5 LE TEMPS S’IMMOBILISE

Si nous l’avions ignoré, nous aurions compris d’emblée où nous arrivions : loin, très loin des routes touristiques de la région déjà la plus isolée du reste du monde. Loin des îles de la Société et des Tuamotu, aux eaux d’un bleu turquoise ou d’azur contrastant avec le bleu marine de l’infinité océane, aux anneaux coralliens, aux langues de sable blanc ou rose, qu’un ATR 72 de quatre-vingts places relie quotidiennement depuis Papeete. À l’aérodrome de Nuku Hiva situé dans un endroit aussi aride qu’inattendu en bordure de mer, la bien-nommée et rougeoyante Terre déserte, nous ne sommes plus que huit (inclus l’équipage) en partance pour Hiva Oa dans un petit appareil de dix-huit places. C’est un Twin Otter, où pilote et copilote sont à portée de main, semblable à celui que Brel emprunta tout au long de l’année 1976 pour ses allers-retours sur Tahiti…

Nuku Hiva ? L’île principale du groupe nord des Marquises et la capitale administrative de l’archipel où Jacques effectua un repérage, débarquant de l’Askoy, à la fin 1975 ou début 1976, sur le quai de Taiohae (aujourd’hui à moins de trois heures en 4 × 4 de l’aéroport) où l’attendaient tous les notables du coin. Ici, on peut marcher aussi sur les traces d’Herman Melville, que la tribu anthropophage des Taipis retint prisonnier dans la vallée de Taipivai après qu’il eut déserté l’Acushnet, la baleinière américaine avec laquelle il s’était engagé dix-huit mois plus tôt, sachant qu’il aurait encore à vivre à son bord trois ou quatre ans de privations en mer. Ayant réussi à s’échapper au bout de quatre mois, il rejoignit un baleinier australien qui faisait voile vers Tahiti, où on l’emprisonna durant six semaines pour faits de mutinerie, puis s’installa à Moorea… Cela se passait en 1842 et le futur auteur de Moby Dick (1851) n’avait que vingt-trois ans. Mais c’est là une autre histoire[66] !

D’aucuns, catégorie petit bras, se contentent de peu, de Vesoul ou de Vierzon. D’autres mettent les voiles sans point de chute précis et accostent dans ces îles où le temps s’immobilise. Découvertes en 1595 par le navigateur espagnol Alvaro Mendaña de Neyra, venu du Pérou, les Marquises prirent ce nom (Islas marquesas de Mendoza) en l’honneur du marquis de Mendoza, vice-roi du Pérou. Curiosité : Paul Gauguin, d’origine espagnole du côté maternel, avait vécu au Pérou, de deux à sept ans, où s’était installé son arrière-grand-père aragonais, le chevalier Don Mariano Tristan y Moscoso[67]. Oui, le monde est petit, qui abonde en passerelles jetées entre les hommes et les destinées… Sans doute même Gauguin avait-il lu Cervantes avant Brel, lui qui prônait déjà « le droit de tout oser » et fustigeait le principe de précaution : « Un jeune homme qui est incapable de faire une folie est déjà un vieillard. » Ne croirait-on pas entendre notre don quichottesque Grand Jacques, à propos des adultes trop prudents, qui ont plus d’avenir que de présent (« Il faut être fou ! L’homme n’est pas fait pour rester figé. Il faut arriver par discipline à n’avoir que des tentations relativement nobles. Et, à ce moment-là, il est urgent d’y succomber. Même si c’est dangereux, même si c’est impossible… Surtout si c’est impossible ! »), et de la nécessité vitale d’« aller voir » ?

Qu’y a-t-il donc d’aussi fondamental chez l’Homme de la Mancha ? « Il donne priorité à ses rêves, répond Brel. Il va là où il croit que c’est beau. » On comprend pourquoi Jacky a osé quitter la scène, à son apogée, pour partir là où personne ou presque ne part. Tout Brel est d’ailleurs dans cette phrase de Cervantes, qu’il ne manqua pas de faire sienne : « La folie suprême n’est-elle pas de voir la vie telle qu’elle est, et non telle qu’elle devrait être ? » Éloquent, venant d’un homme que d’aucuns, agrippés à leur vie mesquine comme Harpagon à sa cassette, ne se privèrent pas de traiter de fou — et c’est vrai qu’il en fallait, de la folie, pour rester fidèle à ses rêves d’enfant… Et incarner finalement sa vision même du chevalier à la triste figure, « le symbole de la minorité », au service de la veuve et de l’orphelin : « C’est un type qui tend la main… »

Partir où personne ne part… Jusqu’à cette ville accrochée à la montagne où, malgré les brumes qui la couronnent, chaque jour un coin de ciel continue de brûler, où l’on continue de mourir de hasard en allongeant le pas… Jusqu’à cette île bordée de récifs, sans parenté aucune avec celles de Moorea, Rangiroa ou Bora Bora aux lagons enchanteurs, où la mer, qui subit ici l’influence du Humboldt, ce courant froid né dans l’Antarctique, se désenchante : « Je veux dire en cela / Qu’elle chante d’autres chants / Que ceux que la mer chante / Dans les livres d’enfants[68]… »


Hiva Oa. La grande île du groupe sud (étirée sur trente-neuf kilomètres de long et dix-neuf de large), dont l’auteur de L’Ile au trésor, Robert-Louis Stevenson, écrivit de façon éloquente, après y avoir débarqué en 1888 : « Je pensais que c’était l’île la plus jolie et de loin l’endroit le plus inquiétant au monde. » De fait, elle possède à la fois une beauté sauvage qui suscite l’admiration et un aspect sombre et tourmenté qui ne manque pas d’éveiller un certain sentiment d’inquiétude. Son relief est uniformément déchiqueté, en particulier le long de l’océan, lequel plonge très vite jusqu’à quatre mille mètres ; ce qui explique qu’à Hiva Oa on n’atterrisse pas au niveau de la mer mais sur une crête, au-dessus d’Atuona.

Émus sans le paraître mais visiblement remués par les conditions climatiques qui rendent l’atterrissage délicat, nous nous posons sur un plateau surgissant soudain au milieu de nulle part. En pleine nature, exubérante, majestueuse et immuable, dirait-on, telle qu’au premier matin du monde. Nous voilà enfin dans l’île de Brel et de Gauguin. Fascinante par son caractère pittoresque, plantée de pics aiguisés se fracassant dans la mer déchirée, « infiniment brisée / par des rochers qui prirent des prénoms affolés ».

Et, comme dans la chanson, c’est sous une pluie battante que nous débarquons sur la piste, trempés jusqu’aux os avant même que d’atteindre cette minuscule aérogare qui porte désormais le nom d’« aéroport Jacques-Brel ». Aux Marquises, je le confirme, la pluie est traversière qui bat, fort, de grain en grain…

Dix-sept kilomètres séparent le terrain d’aviation de la ville. Un peu plus de cinq cents habitants à l’époque de Gauguin, un peu plus de mille du temps de Brel, quelque mille cinq cents aujourd’hui (pour deux mille âmes sur l’ensemble de l’île). Il faut moins d’une demi-heure pour effectuer le trajet, là où il fallait parfois des heures, à la fin des années 1970, quand la route cimentée n’existait pas encore, et que la pluie rendait la piste de latérite extrêmement glissante. Terriblement dangereuse donc, car tortueuse au moment de plonger à flanc de ravin, dans une pente à fort pourcentage, vers Atuona que dominent trois sommets souvent masqués de nuages : les monts Temetiu, Feani et Ootua, respectivement à 1 276, 1 126 et 889 mètres.

C’est un fait : peu, très peu de touristes poussent jusqu’aux lointaines Marquises (si Tahiti était Paris, Hiva Oa serait Moscou…), sinon pour une escale de quelques heures seulement avec l’Aranui, un cargo mixte tahitien qui ravitaille les îles et embarque aussi des passagers, ou le Paul-Gauguin, un paquebot américain de croisière. Il fallut à Brel cinquante-neuf jours de balade océane pour toucher au port. Car le Grand Jacques, à l’inverse de la plupart de nos contemporains, n’a jamais fait semblant. Même s’il s’incluait dans le lot commun en 1953, lorsqu’il n’était encore qu’un auteur-compositeur débutant : « Et dis-toi donc, Grand Jacques / Dis-le-toi souvent / C’est trop facile / De faire semblant… » Une balise essentielle dans la vie de Brel, cette chanson ; comme si, à partir de là, il n’avait plus songé à vivre qu’en total accord avec lui-même, sans tricher jamais, au point de se décider à quitter la scène, et donc à prendre le risque de fuir la gloire et de perdre l’aisance financière, le soir même où il s’était aperçu qu’il se mettait à chanter machinalement.


Atuona, novembre 1975. Le popaa qui avait salué de loin Jacques et Maddly, alors qu’il pêchait en baie de Tahauku, se nommait Marc Bastard. Prof d’anglais puis de maths, au collège Sainte-Anne des sœurs de la congrégation de Cluny, c’était avant tout un grand baroudeur devant l’Éternel, pas forcément exempt de défauts. Un ancien de la Marine nationale auquel on avait discrètement conseillé de démissionner, en 1969, après l’affaire des vedettes de Cherbourg convoyées aux Israéliens de façon détournée (prétendument sans l’aval de la France), ex-créateur en 1964 de la télévision à Tahiti et auteur de romans policiers sous le pseudonyme de Marc Audran. Entre autres, puisqu’on murmure aujourd’hui à Hiva Oa qu’il fit également partie du SDECE, le service de documentation extérieure et de contre-espionnage français… Bref, le profil type de l’aventurier apprécié de Brel ! Marc Bastard prit en 1970 ce poste d’enseignant chez les sœurs comme on part en préretraite et, célibataire, il vécut un temps avec une Marquisienne qui lui donna un fils — connu sous le nom de Paulo, on peut toujours le croiser, aujourd’hui, dans les rues d’Atuona.

Mais reprenons le fil de notre récit. Après les formalités douanières réglementaires, ce matin du 20 novembre, Jacques demande au gendarme Alain Laffont — le gendarme de l’île — qui est ce pêcheur qui leur a fait un signe de la main. « C’est Marc Bastard, un professeur du collège Sainte-Anne. » Brel : « Alors, il devrait pouvoir nous renseigner sur Hiva Oa. Pouvez-lui demander de passer nous voir ? » Sitôt dit, sitôt fait, le gendarme s’adresse à l’enseignant, et la suite, c’est l’intéressé qui la raconte :

« Jacques Brel désirerait vous voir…

— Vous voulez dire… Brel, le chanteur ?

— Lui-même.

— Mais je ne le connais pas autrement qu’à la radio…

— Je lui ai parlé de vous et il voudrait des renseignements sur Hiva Oa.

J’empruntai l’esquif du gendarme et me dirigeai vers l’Askoy. Jacques Brel, souriant, m’accueillit. La sympathie fut immédiate, et Maddly, la belle Guadeloupéenne qui l’accompagnait, me fit visiter le bord. Ils me questionnèrent sur Hiva Oa, les gens, la vie quotidienne… Leur intention était de se reposer une quinzaine de jours et de poursuivre leur route jusqu’à Tahiti.

Le surlendemain, je les croisai, main dans la main, sur l’unique route du village.

— Finalement, nous restons ici. Le pays est beau, les habitants agréables et, Dieu merci, ils ne me connaissent pas…

Il avait reconnu Atuona comme le bout de sa course, loin d’un monde qui l’étouffait. Jacques Brel fuyait l’agression médiatique que lui devaient sa célébrité et les rumeurs concernant son état de santé. Il voulait redevenir un homme “comme tout le monde” et je puis témoigner qu’il le fut pendant les trois dernières années de son existence auprès de celle qui fut son épouse par le cœur et l’esprit. »


Trois ans qui éclairent toute sa vie et accréditent son œuvre. Deux ans et huit mois exactement, puisque Jacques s’envola une dernière fois d’Hiva Oa aux alentours du 20 juillet 1978 (avant d’embarquer le 27, à Faa’a, à destination de Paris) pour ne plus revenir de son vivant. Mais plus de quatre ans passés avec sa compagne depuis leur départ d’Anvers. « Tu es la seule femme avec laquelle j’ai vécu, tu sais, dit-il un jour à Maddly. Avant je n’étais jamais là[69]. » Trois ans à ne pas faire semblant, au service des autres en toutes circonstances… et quel que soit le temps, comme ce jour de courrier pour Ua Pou : des pluies torrentielles s’abattent sur Atuona, mais Jacques n’en a cure. « Allez… Lève-toi, dit-il à la Doudou qui rêvait déjà à une grasse matinée, on nous attend là-bas. » Elle a beau rétorquer que les Marquisiens n’attendent personne, « la vie passe sur eux, c’est tout », il insiste : « Oui, mais moi je ne suis pas marquisien, et j’ai dit que je viendrais. »

Alors, ils font route vers le terrain, sous le déluge. Une quinzaine de kilomètres « qui en valent quatre-vingts, raconte Maddly. Dans la boue, la gadoue, on dérape malgré les quatre roues motrices. Pas besoin de faire du sport quand on fait régulièrement le trajet du village à la piste d’aviation ! On se fait tous les muscles. On se cramponne au volant, on serre les fesses près du ravin, et on joue du pied avec finesse constamment. La montée est un rêve à côté de la descente, et je connais bon nombre de gens qui, débarquant par temps de pluie, ont préféré rejoindre le village à pied. C’est la hantise de certains pilotes quand ils viennent aux Marquises. Après un voyage contraignant, se retrouver à déraper dans une voiture de tourisme[70] »…

Chronique d’une mort annoncée. « Ce qui donne un sens à la vie donne un sens à la mort », disait l’auteur du Petit Prince. Trois ans, pied au plancher, à parcourir dans tous les sens, sur terre et dans les airs, cet archipel comme figé dans le temps, qu’en langue vernaculaire (légèrement différente du tahitien parlé partout ailleurs) on appelle Fenua Enata, c’est-à-dire « Terre des Hommes »… Quand on sait l’immense admiration que Brel portait à Saint-Exupéry, on est obligé de constater, une fois de plus, que le hasard fait bien les choses.


C’est un fait qu’aujourd’hui encore, par manque de brise ou pas, « le temps s’immobilise aux Marquises ». L’extrême isolement insulaire, bien sûr, la nature absolument inchangée… mais pas seulement ! Autre chose aussi, du domaine de l’indéfinissable, qui vous fait éprouver la sensation de remonter le cours des âges. D’ailleurs, la politique centralisatrice de Papeete oublie volontiers ces îles qui abritent pourtant le meilleur de la culture polynésienne, notamment les meilleurs artisans en matière de sculpture. Gauguin lui-même s’initia aux techniques locales avec les sculpteurs d’Hiva Oa. Quant aux infrastructures routières, n’en parlons pas, surtout ici où les routes, excepté celle menant à l’aérodrome, sont peu ou prou ce qu’elles étaient à l’époque de Jacques : de simples pistes pour la plupart, bétonnées par secteurs, qu’au volant de sa Toyota Jeep il parcourait volontiers pour faire découvrir à ses hôtes de passage les beautés de son île. Jusqu’alors, jusqu’à ce que soient tracées ou élargies ces pistes dans les années 1970, tout était resté comme du temps de Gauguin. D’ailleurs, la traversée de cette île mystérieuse[71], quand elle est faisable autrement qu’à cheval (qui demeure un moyen de locomotion assez répandu), nous vaut des vues identiques à celles qui, à l’aube du XXe siècle, s’offraient au regard du peintre.

Quant au village, c’est à peine s’il a changé d’aspect : davantage de maisons et de commodités, l’électricité, le téléphone et la télévision, un peu de voirie et d’aménagement communal, quelques magasins de plus, mais voilà tout. Si bien qu’on s’attend à tout moment à croiser Brel, au détour d’une des rares rues d’Atuona, chapeau de paille, chemisette et pantalon blancs, descendant à pied de sa maison et passant devant la gendarmerie pour aller relever son courrier à la poste, saluer les sœurs dans leur école, brocarder au passage le curé à l’église ou aller boire sa bière au Magasin Gauguin… au seuil duquel discutent encore parfois, pour s’abriter du soleil, deux ou trois vahinés. « Les femmes sont lascives au soleil redouté… »


Brel, Gauguin : le temps s’immobilise et l’histoire, dirait-on, balbutie. Par la « goélette » qui assure la liaison avec Tahiti, le premier fit venir ici un orgue électrique pour travailler à ses futures chansons, le second un harmonium dont il jouait volontiers, même s’il s’avouait piètre musicien. Le peintre s’accompagnait aussi à la guitare ou à la mandoline, on l’a dit, pour chanter en privé. Par exemple, une chanson tahitienne dont il emprunterait le titre pour l’une de ses sculptures, Oviri (le sauvage), exprimant ensuite le désir que celle-ci figure sur sa tombe[72] : « Mon cœur est pris par deux femmes / Qui se sont tues / Alors que, proches et éloignés, / Mon cœur et ma flûte chantent… »

Autres cousinages surprenants entre les deux grands voyageurs (Gauguin aussi se rendit aux Antilles et à Panamá), leur propension pour l’un à parler de peinture à propos de la chanson (« les mots ont des couleurs », disait par exemple Brel qui se comparait souvent à « un peintre flamand qui écrit des scènes, et qui les chante »), et pour l’autre à parler de musique au sujet de la peinture : « Mes chiens rouges, mes ciels roses sont voulus absolument ! Ils sont nécessaires et tout dans mon œuvre est calculé, médité longuement. C’est de la musique, si vous voulez ! J’obtiens par des arrangements de lignes et de couleurs, avec le prétexte d’un sujet emprunté à la vie ou à la nature, des symphonies, des harmonies, ne représentant rien d’absolument réel, au sens vulgaire du mot, n’exprimant directement aucune idée, mais qui doivent faire penser comme la musique fait penser, sans le secours des idées ou des images, simplement par des affinités mystérieuses qui sont entre nos cerveaux et tels arrangements de couleurs et de lignes. »

Étonnant, non ? Brel, d’ailleurs, ne manquait pas d’évoquer Gauguin avec son ami toubib de Tahiti, Paul-Robert Thomas, qui rapportera ces réflexions[73] : « Il est parti en Polynésie pour vivre ses rêves d’enfance. Il suffit de regarder le simple émouvant de ses traits et le désordre apparent de ses couleurs. Seule l’âme de l’enfant, qui reste chez l’adulte qu’il devient, est capable de peindre un cheval en vert ou en rouge. » Alors, on aime à penser que tous deux auraient pu se retrouver à boire un coup ensemble dans ce Magasin Gauguin, ainsi appelé à présent parce qu’on dit que le peintre s’y ravitaillait en vivres… et en alcools ! Jacques Brel (s’adressant toujours à Paul-Robert Thomas) : « À la saison des pluies, il faut un cheval ou une Jeep à quatre roues motrices pour se déplacer. Les ornières sont profondes. On s’enlise à chaque instant. On cahote. Ma Toyota a bien du mal à remonter la pente qui va du Chinois, l’épicerie d’Atuona où Gauguin allait également faire ses emplettes, jusqu’à la maison, qui est à huit cents mètres de là. C’est une expédition ! »

Gauguin, lui, habitait presque en face dudit Chinois, à l’endroit où on a retrouvé le puits où il conservait son absinthe au frais, là où l’on a reconstitué aujourd’hui sa Maison du jouir (dont le simple nom inscrit sur le fronton, au-dessus de l’escalier, le fit vouer aux gémonies par le curé du cru : mais qu’est-ce qu’il en savait, le bougre, et qui donc lui avait dit qu’il n’y a pas de peintre maudit en paradis ?) et bâti un centre culturel de la plus belle eau. Celui-ci rassemble des documents biographiques, des lettres pleines d’enseignements sur le comportement altruiste de l’artiste, et propose l’ensemble de ses toiles peintes en Polynésie — en fait des copies d’un faussaire de talent tout droit sorti de la prison de la Santé ! Tout ici concourt décidément à vous immerger dans le bain de l’aventure, de l’inattendu et de l’extraordinaire.

Alors, quand on visite sa maison et qu’on découvre Et l’or de leur corps à l’endroit même où le peintre donna vie à cette toile sublime, dans son atelier du premier étage, juste après l’étroit vestibule où se trouvait son lit, on a l’impression de se noyer dans la peinture et la chanson à la fois. Avec Gérard Manset pour guide, en l’occurrence, et Jacques Brel pour éternel voisin :

L’esprit des morts veille

Qui frappe à la porte

Et toi allongé dans ton demi-sommeil

Et l’or de leur corps

Partout t’accompagne

[…] D’où venons-nous

Que sommes-nous

Où allons-nous[74] ?

Загрузка...