la gueule au niveau de la presse belge, après avoir fait le festival d’Obourg, malgré un grand succès public. Déçu par ces réactions, je suis allé trouver Jacques qui m’a dit : “Ça ne fait rien, chante-moi quelques chansons.” C’est la seule fois que j’en ai eu l’occasion. J’en ai chanté quatre et il m’a dit : “Tu es beaucoup trop engagé moralement dans ce que tu fais pour reculer maintenant.” Alors, je lui ai parlé du nom, je lui ai demandé si cela valait la peine d’en changer et il m’a répondu : “Si tu changes de nom, c’est foutu ! Ils vont te traiter d’imitateur encore plus que maintenant[169] !” »

Ton nom, il paraît que je l’ose

J’ai à peine le droit d’être fier

Mais je suis le fils de ton frère

Maman a pas pu faire aut’chose

[…] Jacky, Jacky, tu te rappelles

Ce qu’ils ont osé dire de toi

Quand tu es venu de Bruxelles

Tu étais déjà hors-la-loi [170]

« Il m’a conseillé de continuer, d’aller jusqu’au bout, en me disant ceci : “Tu chantes, tu écris, tu les emmerdes, tu chantes, tu écris…” Après, il a commencé à voyager et moi je suis parti deux ans au Canada, et je n’ai plus eu l’occasion de le revoir. À Montréal, j’ai fait la connaissance de son amie Clairette Oddera[171], qui m’a beaucoup parlé de lui. Jacques lui a encore écrit deux semaines avant de mourir… Elle m’a raconté plein de choses à son sujet, qui prouvent d’ailleurs, une fois de plus, le courage de ce bonhomme, sa ténacité, sa rage de vaincre. »

Un dernier rendez-vous entre l’oncle et le neveu aurait pu avoir lieu, même virtuellement, à Hiva Oa. Ce fut un rendez-vous manqué. En août 1977, les chansons de l’album terminées, le studio d’enregistrement retenu — dans la plus grande discrétion — à partir du 5 septembre, Jacques et la Doudou se préparent à rejoindre Tahiti avec le Jojo pour embarquer à destination de Roissy via Los Angeles et un stop over à la Guadeloupe, le temps de saluer la maman de Maddly et sa famille. Ils viennent de boucler leurs bagages quand Fiston Amaru, le postier, leur remet un envoi en provenance de France. L’expéditeur est un revenant dans la vie de Jacques : son « découvreur », celui qui l’avait fait débuter aux Trois Baudets et l’avait signé chez Philips : Jacques Canetti ! Que peut bien lui vouloir son ancien directeur artistique, quinze ans après leur séparation professionnelle, lorsque Brel, en 1962, décida de quitter Philips pour Barclay ?

Pour mémoire, opposé à sa direction qui accordait alors la primauté aux « yé-yé » sur les artistes « rive gauche », Canetti avait lui-même claqué la porte quelques mois plus tôt pour créer son propre label. Et Jacques Brel, du jour au lendemain, s’était retrouvé seul face à une équipe qui n’avait montré qu’indifférence et mépris à son égard, au temps où ses disques ne se vendaient guère. Pour rejoindre sans tarder Eddie Barclay — dont il avait eu l’occasion d’apprécier le sens des relations humaines et le mode de vie noctambule —, malgré le fait que son contrat s’achevait le 15 février 1962, un compromis fut nécessaire entre les deux sociétés : en échange de la liberté de Brel, Barclay céda à Philips une option prioritaire que lui avait signée Johnny Hallyday à l’expiration de son contrat avec Vogue. « Ainsi Johnny et Jacky furent-ils échangés comme de vulgaires marchandises[172] ! »

À l’intérieur du petit paquet, une cassette artisanale comprenant treize chansons au nom de… Brel ; prénom Bruno. Un mot est joint, où Canetti lui dit tout le bien qu’il pense de ces titres et qu’il a décidé d’en assurer la production sur son propre label. Puis vient l’objet de l’envoi : si Jacques est également convaincu par les chansons de son neveu, pourrait-il envisager d’écrire une préface ? Pourquoi pas, se dit-il, mais au retour car il n’est pas possible de retarder le voyage. L’écoute est remise à plus tard. Trop tard ! Le 33 tours de Bruno Brel, son premier album, C’est beau !, sortira cet automne-là, en même temps ou presque que le tout dernier de Jacques Brel…

Bien sûr tout ça c’est des sottises

Et comme tu me l’as dit un jour

Si tu veux tuer la bêtise

Il suffit de parler d’amour

Si ces quelques vieux enc…

N’avaient pas r’troussé ma chemise

J’serais pas venu te déranger

Dans ton beau jardin des Marquises [173]

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