XXII

Dès qu’il se fut éloigné de la maison de dame Colline Colle, le premier soin de Parfait Goulard fut de lire ce document qu’il venait d’arracher à sa crédulité et sur lequel il n’avait fait que jeter un coup d’œil.


Le document était écrit en latin. Ceci n’était pas pour le gêner. On sait que son ignorance était affectée.


Il faut croire que les indications qu’il contenait avaient une valeur réelle, car en le lisant les petits yeux du moine pétillaient de joie.


Sa lecture achevée, il s’en fut droit au couvent des capucins, et, quelques instants plus tard, il pénétrait dans cette même chambre où nous l’avons déjà vu se faufiler dans la matinée de ce jour.


Claude Acquaviva s’y trouvait encore en tête-à-tête avec le père Joseph qui paraissait décidément être son disciple préféré. En voyant entrer l’agent secret, le capucin interrogea discrètement des yeux Acquaviva qui lui fit signe de demeurer.


– Eh bien! mon fils, dit le vieillard avec cette douceur dont il se départissait rarement, avez-vous déjà mené à bien la mission que je vous avais confiée ce matin?


– Oui, monseigneur. Et les heureuses nouvelles que j’apporte ont une importance capitale… Sans quoi, je n’eusse pas commis l’imprudence de me présenter ici deux fois dans la même journée, au risque d’éveiller la curiosité des dignes pères capucins.


Acquaviva approuva de la tête et dit simplement:


– Parlez, mon fils.


Parfait Goulard, avec une concision remarquable, sans omettre un détail, rapporta fidèlement tout ce qu’il avait appris concernant Bertille de Saugis.


Quand il eut terminé, Acquaviva demeura un moment songeur:


– Ainsi, fit-il au bout d’un instant, cette enfant est la fille du roi!… Il parut hésiter une seconde et trancha d’un ton bref:


– Peu importe, après tout. Elle devient gênante, il faut qu’elle disparaisse momentanément.


– Nous savons où la trouver, fit remarquer Goulard, je reste convaincu que c’est elle que Jehan le Brave conduisait ce matin chez le duc d’Andilly. J’ajoute, monseigneur, que la nécessité de faire disparaître – au moins pendant quelque temps – cette jeune fille vous apparaîtra plus impérieuse encore, quand j’aurai achevé mon rapport.


– Ah! fit Acquaviva avec une ombre de sourire, je me disais bien que ce n’étaient pas là toutes les nouvelles que vous m’apportiez.


– En effet, monseigneur, dit très simplement Parfait Goulard, je vous apporte en outre ceci.


Et il tendit le chiffon de papier que la matrone Colline Colle, après l’avoir volé à sa locataire, s’était laissé si facilement arracher par le moine.


Acquaviva prit le papier et le lut attentivement. Une lueur qui passa comme un éclair dans un œil doux fut le seul signe apparent par quoi se manifesta son émotion.


Très calme, il se tourna vers le père Joseph, témoin muet et impassible de cette scène, et lui tendit le papier en disant:


– J’ai décidé que je n’aurai rien de caché pour vous tant que j’habiterai sous ce toit. Que vous veniez ou non à nous, j’entends reconnaître par une confiance absolue le signalé service que vous me rendez en me permettant de vivre ici, insoupçonné de tous. Tenez, lisez, mon fils. Et voyez s’il est permis de douter que la Providence soit avec nous. Lisez tout haut.


Le père Joseph prit le document et traduisit à haute voix comme on le lui demandait:


«CAPELLA DE SANCTO MARTYRIO


(Située à l’est et au-dessous du gibet des Dames)


«Creuser au bas de la clôture, du côté de Paris. On découvrira une voûte sous laquelle il existe un escalier de trente-sept marches, aboutissant à une cave dans laquelle se dresse un autel. Sur la pierre de cet autel sont gravés douze traits figurant douze marches. Creuser sous la douzième de ces marches, surmontée d’une croix grecque. On mettra à jour un gros bouton de fer. Frapper fortement sur ce bouton. Une ouverture démasquera une fosse. Creuser dans cette fosse jusqu’à ce qu’on trouve une dalle. Sous la dalle, il y a un cercueil. Le trésor est dans le cercueil.»


Quand il eut terminé cette lecture qu’il avait faite lentement, en martelant chaque syllabe, comme s’il avait voulu les faire bien pénétrer dans l’esprit de ses auditeurs, le père Joseph rendit le papier en disant froidement:


– Reste à savoir si ces indications très précises concernent le trésor de la princesse Fausta.


Acquaviva plia soigneusement le papier et, s’adressant à Parfait Goulard:


– Où avez-vous trouvé ce papier? fit-il.


– Monseigneur, ce papier, contenant des indications que nous cherchions vainement depuis vingt ans, se trouvait entre les mains de cette jeune fille, cette Bertille de Saugis.


– Ah!… je comprends pourquoi vous insistez sur l’utilité de sa disparition.


Le moine s’inclina silencieusement.


– Racontez, dit laconiquement Acquaviva.


Parfait Goulard fit alors le récit de la partie de la confession de Colline Colle ayant trait à la lettre que le comte de Vaubrun avait adressée autrefois à sa fiancée, Blanche de Saugis.


Quand il eut terminé, Acquaviva résuma ses impressions.


– Voici, dit-il, qui est de nature à modifier mes plans. Maintenant que nous savons où prendre le trésor, nous avons intérêt à ce que le sire de Pardaillan ne reconnaisse pas son fils. Cette jeune fille connaît cette histoire dans ses moindres détails. Et la voici en contact avec le père et le fils. Que le hasard réunisse ces trois personnages, que le nom de Saêtta soit prononcé, et il n’en faut pas plus pour que le secret de la naissance de Jehan le Brave soit percé à jour. Il ne faut pas que cela soit. Il faut que la jeune fille disparaisse. Il faut que le jeune homme disparaisse… et qu’on ne le revoie plus jamais. Écoutez.


Et Acquaviva parla longtemps, donnant ses ordres, attentivement écoutés par ses deux auditeurs.


*

* *

Le soir de ce même jour.


Un cabinet de vastes dimensions, largement éclairé par deux hautes fenêtres. Profusion de meubles précieux, objets d’art, tableaux, tapisseries de haute lice. Cabinet de quelque amateur fastueux et éclairé?… Cependant, si l’on s’en rapporte à cette bibliothèque qui occupe, à elle seule, tout un panneau, avec ses rayons bourrés jusqu’au plafond de volumes aux reliures d’art, si l’on s’en rapporte à cette immense table de travail surchargée de livres et de paperasses, on serait plutôt tenté de croire que ceci est le retrait de quelque savant. Oui, mais il y a aux murs ces admirables panoplies: armures complètes, merveilleuses collections d’épées signées des plus grands armuriers de Milan et de Tolède, dagues, poignards, pistolets, mousquets, tout un arsenal complet. Ceci est le logis d’un homme de guerre. Cherchez, vous ne trouverez pas un objet religieux: pas le plus petit crucifix, le plus petit bénitier, pas le moindre Christ, la moindre Vierge.


Mais qu’il soit artiste, savant ou militaire, le maître de ce logis est sûrement un grand seigneur.


Le voici. Peut-être par lui arriverons-nous à deviner sa situation sociale.


C’est un tout jeune homme. Guère plus de vingt ans. Un teint pâle, une petite moustache cavalièrement retroussée, un soupçon de barbiche taillée en pointe, un regard froid, singulièrement pénétrant, dur, impérieux. Il se promène de long en large, les mains croisées derrière le dos, le front vaste, redressé. Il y a du félin dans cette démarche souple, ondoyante. Dans cette manière de porter haut la tête, il y a de l’orgueil: l’orgueil immense d’un puissant dominateur. Il porte avec une aisance cavalière, une incomparable élégance, un somptueux costume violet: soie, velours et dentelles d’une inestimable valeur. Suivant une mode toute récente et qui commence à faire fureur, il porte, dans ce salon, des bottes «en cuir mou, tourné à l’envers», avec des éperons d’or qui résonnent sur le parquet luisant. Au côté, une épée. Non pas une épée de parade, mais une bonne et solide lame.


Beau, assurément, mais avec on ne sait quoi d’inquiétant dans la physionomie qui inspire la crainte plutôt que la sympathie.


Il s’appelle: Armand du Plessis de Richelieu. Depuis environ dix-huit mois, il est évêque de Luçon. C’est-à-dire qu’il a un peu plus de vingt-trois ans.


Un serviteur vient prononcer quelques paroles. Une lueur s’allume dans l’œil de Richelieu, aussitôt éteinte. Vivement, avec une sorte de joie qu’il ne prend pas la peine de dissimuler, il ordonne:


– Faites entrer.


Et il compose aussitôt son visage et son attitude. C’est un moine, un capucin qui entre et s’incline profondément, humblement, devant l’évêque, en murmurant:


– Monseigneur!…


Ce moine, c’est l’ancien soldat François le Clerc du Tremblay qui, voici quelque vingt ans, se signala par sa bravoure au siège d’Amiens qu’il défendit vaillamment contre les Impériaux. C’est l’ancien courtisan qui, sous le nom de baron de Maffliers, passa comme un météore pour aller s’enterrer vivant dans un couvent d’Orléans. Maintenant, le fier et élégant baron s’appelle le père Joseph. Il est provincial de son ordre en Touraine, il est le coadjuteur du prieur des Capucins à Paris… en attendant qu’il devienne prieur à son tour et général de son ordre.


Tant que le valet qui avait introduit le père Joseph fut présent dans le cabinet, l’attitude des deux hommes ne varia pas: humble et courbée chez le moine; affable, mais quelque peu hautaine chez le jeune prélat, de tous points l’attitude qui convenait à un supérieur recevant un subordonné.


Dès que la porte se fut fermée, les deux attitudes changèrent.


On eût vainement cherché dans Richelieu les airs impérieux, dominateurs, qu’il avait l’instant d’avant quand il se promenait solitaire dans son cabinet. Sa physionomie s’était faite douce, joyeuse, loyale, franchement jeune. Ses manières se firent enveloppantes, insinuantes, avec une nuance de déférence visible. Malgré tout cependant, le félin perçait. Ses gestes caressaient et sous la caresse on sentait la griffe prête à sortir et à déchirer. Ses lèvres souriaient et ses dents blanches donnaient l’impression de crocs puissants, capables de broyer la proie.


Le moine, lui, n’avait plus cette allure humble et courbée qu’il avait prise devant un témoin. Il s’était redressé. Il ne cherchait pas à dominer. Non. Mais ce n’était plus l’inférieur devant le supérieur. C’était un égal devant son égal. Un gentilhomme en visite chez un autre gentilhomme. Dans ses manières, dans le ton de ses paroles, il y avait un peu de cette assurance bienveillante que donne la supériorité de l’âge et de l’expérience acquise, ou, si l’on préfère, un peu de l’autorité du maître devant son élève.


Et, à considérer l’attitude de Richelieu, oui, c’est cette impression qui eût dominé: un maître et un élève.


Lorsque les formules de politesse alors en rigueur eurent été épuisées, lorsque le capucin se fut assis dans le fauteuil que le jeune prélat lui avait avancé de ses mains aristocratiques:


– Je suppose, dit le père Joseph, que nulle oreille indiscrète ne peut nous entendre?


– Attendez, fit Richelieu.


Il ouvrit la porte de son cabinet et alla pousser le verrou de la pièce qui le précédait. Il revint s’asseoir en disant:


– Maintenant, nul ne pourra approcher de ce cabinet.


Le père Joseph opina doucement de la tête et fixant son œil gris sur le visage souriant de l’évêque:


– Vous savez, dit-il à brûle-pourpoint, que le roi n’en a pas pour longtemps à vivre.


Le sourire se figea sur les lèvres de Richelieu.


– Oui, fit-il, d’une voix sourde, c’est un bruit qui court… Et le roi ne fait rien pour l’arrêter. Au contraire. Il semble que lui-même soit, plus que quiconque, persuadé de sa fin prochaine. Il est cependant plein de force et de vigueur et je ne comprends pas…


– Il est condamné, interrompit le moine d’une voix tranchante. Nulle puissance humaine ne peut le sauver!


Richelieu frissonna. Le moine vit ce frisson et il eut un imperceptible sourire de dédain.


– Donc, fit-il d’une voix très calme, avant longtemps, mettons d’ici quelques mois, si vous voulez, Marie de Médicis sera régente du royaume. Ceux qui sont autour d’elle en ce moment, ceux qui entreront à son service avant que ne sonne pour elle l’heure de la toute-puissance, ceux-là, s’ils sont adroits et intelligents, seront les mieux placés pour bénéficier des faveurs qu’elle pourra répandre autour d’elle. Avez-vous songé, par exemple, à la situation magnifique qui attend cet intrigant italien qui s’appelle Concini? Avez-vous remarqué qu’on tourne déjà autour de lui comme autour du futur dispensateur de grades et d’emplois?


Richelieu eut un geste évasif. Il attendait que le moine dévoilât sa pensée.


– Comment se fait-il, Richelieu, reprit lentement le père Joseph, comment se fait-il que vous n’ayez pas déjà cherché à vous attacher à la fortune de la reine-mère?


Un nouveau frisson secoua le jeune évêque. Le moine disait la reine-mère comme si le roi eût été déjà mort. Il se maîtrisa cependant et, avec une sourde rancœur:


– Eh! dit-il, je ne songe qu’à cela!… Mais je suis encore trop petit personnage pour aborder la reine!… Et si jeune!… Pensez donc que je n’ai pas vingt-cinq ans!…


Il se vieillissait sciemment et cela amena un mince sourire sur les lèvres du moine. L’évêque reprit avec un haussement d’épaules furieux:


– Comme s’il était indispensable d’être vieux pour avoir dans le cerveau de hautaines pensées et sentir gronder en soi de vastes ambitions!…


Il se calma brusquement et acheva d’un ton découragé:


– Concini?… Oui, par lui, je pourrais arriver à la reine. Mais il faudrait que je fusse à même de lui rendre quelque signalé service… et jusqu’ici l’occasion ne s’est pas présentée.


– Dites-moi, fit paisiblement le moine, quel poste ambitionneriez-vous, pour le moment, près de la reine?


Une lueur passa dans l’œil de Richelieu:


– Ah! fit-il d’une voix ardente, si j’étais seulement… aumônier de la reine!… Je me chargerais bien de faire venir le reste, tout seul!


Le père Joseph se pencha sur lui et le regardant droit dans les yeux:


– Richelieu, dit-il avec assurance, je vous apporte le poste que vous convoitez.


Richelieu le considéra longuement sans rien dire. Et brusquement, résolument:


– Que faut-il faire? dit-il.

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