XXVII

De retour dans son logis de la rue Saint-Honoré, Léonora fit appeler Saêtta qui s’empressa d’accourir.


– Eh bien, fit-elle d’un air négligent, as-tu appris ce que ton fils a fait cette nuit?


– Signora, dit Saêtta avec sa familiarité accoutumée, je ne sais rien. Vous me voyez même assez inquiet. Jehan demeure introuvable. Je ne sais ce qu’il est devenu.


– Je le sais, moi.


L’ancien maître d’armes ne dit rien, mais ses yeux parlèrent éloquemment.


– Ton fils, dit paisiblement Léonora, est tombé aux mains de Concini qui veut le faire périr de faim et de soif.


– Eh! eh! ricana Saêtta, c’est un assez joli supplice, j’en conviens. Mais j’ai trouvé mieux, moi. (Et sa voix se fit rude, menaçante). Et je ne veux pas qu’on me le tue. Vous savez, signora, que je réserve précieusement Jehan pour le bourreau… J’y tiens, moi!


– Je le sais, Saêtta. Aussi, tu vois, je t’avertis. D’un ton pénétré, le bravo assura:


– Je sais, signora, que je peux compter sur votre loyauté. Je vous étais déjà acquis. Mais, maintenant, vous pouvez disposer de moi comme d’un esclave. Je suis à vous corps et âme, car je devine que, pour moi, vous trahissez votre époux.


– Oui, dit gravement Léonora, je le trahis pour toi. Tu connais Concini. Si jamais il apprend que je t’ai aidé à lui arracher sa proie, je suis morte. Il ne me fera pas grâce. Ainsi donc, qu’il ignore toujours. Que ton fils lui-même ignore – ce sera plus sûr.


– Je m’arracherai la langue plutôt que de divulguer à qui que ce soit que c’est de vous que je tiens les renseignements que vous allez me donner, je le devine, s’écria Saêtta avec un accent de sincérité qui ne souffrait pas de doute.


– Bien, Saêtta, je compte sur ta discrétion, dit Léonora sans insister davantage.


Et elle ajouta:


– Ton fils est enfermé dans un caveau de la maison de la rue des Rats. Derrière la porte de la cave, tu trouveras une clé suspendue à un clou. Cette clé ouvre la première porte à main gauche. Derrière cette porte se trouve un petit couloir sur lequel donnent d’autres portes qui ne sont fermées qu’au verrou. Tu chercheras, Saêtta, et tu trouveras facilement.


– Ah! signora, s’écria Saêtta, avec gratitude, je n’oublierai jamais le service que vous me rendez.


Et avec une exaltation soudaine:


– M’arracher une vengeance que j’attends depuis vingt ans! Autant vaudrait m’arracher le cœur tout de suite, voyons! J’y cours.


– Attends, Saêtta, commanda impérieusement Léonora. Concini s’y trouve en ce moment.


Et comme le bravo esquissait un geste d’indifférence, sur un ton de reproche, elle dit doucement:


– Tu oublies déjà que je risque ma vie pour toi?


Le Florentin se frappa le front avec colère et gronda sincèrement navré:


– C’est vrai, triple brute que je suis! Pardonnez-moi, signora, et dites-moi ce qu’il faut faire.


– Attendre patiemment que Concini soit rentré ici. Sois tranquille, mes précautions sont bien prises pour que tu puisses mener à bien ta tâche. Concini parti, tu trouveras la maison déserte. Donc, tu pourras opérer sans hâte et en toute tranquillité d’esprit. N’oublie pas – ceci est une précaution nécessaire pour ma sécurité – n’oublie pas de remettre toutes choses en état, c’est-à-dire refermer toutes les portes que tu auras ouvertes, pousser les verrous, pendre la clé à sa place. Il est nécessaire que Concini croie à la trahison d’un domestique. Comprends-tu?


– Parfaitement, signora, et vous pouvez compter sur moi. Je suivrai toutes vos recommandations à la lettre.


– Voici la clé de la maison. Ne va pas, par trop de hâte, compromettre le succès de ton entreprise. Tu as le temps. La maison sera déserte jusqu’à demain. Encore faut-il que tu laisses aux serviteurs le temps de se retirer. Ce que j’en dis, moi, c’est pour toi. Tu comprends que, personnellement, il m’est indifférent que Jehan meure là où il est ou sur un échafaud comme tu le désires.


– Je comprends, signora, et je saurai patienter le temps nécessaire.


– Va, Saêtta, va! dit Léonora avec la même douceur.


Saêtta alla se poster sur le Pont-Neuf, pensant avec raison que Concini passerait par là. Perdu dans la foule, il allait bayant aux corneilles, comme un bon badaud. En réalité, il avait l’œil au guet et dévisageait chaque passant. De temps en temps, il exhalait sa mauvaise humeur par des réflexions peu amènes à l’adresse de Concini, qui s’était avisé de contrarier sa vengeance.


Enfin, vers quatre heures, il vit passer celui qu’il guettait patiemment. Son premier mouvement fut de se précipiter vers la rive gauche. Mais c’était un garçon honnête, à sa manière. Il n’avait aucun motif de suspecter la bonne foi de Léonora. Il croyait qu’elle avait voulu lui être agréable, et il lui était sincèrement très reconnaissant de ce qu’elle venait de faire pour lui. En conséquence, il réfléchit:


– Minute. N’allons pas, par trop de précipitation, compromettre la signora. J’ai le temps, puisque la maison restera déserte toute la nuit. Et quant à Jehan, une heure ou deux de plus ne sont pas pour l’incommoder outre mesure. Attendons jusqu’à six heures.


En conséquence de cette décision, et pour échapper à la tentation, il revint sur ses pas et alla s’attabler devant une bouteille de vieux vin, dans un cabaret avoisinant l’église Saint-Germain-l’Auxerrois.


À six heures, la bouteille se trouva vide. Il se leva et partit. Il poussa même la conscience jusqu’à ne pas allonger le pas, malgré qu’il sentît l’impatience le gagner de plus en plus.


Ce ne fut pas sans une certaine angoisse qu’il introduisit la clé dans la serrure. Non qu’il eût peur. Nous savons qu’il était brave. Non qu’il craignît d’échouer dans sa tentative. Il était résolu à exterminer tout ce qui tenterait de s’opposer à l’évasion de Jehan.


Mais tout simplement parce qu’il avait foi en la loyauté de Léonora.


Il comprenait fort bien qu’elle n’avait nullement exagéré en disant qu’elle risquait sa vie en trahissant son époux pour lui, Saêtta. Il était fermement résolu à arracher Jehan aux griffes de Concini. Cependant, pour rien au monde, il n’eût voulu compromettre celle qui s’était faite spontanément son alliée dans cette affaire. Il avait son point d’honneur à lui, si extraordinaire que cela puisse paraître. Et c’est pourquoi il tremblait en introduisant la clé dans la serrure.


Il fut tout de suite rassuré d’ailleurs. La maison paraissait vide d’habitants. Il s’en fut tout droit à la cave. La clé était sur la porte. Il n’eut qu’à pousser. Derrière, pendue à un clou, il vit la clé du caveau. Léonora avait dit rigoureusement vrai, elle tenait parole. Du reste, il n’en avait pas douté un seul instant.


Sûr de son affaire maintenant, il agissait sans hâte, posément, méthodiquement. Il s’en fut dans la cuisine, y prit une lanterne et l’alluma. Sa lanterne à la main, il descendit l’escalier de pierre en spirale.


Il trouva à main gauche la porte signalée et l’ouvrit. Il se trouva dans un étroit couloir. Quatre portes massives, munies de doubles verrous énormes, donnaient sur ce couloir. Il eut un sourire de satisfaction et grommela:


– Je suis content de l’aventure. Il commençait à se défier de moi, ce brave Jehan. J’espère qu’après celle-là, il ne pourra plus douter de mon amitié paternelle!


Il ouvrit la première porte qui se présenta à lui. Les verrous rouillés grincèrent bruyamment. Le caveau dans lequel il projeta sa lanterne était vide.


– Bon! murmura-t-il, ce n’est pas dans celui-ci. Allons en face.


Alors, il s’étonna: les verrous avaient fait un bruit d’enfer. Comment se faisait-il que Jehan, qui devait les avoir entendus, ne donnait pas signe de vie? Il réfléchit:


– Pardieu! il doit croire qu’on vient l’occire à la douce, et, naturellement, il n’a garde de bouger. Seulement, moi, en lui ouvrant la porte, je risque fort de recevoir quelque mauvais coup qui m’enverra tout droit voir si l’autre monde est, comme on le prétend, meilleur que celui-ci. Corpo di Cristo! Je ne veux pas mourir avant lui, moi!


Pour éviter ce mauvais coup qu’il appréhendait, il se mit à crier de toutes ses forces:


– Eh! Jehan, mon fils!… C’est moi!… Saêtta!… Où es-tu? Et il ouvrit le deuxième caveau. Personne.


Avec une vague inquiétude, il se hâta d’ouvrir les deux autres caveaux en appelant toujours à pleine voix. Les quatre caveaux étaient vides.


– Voyons, voyons, gronda Saêtta effaré, je ne me trompe pas?… C’est bien ici?


Il visita minutieusement le couloir. Il n’y avait pas d’autres portes que ces quatre portes, pas d’autre caveaux que ces quatre caveaux, pas un recoin où un homme pût se dissimuler. Il dut se rendre à l’évidence. Jehan n’était pas là.


Il se remit à visiter les quatre caveaux un à un, comme s’il avait été permis de conserver le moindre doute. C’étaient quatre caveaux identiques, qui ne variaient que par les dimensions plus ou moins exiguës. Nus, vides, tous les quatre, sans un meuble, sans un accessoire.


Dans un de ces caveaux, un petit carré blanc, sur les dalles brunes, attira son attention. Il projeta la lumière dessus. C’était un morceau de papier. Il le ramassa et se mit à le lire machinalement, sans y attacher autrement d’importance, en murmurant seulement:


– Tiens! c’est de l’italien!


Au fur et à mesure qu’il lisait, l’intérêt que lui causait cette lecture allait croissant. Sa main tremblait, ses yeux brillaient d’une joie extraordinaire. Quand il eut terminé, il s’écria:


– Ah! par exemple, je veux que le diable m’enfourche si je m’attendais à faire pareille trouvaille ici!


Il faut croire que cette trouvaille avait une importance considérable à ses yeux, car il oublia Jehan et resta plongé dans une longue rêverie.


Enfin il plia soigneusement le papier en quatre et le glissa dans son pourpoint avec un sourire de satisfaction intense.


Ceci fait, il se remit à chercher Jehan. Il visita la maison de fond en comble et dut reconnaître l’inutilité de ses recherches.


Jehan n’était certainement pas dans la maison. Sans quoi il l’eût découvert. Sans oublier la recommandation de Léonora, il eut grand soin de ne laisser aucune trace de son passage, remit la lanterne et la clé à leurs places respectives et quitta les lieux, très déçu, sombre et préoccupé.


Lorsqu’il se fut engagé dans la rue de la Bûcherie, une ombre se détacha d’un coin sombre où elle se tenait blottie, en face de la petite maison, et se mit à le suivre de loin.

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