XX

Saêtta suivit la litière qui emportait Bertille prisonnière de Concini jusqu’à ce qu’il le vît entrer avec son escorte dans la maison de la rue des Rats, Il s’approcha, reconnut les lieux et murmura:


– Maison isolée, à l’angle du quai!… Bon! on retrouvera cela les yeux fermés.


Et il s’éloigna d’un pas allongé, frappant le sol d’un talon ferme et vigoureux, ne cherchant plus à se dissimuler et ne redoutant rien, ni personne… Et il songeait avec un ricanement:


– Ce pauvre Concini n’a vraiment pas de chance!… Voilà son nouveau nid d’amour éventé une fois de plus. Oui, mais la signora Léonora sera contente… contente? heu!… enfin elle paye bien la signora… cela me suffit!


Rentré chez lui, il se jeta tout habillé sur son grabat et mâchonna:


– Je ne dormirai pas, c’est certain… mais que faire jusqu’à demain?… Demain!… Que je voudrais donc être à demain, pour savoir si vraiment le fils de Fausta est pris!… (Il gronda furieusement.) Et pourquoi ne le serait-il pas?… Le grand prévôt a tenu compte de mon avis… il est accouru à l’endroit que je lui avais indiqué… J’en suis sûr… J’ai vu le sol foulé comme si une troupe nombreuse avait piétiné là… J’ai vu le sang… Il y a eu lutte, c’est certain!… À l’heure actuelle, le fils de Fausta est solidement enchaîné dans l’un quelconque de ces mignons cachots, comme il y en a au Châtelet ou à la Conciergerie!… Eh! Eh!… le fils de Fausta!… régicide?… écartelé!… tenaillé!…


Dans l’ombre, il eut un éclat de rire terrible. Mais son inquiétude le reprit et:


– N’importe! Je voudrais être à demain pour savoir! C’est un rude athlète que le petit Jehan! (Avec une sorte d’orgueil sauvage.) C’est mon élève!… Et jamais élève, je puis dire, ne fut formé avec tant de soins vigilants!… Il est de force à s’en tirer, le fils de Fausta et de Pardaillan!…


À ce nom de Pardaillan, brusquement rapproché de son fils Jehan, il eut un frisson. Il demeura plongé dans une sombre rêverie, et répéta:


– Le fils de Pardaillan!… Pardaillan!… C’est vrai que Fausta me fait toujours oublier qu’il est le père, lui! Tant qu’il a été loin de Paris, je n’ai pas pensé à lui. Maintenant que je le sais revenu, maintenant que je sais qu’il s’est rencontré avec son fils, malgré moi, je songe: Pardaillan est le père, et Pardaillan ne m’a rien fait, lui. Au contraire, je lui dois l’inoubliable joie d’avoir vu Fausta, qu’il a toujours combattue, toujours vaincue, humiliée, ruinée par lui, dans toutes ses entreprises. Oui, mais est-ce pour moi qu’il a agi ainsi? Non. Alors?… Alors, au diable le Pardaillan! Vais-je renoncer à ma vengeance pour lui? Autant vaudrait me couper la gorge à l’instant. D’ailleurs, il est trop tard, maintenant. Puis, quoi?… Est-ce qu’il s’en soucie de son fils? Saura-t-il jamais, seulement?… Alors?… Alors, dormons!… Mais il eut beau se tourner et se retourner, le sommeil ne voulut pas venir. Rageusement, il se leva, ceignit sa longue rapière et sortit en grondant:


– L’impatience me dévore… L’air frais de la nuit et le mouvement me calmeront.


Il s’en fut tout droit rue de l’Arbre-Sec et s’arrêta devant le logis de Bertille. Il avait déjà, et très minutieusement, étudié le perron et ses abords. N’importe, il recommença ses investigations, comme s’il avait voulu arracher aux choses le récit des événements dont elles avaient été les témoins muets.


Ses observations premières se trouvèrent corroborées.


Plus tranquille, il s’éloigna et, au hasard, sans but précis, sans se rendre compte, peut-être, des endroits par où il passait, il errait par les rues désertes, durant des heures. Au matin, exténué, il se décida à retourner chez lui y prendre une heure ou deux de repos avant de se rendre près de la Galigaï.


Comme il arrivait à la Croix-du -Trahoir, il reçut un choc terrible au cœur: il venait de reconnaître Jehan qui sortait de la rue du Four. Il n’eut que le temps de se jeter dans un renfoncement.


Le jeune homme passa sans le voir. Il paraissait d’ailleurs trop profondément absorbé pour prêter la moindre attention à ce qui se passait autour de lui.


Il était déjà loin que Saêtta, secoué d’un tremblement convulsif, tant le coup avait été rude pour lui, le suivait encore d’un sombre regard chargé de haine et bégayait, pris d’un accès de fureur:


– Libre!… O Dio ladro!… Dio porco!… Un traquenard que j’avais si bien préparé!… Il s’en est tiré… il est libre… et il rentre chez lui!… Tout est à refaire!


Désespéré, farouche, il reprit, tout pensif, le chemin de son logis. Chez lui, il se laissa choir lourdement sur un siège, mit la tête dans ses mains et resta longtemps à rêver, combinant de nouveaux plans de vengeance.


Vers huit heures, il se rendit rue Saint-Honoré et fut immédiatement introduit auprès de Léonora Galigaï.


– Signora Léonora, fit-il avec une familiarité narquoise et obséquieuse, si vous voulez prendre la pie au nid, vous n’avez qu’à vous rendre rue des Rats, une maison isolée, à l’angle de la rue et du quai.


Sans doute Saêtta avait toute la confiance de Léonora. Peut-être d’anciennes et mystérieuses complicités unissaient l’homme à tout faire à la grande dame. Toujours est-il qu’elle ne prit pas la peine de dissimuler avec lui et qu’elle lui laissa voir un visage décomposé par l’affreux déchirement que lui causait l’annonce de la nouvelle trahison de son époux. Et cependant la nouvelle était prévue par elle.


– Ainsi, dit-elle dans un sanglot, c’est vrai?… Je ne m’étais pas trompée?… Concini a une nouvelle maîtresse?…


Saêtta haussa les épaules d’un air détaché:


– Eh! per bacco! signora, peut-on empêcher le papillon de voleter de fleur en fleur?… Le signor Concini est un vrai papillon… vous le savez bien!


– Oui, dit Léonora avec une sombre amertume, il aime toutes les femmes… toutes… excepté moi!


– Il en est las et les abandonne plus vite encore qu’il ne s’en est épris. Et c’est toujours à vous qu’il revient. À tout prendre, vous avez encore la meilleure part.


Léonora ne parut pas avoir entendu: elle songeait. Elle étouffa un soupir et se redressant, le visage impassible, la voix très calme:


– Donne-moi des détails, fit-elle. Le nom d’abord. Comment s’appelle la maîtresse de mon mari?


– Signora, dit flegmatiquement Saêtta, laissez-moi vous dire que vous vous méprenez. La jeune personne dont il s’agit n’est pas la maîtresse de monseigneur Concini. Et je pense que si elle le devient jamais, c’est que votre illustre époux, pour la réduire, aura employé la violence, comme il a dû l’employer déjà pour s’en emparer.


Léonora ne témoigna ni surprise ni indignation.


– C’est donc une vertu si farouche? demanda-t-elle avec une pointe de scepticisme.


– Heu!… Je ne crois pas beaucoup à la vertu des filles, dit Saêtta avec un cynisme tranquille. Mais, pour tout dire, je crois que celle-là a le cœur pris ailleurs.


– Ah!… Raconte. Je verrai.


Saêtta lui fit le récit très détaillé de l’enlèvement de Bertille, et répéta, mot pour mot, ce qu’il avait entendu de la discussion de Concini avec sa prisonnière.


Léonora l’écouta très attentivement, sans rien laisser paraître de ses impressions. Quand il eut fini:


– La résistance opposée par cette jeune fille me prouve que tu avais vu juste: elle doit être éprise de ton fils, comme tu me l’as dit.


Elle ferma les yeux et s’abîma dans une profonde rêverie, sans qu’il fût possible à Saêtta, qui l’épiait avec une curiosité narquoise, de lire la moindre indication sur son visage figé dans une immobilité de marbre. Puis, sa résolution prise, sans doute, elle rouvrit les yeux et très froide:


– Sais-tu ce qui s’est passé cette nuit, entre le roi et ton fils? dit-elle. Une lueur s’alluma dans l’œil de Saêtta. Enfin, elle abordait le sujet qui lui tenait tant à cœur! Avec cette familiarité insolente et obséquieuse à laquelle, probablement, elle était accoutumée depuis longtemps car elle ne paraissait pas y prêter la moindre attention, il gronda:


– Je n’en ai pas la plus petite idée. Et j’attends, au contraire, impatiemment, que vous me fassiez connaître ce qu’il en est.


– Eh bien! fit Léonora avec cette même froideur sinistre, le roi est rentré au Louvre vers le milieu de la nuit. Il était en parfaite santé – elle insistait sur ces deux mots – et paraissait même d’assez bonne humeur, m’a-t-on dit.


– Je n’y comprends plus rien! grinça Saêtta.


– Cependant, continua Léonora impassible, il s’est passé quelque chose d’anormal. M. de Praslin et ses gardes, mandés en hâte par M. de La Varenne, sont sortis précipitamment du palais, vers les dix heures du soir. On dit aussi qu’il y a eu une bagarre sérieuse rue de l’Arbre-Sec. On parle de blessés, parmi lesquels La Varenne. Enfin, on assure que le grand prévôt se trouvait sur les lieux avec une cinquantaine d’archers.


Léonora prit un temps et, fixant sur Saêtta des yeux étincelants:


– Que mes plans aient été dérangés, cela se peut expliquer, à la rigueur, par ce fait que le roi est sorti deux heures avant l’heure qu’il avait fixée lui-même… Mais, qu’est venu faire là, si inopinément, M. de Neuvy?… Saêtta, Saêtta, pourrais-tu me dire qui est allé si malencontreusement informer le grand prévôt?


Saêtta haussa les épaules, et s’en s’émouvoir, le plus paisiblement du monde:


– Eh! corbacco, signora, dit-il, ne m’assassinez pas du regard, ainsi que vous le faites!… Vous savez bien que vous êtes le seul être au monde que je ne trahirais pas!… C’est moi qui ai avisé le sire de Neuvy.


– Pourquoi? gronda Léonora.


– Parce que, dit Saêtta, toujours imperturbable, si vous aviez vos projets, j’avais les miens auxquels je tenais pour le moins autant que vous tenez aux vôtres. Mais, et vous devez bien le savoir, corpo di Cristo! mes plans personnels ne pouvaient en rien contrarier les vôtres… sans quoi, je vous en eusse avertie.


Léonora le fixa longuement d’un regard aigu. Il soutint l’examen avec assurance. Peu à peu, l’expression de courroux répandue sur le visage de la Galigaï s’effaça. Ses traits reprirent leur impassibilité. Elle murmura:


– C’est vrai, je t’ai soupçonné. J’ai oublié un instant que tu ne peux pas ne pas m’être fidèle. N’en parlons plus.


Et d’une voix où vibrait une sourde rancœur:


– Il n’en est pas moins vrai que, grâce à toi sans doute, mes projets sont renversés.


– Signora, dit gravement Saêtta, vos projets sont non pas renversés comme vous dites mais simplement remis. Tenez pour assuré que je ne suis pour rien dans ce contretemps. Je ne suis pas un enfant, que diable! et mes précautions étaient prises pour que M. de Neuvy arrivât trop tard pour vous gêner. Ce n’est donc pas lui, comme vous paraissez le croire, qui nous a fait échouer. Non, croyez-moi, il s’est passé quelque chose d’imprévu dont ni vous ni moi ne sommes responsables… Et je le saurai aujourd’hui même.


Léonora réfléchissait. Saêtta, à n’en pas douter, était sincère. Il faut croire, d’ailleurs, qu’elle avait des raisons particulières de ne pas douter de lui, puisqu’elle-même prétendait qu’il ne pouvait pas ne pas lui être fidèle.


– C’est aussi mon avis, dit froidement Saêtta, parce que je commence à croire que seul je ne parviendrai pas à atteindre le but que je poursuis depuis plus de vingt ans.


La Galigaï approuva gravement de la tête et:


– Le nom de ses parents, d’abord, dit-elle.


– Il est le fils de la princesse Fausta.


Léonora ne put réprimer un mouvement de surprise et, avec une sorte de crainte superstitieuse, surprenante chez une femme d’un caractère aussi énergique, avec aussi une sorte de vénération, elle s’exclama:


– La petite-fille de la signora Lucrezia!… La rivale de Sixte Quint!… La papesse!…


On eût dit que ces marques de respect et de sourde terreur que la femme de Concini ne prenait pas la peine de cacher indisposaient Saêtta, car il interrompit brusquement et, avec une soudaine irritation dans la voix:


– Celle-là même, oui! Eh! corbacco! signora. Il n’y a jamais eu qu’une Fausta!


D’un air rêveur et sur un ton qui trahissait une secrète et admirative approbation, Léonora murmura:


– Je comprends maintenant l’immense orgueil de ce gueux!… Bon chien chasse de race!…


Et avec un intérêt passionné que le seul nom de Fausta avait suffi à déchaîner en elle:


– Et le père?… Qui est-ce?… Pour le moins un prince souverain… un roi, peut-être!


– Le père, dit Saêtta d’un air railleur, est un modeste gentilhomme, sans feu ni lieu… qui fut la pierre d’achoppement contre laquelle Fausta vit se briser, une à une, toutes ses entreprises.


– Pardaillan! s’écria Léonora en frappant dans ses mains d’un air émerveillé.


– Vous l’avez nommé, dit Saêtta en s’inclinant.


Léonora demeura un moment songeuse, une vague expression d’attendrissement répandue sur son visage, qu’elle ne songeait pas à dissimuler, soit que la surprise eût été trop forte, soit qu’elle eût jugé inutile de masquer ses impressions.


«Et Saêtta, qui ne la quittait pas des yeux, fronça les sourcils et saisi à la gorge par une inexprimable angoisse, il se demanda:


«Est-ce qu’elle va se faire l’alliée du fils par respect et admiration pour la mère?»


Il se ressaisit bien vite, ses traits reprirent leur expression rude, un peu narquoise, habituelle et, avec un demi-sourire:


«Je ne l’entends pas ainsi, moi!… Minute, je vais souffler sur ce bel enthousiasme, et d’un souffle si puissant qu’il sera emporté comme fétu par la tourmente.»


À ce moment, Léonora redressait la tête et, fixant sur le bravo son œil de feu, curieusement elle dit:


– Raconte-moi, Saêtta, ce que t’a fait la signora Fausta… Ce doit être quelque sombre et terrible histoire que je suis curieuse de connaître.


Paroles très simples. Il sembla pourtant à Saêtta qu’il y avait comme une imperceptible ironie dans le ton dont elles furent prononcées. Peut-être sa défiance mise en éveil lui faisait-elle entrevoir des intentions qui n’existaient pas. Quoi qu’il en soit, il ne laissa rien paraître de ses impressions. Il secoua doucement la tête, et sans que rien dans ses intonations trahît sa secrète pensée, avec un naturel parfait, il dit:


– Ce n’est pas une histoire sombre et terrible, comme vous le dites. C’est une histoire bien banale, bien vulgaire, comme il en doit exister plus d’une dans la vie de l’illustrissime Fausta… comme il en existe de semblables dans l’existence de tous ceux qui détiennent la puissance souveraine.


– N’importe, insista doucement Léonora, terrible ou banale, je désire… j’ai besoin de connaître cette histoire.


– Je le sais, signora. Aussi vous la ferai-je connaître, dit Saêtta avec le même naturel. Mais, voyez-vous, cette histoire très banale fut aussi, pour moi, très douloureuse – et avec un grincement de fureur, il insista d’une voix qui devint rauque – très douloureuse… atrocement douloureuse… Cependant, je me rends compte que telle qu’elle est, elle peut maintenant vous laisser très indifférente. Aussi, je vous demande la permission de vous faire, avant, quelques petites révélations; quand je vous aurai dit ce que j’ai à vous dire, je pourrai vous conter cette histoire. Je crois – il eut un petit sourire énigmatique -, oui, je crois qu’alors elle vous intéressera, vous serez dans de bonnes conditions pour me comprendre et m’approuver.


Sa curiosité vivement surexcitée, elle acquiesça doucement:


– Comme tu voudras, Saêtta. Parle donc, je t’écoute.


Saêtta jeta un coup d’œil furtif autour de lui pour s’assurer qu’il ne pouvait être entendu et, baissant la voix, il lâcha à brûle-pourpoint:


– Puisque vous connaissez l’histoire de Fausta, vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de son trésor.


Une flamme passa dans l’œil noir de Léonora. Ce ne fut qu’un éclair. Saêtta le surprit et il eut un mince sourire de satisfaction. Léonora commençait à entrevoir que l’entretien serait plus intéressant encore qu’elle n’avait pensé. Elle prit un air détaché pour dire:


– Ce fameux trésor qui, chuchote-t-on, est enfoui dans l’abbaye de Montmartre?… Depuis vingt ans qu’on en parle, je crois, quant à moi, qu’il doit être loin… si tant est qu’il ait jamais existé.


Avec une gravité impressionnante, Saêtta dit:


– Erreur, madame!… Le trésor existe et nul n’y a touché, j’en réponds.


Et, la regardant droit dans les yeux, avec un ricanement singulier:


– Eh! eh! signora, dix millions!… C’est un joli denier, cela!… Dix millions!… [11]. Figurez-vous une somme pareille tombant dans les coffres d’une personne ayant une haute intelligence et de vastes ambitions!… À quoi ne pourrait-elle prétendre?… Jusqu’où ne pourrait-elle monter?


Un peu de sang monta aux joues de Léonora, ses yeux clignotèrent comme s’ils eussent été éblouis par le ruissellement de l’or, et d’un air rêveur, machinalement, elle répéta:


– Dix millions!…


Saêtta, son énigmatique sourire aux lèvres, ne la quittait pas des yeux. Et voyant l’effet produit par l’énoncé de cette somme énorme, brusquement, brutalement, il cassa l’aile aux rêves prêts à s’envoler de ce cerveau qu’il venait de surexciter, en disant d’un air négligent:


– Cette somme fabuleuse, elle appartient pourtant à Jehan le Brave… au fils de Fausta!


Léonora tressaillit comme si un coup violent l’avait frappée à la nuque. Elle pâlit, ses lèvres se pincèrent, son œil noir, étincelant, se fit brusquement dur, d’une froideur mortelle. Et elle gronda sur un ton menaçant:


– Dix millions à ce truand?… à ce détrousseur de grands chemins!… Allons donc!… tu es fou, je pense, mon pauvre Saêtta!… Une bonne corde, toute neuve, bien graissée… voilà ce qui l’attend… et qu’il s’estime heureux encore si on lui fait grâce des supplices que ses crimes ont mérités.


Saêtta ricana intérieurement:


«Et voilà la tempête qui emporte comme fétus les enthousiasmes, les velléités de générosité de la signora Léonora!… Je l’avais bien dit.» Et tout haut, il railla:


– Eh! signora, comme vous vous énervez!… Se peut-il que l’appât de l’or vous bouleverse à ce point?…


Ces paroles, et plus encore le ton sur lequel elles étaient dites, firent l’effet d’une douche. Léonora comprit que Saêtta n’était plus l’homme à gages, le confident, le complice devant qui elle pouvait parler à cœur et visage découverts. Elle comprit qu’elle se trouvait en présence d’un homme qui avait un marché à proposer et qui partant pouvait devenir un adversaire, sinon un ennemi. Elle se reprit instantanément. Ses traits redevinrent hermétiques, et d’une voix calme, avec un haussement d’épaules dédaigneux:


– Si tu crois que l’or me tente et m’éblouit!… dit-elle.


– Pardieu! fit insolemment Saêtta, l’or n’a de valeur, pour vous, que parce qu’il est un instrument, un levier puissant auquel rien ne résiste… Je le sais.


Et pendant que la Galigaï approuvait de la tête, Saêtta se ramassait comme le lutteur qui s’apprête à porter un irrésistible coup. Baissant la voix davantage, brusquement, il frappa:


– Eh bien! signora, ce trésor fabuleux qui permettra à son possesseur de réaliser ses ambitions les plus chimériques, ce trésor… je vous l’apporte… je vous le donne!


Et il la guignait du coin de l’œil pour juger de l’effet. Mais la Galigaï se gardait. Et lorsqu’elle se gardait, elle devenait impénétrable. Elle ne sourcilla pas et, froidement, elle demanda:


– Tu sais donc où il est caché, ce fameux trésor?


– Non! dit nettement Saêtta. Et avec assurance, il ajouta:


– Mais je le saurai.


– Eh bien! mais… pourquoi ne pas le garder pour toi? dit-elle d’un air naïf.


– Je vous entends, signora, dit paisiblement Saêtta. Ce trésor qui vous tente, vous, déjà riche et puissante, ce trésor qui en tente d’autres plus riches et plus puissants que vous encore, vous vous étonnez qu’il ne m’éblouisse pas, moi, pauvre gueux, moi qui, pour cent mille fois moins, suis prêt à trouer une poitrine humaine.


Il se leva brusquement et la domina de sa haute taille. Son œil froid étincela d’un insoutenable éclat: ses traits rudes prirent une expression sauvage, effrayante. Ses lèvres se retroussèrent dans un rictus formidable. Et il lui apparut terrible, effroyable. Sombre et fantastique personnification de la haine la plus féroce s’étalant dans toute sa hideur. Et d’une voix rauque, pareille au grondement du fauve déchaîné dont il avait toute l’apparence:


– C’est que j’ai oublié de vous dire que je demande quelque chose en échange de ce trésor!… Et ce que je demande, voyez-vous, m’est si précieux, que dix trésors, cent trésors pareils, je les donnerais sans hésiter… et ma vie par-dessus le marché!


Il est probable que Léonora était fixée, dès cet instant, sur le prix que réclamait le bravo. Elle n’en laissa rien paraître cependant, et ce fut de sa même voix calme, presque douce, qu’elle dit:


– Que demandes-tu donc de si précieux?


– Peu de choses… Une tête!… dit Saêtta d’une voix qui résonna comme un coup de hache.


– Et cette tête, dit Léonora avec le même calme effroyable, c’est celle de Jehan le Brave, n’est-ce pas?


– Vous l’avez dit, madame, dit rudement Saêtta.


Et tout aussitôt, pris d’une inquiétude atroce, à en juger par la teinte livide qui couvrit son visage, il précisa d’une voix que l’angoisse faisait hoqueter.


– Entendons-nous, madame… Vous pensez bien que s’il ne s’agissait que de tuer Jehan… je n’aurais besoin de personne!


– C’est précisément la réflexion que je me faisais. Saêtta grinça dans un éclat de rire frénétique:


– Non, pardieu!… Ce serait trop simple et trop facile!… Ce que je veux (et il mâchait les syllabes avec une fureur qui confinait à la folie), ce que je veux, c’est que cette tête roule sur l’échafaud… décollée par la main du bourreau!… Voilà ce que je veux!…


Avec une douceur plus sinistre et plus terrible peut-être que la violence de Saêtta, elle dit:


– Explique-toi… Je crois que nous pourrons facilement nous entendre.


Par un effort puissant, Saêtta parvint à se maîtriser.


– Je crois, dit-il d’une voix qu’un reste d’émotion faisait trembler encore un peu, je crois le moment venu de vous dire ce que m’a fait l’illustrissime princesse Fausta… Cette histoire très banale vous intéressera maintenant.


Soit que la Galigaï connût à fond le caractère de l’homme à tout faire qui agissait vis-à-vis d’elle avec un aussi extraordinaire sans-gêne, soit qu’elle comprît que dans l’état d’exaltation violente où il était, le mieux était de le laisser agir à sa guise, soit pour toute autre raison enfin, elle ne se choqua ni s’étonna et avec la même inaltérable douceur:


– Je t’écoute, dit-elle.


Saêtta, la tête penchée, l’œil perdu dans une sombre méditation, se mit à marcher de ce pas souple et rude qui lui était particulier. Et avec son œil injecté de sang, sa moustache hérissée, le mufle proéminent, comme s’il s’apprêtait à mordre, il rappelait ces grands félins aux heures de nostalgie, lorsque, regrettant la liberté et les vastes espaces sous le soleil brûlant des tropiques, ils tournent et retournent en grondant sourdement dans l’étroite et sombre cage où l’homme implacable les tient enfermés.


Et sans doute eut-il vaguement conscience de l’incorrection de ses attitudes, car il murmura:


– Excusez-moi, signora; je vous l’ai dit, les souvenirs que j’évoque pour vous sont terriblement douloureux pour moi.


Léonora eut un signe de tête indulgent qu’il ne vit pas.


Enfin, il poussa un soupir qui ressemblait à un rugissement de bête qu’on égorge, et se campant devant la Galigaï, d’une voix sèche:


– Signora, dit-il, depuis des années que vous me connaissez, vous m’avez toujours vu pareil à un tigre déchaîné… que diriez-vous si je vous apprenais qu’il y a longtemps, bien longtemps, dans cette poitrine de fauve, un cœur d’homme a battu?


Et sans attendre la réponse, il reprit:


– Si incroyable que cela puisse vous paraître, c’est ainsi pourtant… Mon Dieu, je ne vous dirai pas que j’étais un agneau… Mon métier était de tuer pour vivre. C’est un terrible métier, je le sais!… Mais, puisqu’on ne m’en avait pas appris d’autre… et qu’il faut vivre!… Donc, métier à part, que j’exerçais le plus honnêtement que je pouvais, c’était là une époque de ma vie où je ne songeais ni à la haine, ni à la vengeance… vu que je n’avais que de l’amour au cœur… et que j’étais heureux.


Il se tut un instant, comme si le souvenir de son bonheur passé l’eût écrasé.


– J’avais dix-sept ans. On disait que j’étais beau. Brave, certes, je l’étais, et fort, et connaissant déjà le fin du fin de l’escrime, italienne, française, espagnole… Margarita avait quatorze ans. C’était la plus mignonne, la plus jolie, la plus gracieuse des filles de Florence qui en comptait cependant de fameusement jolies… J’en devins amoureux fou!… Et voyez ma chance: elle aussi elle m’aimait. Mais la Margarita était aussi sage et vertueuse qu’elle était belle… et ce n’est pas peu dire. Moi, j’étais un honnête garçon. C’est vous dire que les choses ne traînèrent pas et qu’un bon mariage, chrétiennement célébré, nous unit à tout jamais.


Il poussa un rauque soupir et, en manière d’excuse:


– Je vous ai avertie, signora, dit-il, c’est une histoire très banale, comme vous voyez.


– Continue, dit doucement Léonora.


– Ce fut une année de félicités sans pareilles. Je ne vivais que pour Margarita, que j’adorais, comme je n’ai certes jamais adoré la Madone Sainte. Elle, de son côté, ne voyait que moi. Nul n’existait en dehors de moi. Et au bout d’un an – une éternité de bonheur – Margarita mit au monde un ange blond et rose, beau comme on n’en voit pas d’aussi beaux dans les tableaux de nos églises… Alors, signora, notre pauvre logis fut tout illuminé, ce fut comme un vrai paradis… Car, en plus de notre amour qui allait en augmentant – ce qui eût pu nous paraître impossible -, nous avions le doux regard, si bleu, si pur de notre petite Paolina qui éclairait notre intérieur comme un éclatant rayon de soleil. Nous avions son rire si frais, si innocent, qui était comme un chant d’oiseau si doux, si mélodieux, que la mère et moi nous étions pâmés, si bien que nous riions et pleurions tour à tour, sans savoir pourquoi… C’est bête ce que je vous dis-là, n’est-ce pas, signora?…


– Non, dit gravement Léonora. Tu oublies, Saêtta, que je suis mère.


– C’est vrai, dit vivement Saêtta, pardonnez-moi, signora. C’est vrai que vous êtes mère… Je puis parler sans crainte… je serai compris.


– Oui, dit Léonora avec la même gravité.


– Tout de suite, reprit Saêtta, Margarita et moi nous nous mîmes à adorer l’enfant. À tel point, signora, qu’il me vint des idées auxquelles je n’avais jamais songé, ni Margarita non plus… Pour l’enfant, je m’avisai de trouver que le métier que je faisais était hideux. Je l’abandonnai. J’étais un vrai maître en fait d’armes. J’ouvris une académie. L’innocente créature, il faut croire, nous avait apporté la chance avec le bonheur. Mon académie prit. Je gagnais ma vie presque aussi bien qu’avec mon ancien métier. Avec le temps, ma réputation, qui commençait à se faire, s’agrandissant, je pouvais espérer trouver sinon la fortune, du moins l’aisance pour nos vieux jours, et amasser en plus une somme rondelette à donner en dot à notre Paolina quand elle serait en âge d’être mariée à son tour.


Il se laissa tomber lourdement sur un siège et souffla fortement.


– Repose-toi un peu, fit Léonora avec douceur. Il secoua la tête d’un air farouche.


– Ma Paolina allait atteindre ses quatorze ans. Elle était plus belle encore que sa mère. Nous en étions fous, et orgueilleux donc!… Quand elles sortaient ensemble, la mère, avec ces vingt-huit ans, paraissait la sœur de sa fille. Et on les admirait, on les respectait aussi, parce qu’elles étaient irréprochables… et parce que j’étais là, moi, et qu’on me redoutait. Toutes les deux, on les eût prises, l’une pour une fleur épanouie sous la caresse du soleil, l’autre pour un frais bouton prêt à s’épanouir à son tour… Moi, j’allais sur mes trente-deux ans. Mes affaires prospéraient. J’avais inventé un coup foudroyant qui faisait fureur. Je l’avais appelé la Foudre, en italien la Saêtta. En le démontrant, je ne manquais jamais de m’écrier: Ecco la Saêtta!» Et le nom m’était resté. Et j’étais quasi célèbre sous ce nom-là. Tout me souriait. Entre ma femme et ma fille également belles, également adorées, quatorze années d’un bonheur surhumain s’étaient écoulées qui m’avaient paru brèves comme des journées de soleil… Cela ne pouvait pas durer.


Il se tut un instant, refoulant péniblement les sanglots qui l’étouffaient. Quand il se sentit plus calme, il reprit:


– Nous étions presque riches et, avec la fortune, l’ambition m’était venue… pour l’enfant, bien entendu. Un jour, jour de malheur, jour de malédiction, la princesse Fausta vit Paolina. L’enfant lui plut. Elle nous la demanda, assurant qu’elle ferait sa fortune et la marierait à quelque noble seigneur de son entourage. Pensez un peu, quelle aubaine inespérée pour nous!… Notre petite Paolina suivante d’une souveraine!… J’étais fou d’orgueil… la mère aussi d’ailleurs… La souveraine se montrait conciliante. En dehors de son service, nous pourrions voir l’enfant tant qu’il nous plairait, soit que nous allassions au palais, soit qu’elle vînt à la maison… Bref, nous fîmes cette impardonnable folie d’accepter. Pendant près d’un an, nous n’eûmes rien à regretter. La petite se déclarait heureuse. La souveraine était très sévère, très exigeante, paraît-il, mais, au demeurant, se montrait bonne et généreuse. Je la comblais de bénédictions… Fou! triple fou!…


Il demeura un moment haletant, essuyant d’un revers de main machinal la sueur qui perlait à son front. Il fit un effort violent et continua d’une voix rauque:


– Un jour, nous arrivons au palais, Margarita et moi, pour voir la petite. Nous aimions à la voir dans son costume magnifique, au milieu de ces splendeurs… Nous étions aveugles, fous, fous à lier, je vous dis. Donc, nous arrivons. Bon. Qu’est-ce que nous voyons dans la cour d’honneur?… Devinez un peu, signora.


– Je ne sais pas. Quelque tête sans doute.


– L’échafaud, signora, un bel échafaud, tout dressé… avec le bourreau qui, appuyé sur sa hache, attendait patiemment au pied de l’échelle raide. Et tout autour, les gentilshommes, pages, écuyers, dames d’atours, suivantes, servantes, hommes d’armes, tous et toutes. Et la souveraine, debout, impassible, à son balcon. Nous cherchons la petite des yeux. Nous ne la voyons pas. Je ne suis pas très tendre, signora, néanmoins, je poussais un rude soupir de soulagement. Je pensais que ce n’était pas là un spectacle à montrer à mon enfant et dans la candeur de mon âme, je remerciai la souveraine qui avait épargné le hideux spectacle d’une exécution capitale à ma Paolina si délicate, si pure.


Et Saêtta eut un éclat de rire de dément.


– Ah! la bonté et la générosité de la souveraine!… Vous allez voir, signora, que je lui devais bien les remerciements que je lui adressais dans mon cœur… Savez-vous ce qui arriva?


Et comme Léonora ébauchait un geste évasif:


– Ne cherchez pas, dit-il avec violence, vous ne trouveriez pas. Voici ce qui arriva: un homme, tout de noir vêtu, monta sur l’échafaud et, à voix haute, il lut un grimoire où je ne compris pas grand-chose, si ce n’est qu’il y était question d’une méchante et pernicieuse trahison, déjà magnanimement pardonnée une fois et plus méchamment renouvelée. Il y était question aussi d’exemple salutaire à donner et d’une tête à trancher devant toute la maison assemblée… Et tout à coup, comme un effroyable coup de tonnerre, Paolina, le nom de notre enfant, retentit sur nos têtes égarées!… C’était la condamnation à mort de notre enfant que nous venions d’entendre!… Cet échafaud! c’était pour elle qu’il était dressé!… Ce bourreau! elle qu’il attendait?… Cette hache? sur son cou si blanc qu’elle allait s’abattre!… elle, la chair de notre chair, notre sang, notre cœur, notre tout!… La fatalité implacable et aveugle nous avait amenés là, à point nommé, horreur!… épouvante!… folie!… pour que nous fussions témoins de l’exécution de l’infâme sentence!


– Horrible! murmura Léonora émue.


– Vous entendez d’ici le double hurlement qui jaillit de nos poitrines oppressées… Je voulus m’élancer… Je fus saisi, maintenu, réduit à l’impuissance, malgré ma résistance désespérée… Alors, je me mis à genoux sur la terre, je criai, j’implorai, je menaçai, je pleurai… Et la mère, la douloureuse mère, fit comme moi… Elle se roula à terre, s’arracha les cheveux, se meurtrit le visage, et elle parlait, elle disait je ne sais quoi… des choses qui eussent attendri les pierres sans doute, car autour de nous on sanglotait, on criait grâce, merci… La souveraine demeura inflexible. Alors, je demandai, puisqu’il fallait du sang à la strige, qu’elle prît ma tête en échange de celle de mon enfant. Elle refusa.


«- Qu’on leur donne le corps pour qu’ils le fassent enterrer chrétiennement. C’est tout ce que je peux faire pour eux!


«Voilà ce que dit la généreuse, la magnanime, la noble, la sainte Fausta.»


Saêtta, les yeux exorbités, écumant encore au souvenir de l’épouvantable vision évoquée, se tut un moment, pendant lequel Léonora l’entendit râler, secoué de longs frissons. Et deux noms, comme une plainte déchirante, revenaient constamment à ses lèvres:


– Margarita!… Paolina!…


Peu à peu, le bravo se calma. Il redressa la tête. Sa physionomie reprit sa rude expression accoutumée. Seulement, il était très pâle et une lueur sinistre brillait dans ses yeux froids.


– Comment je sortis de là, emportant le corps de ma fille morte, et de ma femme évanouie? Je ne sais pas… Ce que je sais, c’est que huit jours plus tard, Margarita, terrassée par la fièvre, Margarita qui n’avait pas cessé de délirer depuis l’effroyable minute où elle avait vu la tête de son enfant rouler sous la hache du bourreau, Margarita dormait de son dernier sommeil auprès de sa fille où je l’avais fait inhumer… J’étais seul au monde désormais.


– Comment as-tu pu résister?…


– Signora, j’avais quelque chose de mieux à faire que de mourir.


– Oui, murmura Léonora, la vengeance!


Saêtta approuva doucement de la tête et reprenant son récit:


– Je désertai mon académie. Je perdis mes clients. Il fallut fermer. C’était la ruine. Je ne m’en souciais guère… Je guettais Fausta!… Pendant trois ans, je la guettai ainsi. J’avais dépensé tout ce que je possédais. Je dus reprendre mon ancien métier de bravo pour vivre. Cela m’était bien égal, maintenant. Un jour, c’était en l’an 1590, à Rome, j’appris que Fausta, condamnée à mort par la justice de Sixte Quint, allait porter sa tête sur l’échafaud. Ce n’était pas ce que j’avais espéré, ce n’était pas ce que j’attendais depuis trois ans. Mais enfin, il faut savoir se contenter de ce qu’on a. Je n’ai pas besoin de vous dire que je fus au premier rang devant l’échafaud, sur la place del Popolo… Je voulais voir, vous pensez… Fausta ne vint pas… Graciée, Fausta, libre!… J’eus une crise de désespoir qui faillit m’emporter… Mais j’eus une belle revanche: quelques jours plus tard, je faillis crever de joie… J’apprenais que Fausta avait un fils… Ce fils venait d’être emporté vers Paris par une des suivantes de Fausta: Myrthis… Je lâchai Fausta: elle ne m’intéressait plus. Et je me mis à la poursuite de Myrthis et du petit. Je les rattrapai en route. Vous comprenez, signora, si Fausta ne m’intéressait plus, c’est que j’avais entrevu quelle plus belle et plus complète vengeance, par son fils, j’allais pouvoir tirer d’elle.


Léonora, d’un signe de tête, manifesta qu’elle avait bien compris. Le bravo lui apparaissait sous un jour inconnu jusque-là et elle l’étudiait passionnément.


Saêtta s’était complètement repris. Sa haine s’était retrempée, pour ainsi dire, et avait repris de nouvelles forces à ce rappel de souvenirs douloureux qui avaient réveillé en lui des sentiments humains qu’il croyait sans doute à jamais étouffés.


Il était redevenu, dans toute l’acception du mot, l’homme de la vengeance. Une joie funeste luisait dans ses yeux froids et durs. Un sourire terrible retroussait sa moustache hérissée. Le souvenir de la mise à exécution de ses projets de vengeance le faisait se délecter âprement, avec une force d’autant plus impétueuse encore, qu’il avait palpité, sangloté, souffert au souvenir de son bonheur écroulé.


Il reprit, avec de sourds grondements dans la voix:


– Je passai deux ans à guetter Myrthis et le petit. Elle le gardait bien, c’est une justice à lui rendre. Mais la haine, voyez-vous, est autrement forte, tenace, vigilante et adroite aussi que l’amour ou l’amitié. Au bout de deux ans, ma patience fut enfin récompensée. Une occasion propice, une distraction de Myrthis… il n’en fallut pas plus: le fils de Fausta était entre mes mains.


Il eut un éclat de rire strident. Sans doute, il se revoyait emportant l’innocente victime qu’il avait choisie et condamnée. Il continua, et cette fois, si froide était la voix, si implacable l’expression haineuse, si féroce le sourire que, toute cuirassée qu’elle fût, Léonora se sentit frissonner:


– Vous comprenez?… Dès que j’appris que Fausta avait un enfant, la bonne idée jaillit de mon cerveau. Et je me dis: Fausta a tué mon enfant, je tuerai le sien. Je le tuerai comme elle a tué ma fille, c’est-à-dire que c’est sur un échafaud et de la main du bourreau que mourra le fils de Fausta comme est morte ma fille Paolina.


Il se renversa sur le dossier de son siège et, les yeux mi-clos, d’un air rêveur:


– Le rêve serait d’amener Fausta à assister à l’exécution comme j’ai assisté, moi, à celle de mon enfant!… Mais diable!… Où est Fausta?… Et puis… Bah! Il faut savoir se contenter de ce qu’on a. Je la trouverai… plus tard… je lui porterai la bonne nouvelle.


Il se secoua comme pour jeter bas des pensées importunes et, fixant Léonora:


– Ce fils de Fausta, signora, je l’ai élevé avec presque autant d’amour que ma Paolina (et avec un sourire amer), pas tout à fait de la même manière, cependant. J’en ai eu des soucis! j’ai passé par bien des transes!… Croiriez-vous que j’ai passé des nuits et des nuits à le veiller, comme une mère, alors qu’étant petit, il fut pris d’une mauvaise fièvre qui faillit l’emporter?… Croiriez-vous que j’ai fait brûler des cierges pour obtenir du Ciel son rétablissement?… Dieu me devait cette joie. Il l’a compris, allez, et il me l’a donnée… Aujourd’hui, le fils de Fausta a vingt ans… C’est un rude compagnon, bâti à chaux et à sable, ne redoutant rien ni personne… C’est aussi un rude sacripant!…


Ici, une expression de contrariété se répandit sur son visage, et, sur le ton du regret:


– Pas aussi accompli que je l’eusse souhaité… et c’est ce qui me navre. Mais c’est en cela surtout que j’ai eu le plus de mal… Tout enfant, déjà, je ne sais quel instinct le faisait se révolter contre les idées que je m’efforçais de lui inculquer. Vous disiez tout à l’heure: «Bon chien chasse de race.» C’est très vrai, signora. Mais celui-là, je crois, tiendrait plutôt de son père… sous certains rapports, du moins. Enfin, que voulez-vous, j’ai fait du mieux que j’ai pu, et ce n’est pas ma faute si je n’ai pas mieux réussi. Tel qu’il est cependant: voleur, assassin à gages, rebelle à toute autorité autre que la sienne, ne connaissant d’autre loi que son caprice, en lutte ouverte avec le guet, il est mûr pour le gibet, le bourreau peut le cueillir… et j’avais espéré que cette nuit ce serait chose faite.


– Et c’est pour cela que tu avais prévenu le grand prévôt?


– Oui, signora!…


– Ce qui a été manqué cette nuit peut se recommencer, dit Léonora en le regardant en face.


Saêtta secoua la tête et:


– Non, signora, dit-il. Jehan n’est pas de ceux qui se laissent prendre deux fois de suite au même piège. Il est même extraordinaire que nous ayons pu l’amener là une fois… encore avons-nous échoué à la dernière minute.


Léonora ne put réprimer un geste de contrariété.


– Oui, dit froidement Saêtta, ce qui vous chiffonne, c’est le roi. Patience, signora, ce n’est là que partie remise. Si j’étais aussi sûr de réussir ma vengeance que vous pouvez être sûre, vous, d’être débarrassée du roi, avant peu…


– Que veux-tu dire? fit vivement Léonora. As-tu appris quelque chose?


– Non, rien, signora… Seulement, si j’en crois ce que j’entends chuchoter de différents côtés, les jours du roi sont comptés. Il est condamné. Par qui?… Pourquoi?… Comment?… C’est ce que nul ne sait ou du moins ne dit. Mais la conviction de chacun est qu’Henri de Navarre n’a pas longtemps à vivre.


– C’est vrai, dit Léonora avec un calme effrayant. C’est ce que tout le monde chuchote à la cour… Le roi lui-même, à tout propos, parle de sa mort prochaine.


– Vous voyez bien!… Quoi qu’il en soit, je vous ai aidée dans cette affaire et suis encore prêt à vous aider le cas échéant. Et tenez, j’y songe, n’avez-vous pas entendu dire qu’un astrologue a prédit que le roi mourrait à la première grande cérémonie qu’il donnerait?


– Crois-tu donc réellement à ces histoires d’astrologues et de magiciens? demanda Léonora avec un dédain trop accentué pour n’être pas un peu affecté.


– Si j’y crois, Cristo santo!… Vous n’y croyez donc pas, vous, signora? s’écria Saêtta sincèrement surpris.


– Pas trop, je l’avoue.


– Vous avez tort, signora, dit gravement Saêtta. Le roi y croit, lui. À telles enseignes que, dit-on, c’est pour cela qu’il a toujours refusé de consentir à la cérémonie du sacre de la reine Maria, son épouse. Il est convaincu qu’il n’y survivra pas.


Léonora écoutait avec un intérêt qui constituait le plus flagrant démenti au scepticisme qu’elle avait cru devoir afficher. Et en même temps, elle réfléchissait.


– Où veux-tu en venir? fit-elle.


– À ceci, signora, c’est que lorsqu’on veut faire aboutir certaines entreprises capitales, il est bon de mettre tous les atouts dans son jeu.


– Eh bien?


– Eh bien, vous qui possédez toute la confiance de la reine, vous devriez la pousser à obtenir du roi qu’elle soit sacrée. Il est impossible de trouver une plus grande cérémonie, je suppose. Ce sera la réalisation de la première partie de la prédiction… Une chance de plus dans votre jeu, signora. Vous aurez les astres et les esprits avec vous et pour vous. Et quant à la deuxième partie de la prédiction, avec un peu d’adresse et d’audace, on peut aider le destin, que diable!


Léonora rêvait. Peut-être les paroles du bravo concordaient-elles avec des réflexions qu’elle avait déjà faites.


– Peut-être as-tu raison, dit-elle enfin. Mais le roi n’est pas facile à décider… Quand il ne veut pas… il ne veut pas.


– Bah!… dit Saêtta en souriant, on dit que ce que femme veut, le diable le veut. À plus forte raison le roi qui n’est pas le diable. Mais, pour en revenir à Jehan, le voir condamner comme régicide, c’était superbe!… Jamais je n’aurais osé espérer pareil raffinement de vengeance… songez un peu aux supplices qui l’attendaient!… (Et avec un affreux soupir.) Quel malheur que la chose n’ait pas réussi!… Jamais je ne trouverai quelque chose d’aussi beau, d’aussi complet!…


Léonora le regarda. Il paraissait vraiment désespéré. Elle demeura impassible. Que lui importait le sort de Jehan? Curieusement, elle s’informa:


– Et maintenant que vas-tu faire?


Il la regarda d’un air étonné et, avec une résolution farouche:


– Mais… toujours la même chose, dit-il. Le pousser au-devant du bourreau. (Et avec un haussement d’épaules.) Que voulez-vous, signora, c’est une idée que j’ai bien ancrée là. (Il se touchait le front.) Rien ne m’en fera démordre. Je l’ai sauvé de la mort quand il était petit. Aujourd’hui qu’il est homme et de taille à se défendre, je vous jure, si je le voyais dans quelque périlleuse situation, je n’hésiterais pas à risquer ma peau pour le tirer d’affaire… Si quelqu’un menaçait son existence, je tuerais celui-là de ma propre main et sans miséricorde.


Et sur un ton terrible qui n’admettait pas de réplique:


– Jehan doit périr sur l’échafaud… C’est là qu’il périra. Jehan doit mourir de la main du bourreau. Et, moi vivant, nulle autre main ne lui portera le coup mortel. Moi vivant, nul ne pourra le soustraire au sort que je lui ai fixé!


Il y avait comme une sourde menace dans l’intonation de ces paroles. Léonora n’y prêta pas garde, ou la dédaigna.


– C’est ce que j’ai voulu dire, fit-elle tranquillement. Comment comptes-tu le livrer au bourreau?


Saêtta eut un sourire livide.


– Voici mon nouveau projet, dit-il. Je vais mettre Jehan sur la piste du trésor de sa mère… ou, pour mieux dire, de son trésor, car sa mère le lui a légué. Bien entendu, il ignorera la vérité. Pour lui, il s’agira d’une somme à soustraire… d’un vol, pour appeler les choses par leur nom. Ceci sera dur à obtenir de lui, car il a ses idées… mais c’est mon affaire, c’est à moi de le décider. Lorsqu’il le sera, ce trésor que nul n’a pu trouver, il le découvrira, lui, je vous en réponds. Alors…


– Alors?


– Vous interviendrez, vous, signora. Comment? C’est votre affaire. (Il eut un sourire narquois.) Moi, je m’en rapporte à vous. Je suis sûr de ce qu’il aura trouvé, lui, vous saurez vous arranger pour le faire entrer dans vos coffres… Seulement, maintenant que vous savez quel est le but que je poursuis (sa voix se fit rude), je compte sur vous pour le faire délicatement cueillir au bon moment. Pris en flagrante tentative de vol, son compte sera bon… Qu’il soit condamné comme régicide ou comme voleur, pourvu qu’il soit condamné, c’est tout ce que je demande, moi.


Léonora réfléchissait profondément:


– Pourquoi, dit-elle au bout d’un instant, pourquoi ne pas le faire arrêter dès maintenant? Ce serait plus simple, il me semble.


– Vous n’avez donc pas compris, signora? Je ne veux pas qu’on l’envoie pourrir dans un cachot, moi!… Je veux une condamnation en bonne et due forme… avec une belle exécution publique!


– Ne sais-tu pas, dit Léonora avec un sourire livide, qu’on peut toujours s’arranger?


– Non, par le diable! Je veux que la condamnation soit méritée!… Je veux que le populaire qui se pressera sur le passage du condamné puisse justement lui reprocher son crime!… Et puis (il eut un sourire goguenard) vous oubliez le trésor, signora! Le précieux, le merveilleux, le prodigieux trésor!… Si vous faites coffrer Jehan tout de suite, qui donc, je vous le demande, ira vous le dénicher, ce mignon trésor?


– C’est juste! fit Léonora convaincue. Alors, pour arriver au résultat que tu désires, c’est-à-dire à la condamnation de Jehan, je suis obligée de faire intervenir la reine et de lui donner, à mon tour, ce trésor.


– Ceci vous regarde, dit froidement Saêtta. Et en lui-même il songeait:


– Beau sacrifice, ma foi… Comme si je ne savais pas que ces millions ne feront que passer dans les coffres de la reine pour tomber immédiatement dans les tiens!


Léonora reprit très sérieusement:


– Oui, je ne vois que ce moyen de te satisfaire. Je l’emploierai donc. Tu vois, Saêtta, que l’or ne m’éblouit pas autant que tu le pensais.


Saêtta s’inclina profondément en signe d’admiration. En réalité, il dissimulait un sourire railleur. Et en se redressant, il dit d’un air pénétré:


– Vous êtes tout le désintéressement et toute la générosité aussi, signora.


Léonora prit une bourse convenablement garnie et la tendit au bravo, qui la fit disparaître prestement, en disant:


– Quand ton fils sera décidé à chercher ce trésor, tu m’aviseras… Je crois… oui, je suis sûre que tu auras la joie de voir s’accomplir ta vengeance, telle que tu l’as rêvée. Va, Saêtta, va.


Saêtta s’inclina avec cette élégance cavalière, un peu narquoise, qui lui était personnelle et sortit sans ajouter une parole.


Quant à Léonora, elle appuya le coude sur une petite table, placée à son côté, laissa tomber sa tête dans la main, et les yeux perdus dans le vague, impénétrable, elle demeura seule, rêvant, combinant des choses qu’elle seule savait.

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