XIX

Il nous faut revenir à dame Colline Colle, que nous avons laissée juchée sur un escabeau, épiant ce seigneur masqué qui venait de lui enlever sa locataire. Les faits et gestes de la matrone ont une importance capitale pour la suite de ce récit.


Lorsqu’elle vit la litière s’éloigner, Colline Colle descendit de son escabeau. Elle avait entendu à peu près tout l’entretien de Concini avec sa prisonnière. Elle n’y avait pas trouvé ce qu’elle avait espéré, car sa figure exprimait le désappointement.


– Quel dommage que je ne sois qu’une faible femme! dit-elle. J’aurais suivi la litière et je saurais où retrouver ma locataire.


Elle se mit en quête de planches et boucha la fenêtre tant bien que mal. Tout en s’activant, son esprit travaillait.


– C’est sûrement un étranger – elle pensait à Concini. Un Italien, peut-être, ou un Espagnol. À moins que ce ne soit un Allemand? Non, j’ai entendu parler des Suisses. Ils n’ont pas cet accent-là. Là! vaille que vaille, cela tiendra bien jusqu’au jour.


Elle entra dans sa chambre, poussa soigneusement la porte, par habitude sans doute, car, avec ses vitres brisées, il était on ne peut plus facile d’entrer. Elle vit les pièces d’or que Concini avait laissé tomber sur le parquet. Ses petits yeux eurent une lueur fauve. Elle joignit les mains, comme lorsqu’elle s’approchait de la sainte table, et d’un air extasié:


– Que c’est joli!… Comme cela brille!… Et cela réchauffe!… On dirait des petits morceaux de soleil!


Brusquement, elle s’affala sur le parquet, saisit les pièces à poignées et les fit tinter dans sa main.


– Et quelle douce musique!… Les anges du paradis doivent avoir des voix pareilles!… Cent… cinq cents… mille livres!… Et il y en a encore!… Doux Jésus! deux mille livres!…


Elle courut à son lit, versa les pièces en cascade sur le drap et vida la bourse qu’elle avait si prestement arrachée à Concini. Elle contempla le tas d’or d’un air dévot, gagnée par un inexprimable attendrissement. Et tout à coup:


– Il doit y en avoir encore qui ont roulé par là, sous les meubles!


Elle revint s’étaler sur le plancher, fouillant, cherchant, bouleversant tout, avec de petits cris de joie lorsqu’elle trouvait une pièce. Et toujours elle pensait à Bertille:


– Le roi voudra savoir ce qu’elle est devenue. Je vais revoir le seigneur de La Varenne… lui dire où elle est… ou tout au moins le nom du ravisseur… C’est peut-être encore dix mille livres qu’il me donnera pour ce renseignement!…, Oui, mais, comment savoir?… Si ce bon jeune homme Carcagne revenait me voir… il sait lui… Je me chargerais bien de le faire parler… Sainte Brigitte, ma patronne, faites qu’il revienne et je vous promets un cierge!…


C’est à ce moment que Jehan avait fondu sur elle. Nous l’avons entendu conter lui-même ce qui s’était passé. Nous n’y reviendrons pas.


Après le départ de Jehan, la mégère resta un moment accroupie, tremblant de tous ses membres, frottant machinalement sa gorge un peu trop violemment comprimée par la rude poigne du jeune homme. Quand le calme lui fut un peu revenu, elle se redressa péniblement et, pour la deuxième fois, elle boucha de son mieux l’inquiétante brèche et, la peur primant l’avarice, elle décida:


– Demain, je ferai sceller des barreaux en vrai fer et ferai mettre un double volet bien solide.


Ne se sentant pas en sûreté, elle ramassa précipitamment le tas d’or et alla le cacher au fond d’un bahut. Ceci fait, elle se mit encore à songer.


– Savoir qui a enlevé Bertille, c’est bien… Savoir qui elle est, d’où elle vient, ce qu’elle veut, pénétrer le mystère de sa naissance qu’elle cache avec tant de soin… qui sait ce que cela pourrait rapporter?… C’est facile… Je sais où elle cache la cassette qui contient ses papiers… et sa fortune… peut-être!… Ouf, mais fouiller dans les papiers de cette jeune fille, n’est-ce pas un péché? Elle médita sur ce cas de conscience et se rassura en se disant:


– Ce n’est pas la curiosité qui me pousse. C’est le désir de servir le roi en le renseignant… moyennant une honnête récompense. Or, mon confesseur, le père Parfait Goulard, quand je lui demandai si je pouvais, sans pécher, écouter les propositions du sire de La Varenne, me l’a dit en propres termes: «Le roi est le représentant de Dieu sur la terre. Servir le roi, c’est donc servir Dieu. De plus, ce n’est pas l’action elle-même, mais l’intention qui compte aux yeux du souverain juge.» Donc, je ne commets aucun péché.


Ayant mis sa conscience en repos, elle monta au premier. Elle prit le flambeau qui était resté allumé, un trousseau de clés qui se trouvait à côté et pénétra dans ce petit cabinet oratoire où Bertille avait reçu Henri IV. Elle s’en fut droit à un petit meuble d’ébène.


D’une main que l’impatience rendait maladroite, elle ouvrit et saisit une cassette qu’elle découvrit au fond d’un tiroir. Elle revint dans la chambre, poussa une table contre la fenêtre et d’un geste brusque elle retourna la cassette et en vida le contenu sur la table.


Elle eut un geste d’amère déception. Il n’y avait pas d’argent. Rien que des papiers. Et un méchant étui de métal blanc qui ne valait certes pas quatre sols.


Elle s’en saisit et l’agita. Elle entendit le bruit d’un objet qui ballottait à l’intérieur. Vite, elle l’ouvrit et le vida, Il contenait un papier roulé et une petite bague en fer qui valait encore moins que l’étui. Elle la remit dédaigneusement en place et déplia le papier. Il était écrit en une langue étrangère. Voyant qu’elle ne parvenait pas à comprendre un seul mot, elle le remit avec la bague, reboucha l’étui, et sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, elle le glissa dans la poche de son jupon.


Déçue sur ce premier point, elle revint aux papiers. Elle prit le plus gros rouleau. Il était écrit en français, celui-là. Elle lut avec une profonde attention, lentement, péniblement, car elle n’était pas très savante. Mais enfin, elle parvint à lire d’un bout à l’autre et à comprendre très bien.


C’était le récit de la tragique aventure de Blanche de Saugis, écrit en vue de l’enfant, encore à naître. Cette histoire la passionna, et quand elle eut terminé, elle se mit à réfléchir profondément.


– Ainsi la demoiselle Bertille s’appelle de Saugis!… Elle est dame châtelaine dans le pays chartrain… Elle est la fille du roi!… Le roi le savait-il?… Peut-être oui, peut-être non… Ce qui est certain, c’est qu’il a eu la mère d’une manière… peu galante. C’est un secret important, cela!… Avec un secret pareil, on peut gagner une fortune… on peut aussi y gagner une bonne corde et une potence… Ouais!… Il faut réfléchir longuement avant de s’embarquer dans une affaire pareille… Le mieux, je crois, est de ne plus y songer!… Cependant, puisque Bertille est sa fille, m’est avis que le roi sera content qu’on lui dise ce qu’elle est devenue… Ceci rapportera moins, c’est évident, mais du moins, je n’y risque pas la hart ou la prison jusqu’à la fin de mes jours.


Elle remit le rouleau dans la cassette et se mit à parcourir les papiers au hasard.


Encore des papiers en langue étrangère. Puis un autre, en français, qui lui fit ouvrir des yeux énormes et lui donna des palpitations de cœur, terribles.


Les cires étaient fondues, elle n’y voyait plus. Elle chercha des yeux si elle ne trouverait pas quelque nouveau luminaire et elle s’aperçut alors que le jour filtrait à travers les joints de la fenêtre. Elle se leva, l’ouvrit toute grande et le jour pénétra à flots. Elle revint s’asseoir, prit le papier d’une main tremblante et le relut attentivement.


C’était une lettre datée de 1592, adressée à la mère de Bertille, et voici, textuellement copié, le passage qui avait tant ému la mégère:


«Je vous ai, chère aimée, souvent entretenue de ce galant homme qui s’appelle le chevalier de Pardaillan.


Vous savez qu’il fut mon ennemi, qu’il me blessa… [10] et me soigna comme un frère, après.


Vous savez, d’autre part, l’attachement profond et respectueux que j’ai toujours eu pour ma très gracieuse souveraine, la princesse Fausta.


Fausta, vaincue par Pardaillan, nous a licenciés et s’en est allée vers le pays du soleil et de l’amour: la radieuse Italie. Mais la souveraine n’a pas voulu s’éloigner sans récompenser royalement ceux qui l’avaient fidèlement servie. C’est grâce à ses libéralités que j’ai pu acheter la terre de Vaubrun, voisine de Saugis, et où je devais avoir l’ineffable bonheur de vous rencontrer… et de vous aimer.


Mon dévouement pour celle qui fut ma bienfaitrice est absolu. Mon dévouement pour celui qui, après avoir été un ennemi généreux et magnanime, est devenu un ami cher, est profond, réel.


Et voici qu’une occasion se présente peut-être de témoigner à l’un et à l’autre la reconnaissance dont son cœur est rempli.


Ces papiers que je vous envoie parce que je ne les juge pas en sûreté chez moi, ont une inestimable valeur, en ce qu’ils révèlent la mystérieuse cachette où ma souveraine a enfoui un trésor fabuleux.


Voici, à la fois, et l’histoire de ce trésor et comment ces papiers viennent de m’être confiés. Dépôt sacré fait à mon honneur.


Ma bien-aimée souveraine n’est plus. Elle a été assassinée. Ce trésor qu’elle avait caché pour son usage personnel, elle l’a légué à l’enfant qu’elle a eu de Pardaillan. Myrthis, la fidèle suivante de Fausta, avait accepté de remplacer la mère, morte, hélas! en pleine jeunesse, au moment peut-être où elle allait triompher. Et cet enfant vient de lui être enlevé!


Myrthis connaissait mon inébranlable dévouement à la souveraine. Elle est venue me trouver à Vaubrun. Elle m’a révélé la naissance de l’enfant et l’existence du trésor que j’ignorais. Elle m’a remis ces papiers, qui permettront à celui à qui il appartient de le retrouver. Elle m’a fait connaître enfin que l’irréductible ennemi de Fausta et ses successeurs convoitent la possession de ce trésor et cherchent à s’en emparer.


Myrthis avait pour sa maîtresse un attachement qui touchait au fanatisme. Elle avait voulu la suivre dans la mort. Mais l’enfant était venu au monde, et pour lui, elle consentit à vivre. La douce et dévouée créature avait reporté sur l’enfant l’adoration qu’elle avait pour la mère… et cet enfant, on vient de le lui voler. Myrthis n’a pas voulu survivre à ce coup. Elle s’est empoisonnée; elle est morte chez moi, et je viens de la faire inhumer chrétiennement.


C’est un irréparable malheur. Si la pauvre fille, dans son désespoir violent, avait mis moins de hâte à exécuter son funeste projet, peut-être aurait-elle eu la joie de revoir bientôt cet enfant, que je lui eusse ramené, moi, car je soupçonne qui a fait le coup.


J’ai rencontré a Paris, voici quelque temps, un Florentin, manière de spadassin, bravo, homme à tout faire – hormis le bien – connu sous le nom de Saêtta. Ce Saêtta croit avoir à se plaindre de la souveraine, et je le sais assez misérable pour chercher à se venger de la mère sur l’enfant. Il se peut que je me trompe, et pourtant rien ne m’ôtera de l’idée qu’en surveillant le bravo, on aurait retrouvé l’enfant. Malheureusement, Myrthis, après de longues et minutieuses recherches demeurées sans résultat, avait absorbé le poison avant de venir chez moi.


L’enfant disparu, la mère et Myrthis mortes, j’estime que ces papiers reviennent de droit au père: M. le chevalier de Pardaillan, qui saura, lui, je vous en réponds, défendre le bien de son fils contre toute entreprise, d’où qu’elle vienne. C’est donc à lui que je les remettrai, dès que je l’aurai trouvé.


Maintenant que vous connaissez la valeur de ces papiers, je suis sûr que vous saurez les garder avec un soin vigilant. D’autant que si le malheur voulait qu’ils fussent égarés ou dérobés, je me croirais déshonoré, et je ne suis pas homme à survivre à mon déshonneur.»


Suivaient des détails intimes, sans valeur pour la matrone, parce qu’ils n’avaient pas trait au trésor. La lettre se terminait par ces mots:


«J’espère, malgré tout, à force de soins, de dévouement et d’amour, fléchir cette soudaine et inexplicable rigueur qui vous a fait brusquement renoncer à une union dans laquelle j’avais mis toutes mes espérances et sans laquelle l’existence me serait un insupportable fardeau. Je demeure donc votre fiancé très respectueux, très aimant et… très malheureux.»


Luigi CAPPELLO,


comte de Vaubrun.


Cette lecture faite à diverses reprises, comme si elle avait voulu graver profondément dans sa mémoire des détails qui avaient enflammé sa cupidité, dame Colline Colle, une flamme aux yeux, les pommettes en feu, se mit à méditer:


– Un trésor!… Un trésor fabuleux, dit la lettre!… Quelle somme cela peut-il représenter?… Cent mille écus?… Un million?… davantage peut-être?… Si je pouvais… si je trouvais les bienheureuses indications, tout cela pourrait être à moi!…


Ses traits se contractèrent, son nez s’allongea et avec un affreux déchirement:


– Sotte que je suis!… La lettre remonte à dix-sept ans!… le trésor doit être loin maintenant!


Mais elle ne pouvait se résigner à accepter une hypothèse que la raison lui disait être la plus vraisemblable. Ses instincts cupides déchaînés s’y refusaient absolument. Et les facultés tendues, son imagination travaillait sans relâche.


– Voire! murmura-t-elle, ce comte de Vaubrun, contrarié dans son amour, avait pour lors d’autres soucis en tête que de rechercher son ami!… Les deux fiancés se sont tués sans avoir eu le temps de songer à ce Pardaillan et son trésor!… J’en jurerais! Voyons, voyons, cherchons!…


Un à un, elle reprit tous les papiers. Il y en avait: mémoires, actes, titres, parchemins, lettres du fiancé, dispositions testamentaires… Mais nulle part, pas le plus petit mot, pas la plus petite indication sur le trésor et sa mystérieuse cachette.


Restaient quelques feuillets indéchiffrables pour elle, parce qu’ils étaient écrits en une langue qu’elle ne connaissait pas. Elle les mit de côté et médita.


– La lettre est formelle pourtant!… Je ne vois que trois hypothèses: premièrement, les papiers ont été égarés ou remis à leur destinataire… Alors, il n’y a plus rien à faire. Secondement, ils sont cachés ailleurs… Alors, je fouillerai partout ici, je visiterai coffres, bahuts, tiroirs, tout, tout!… Et s’ils sont ici, je les trouverai. Troisièmement enfin, les indications sont là… dans ces papiers que je ne comprends pas… Alors je suis obligée de chercher quelqu’un qui me les traduise… Alors, je suis volée!… celui-là ne sera pas si sot que de me dire bénévolement la vérité. Il gardera les indications pour lui et s’en ira chercher le trésor… et c’est moi qui, stupidement, lui aurai tout donné. Ouais!…


Elle réfléchit encore profondément, tirant avec frénésie le bout de son nez, comme pour en faire jaillir la bonne inspiration, et trouva:


– Il n’y a qu’un prêtre, et sous le sceau de la confession, qui pourra me dire ce qu’il y a dans ces papiers – si tant est qu’il y ait quelque chose – et oubliera ensuite. Oui mais, voilà, un confesseur voudra savoir d’où je tiens ces papiers et s’ils sont vraiment à moi… Heu!… Mentir en confession… je risque la damnation éternelle!… et je ne veux pas être damnée… Alors?… Sotte!… je m’adresserai au bon père Parfait Goulard! Le saint homme est si indulgent… et puis il est un peu simple… je n’aurai pas besoin de mentir avec lui… il me suffira de justifier d’une bonne intention… puisque c’est l’intention qui fait le péché.


Elle se mit à ranger les papiers dans la cassette, laissant de côté ceux qu’elle avait résolu de montrer au moine, si complètement absorbée qu’elle en oubliait le monde entier, perdait la notion de tout.


À ce moment, une main passant brusquement au-dessus de son épaule lui arracha les papiers en même temps qu’une voix qui retentit à ses oreilles comme la trompette du jugement dernier, grondait furieusement.


– Ah! misérable sorcière! chienne maudite! il ne te suffit pas d’avoir trahi et vendu celle sur qui tu aurais dû veiller, il faut que tu viennes encore la voler!…


Terrassée par l’épouvante, les yeux exorbités, à moitié pâmée, Colline Colle gémit d’une voix étranglée:


– Jésus! sainte Vierge! le jeune homme de tout à l’heure… Je suis morte!


C’était, en effet, Jehan le Brave qui, passant dans la rue, s’était étonné de voir la fenêtre grande ouverte, et qui, ayant l’intuition de ce qui se passait, s’était précipité dans l’impasse, avait renversé les planches, laborieusement remises en place par la vieille, avait monté l’escalier, ouvert la porte, sans qu’elle eût rien entendu tant sa préoccupation était grande, tant cette espérance d’un trésor fabuleux à soustraire, l’avait affolée.


Jehan leva le poing sur la tête de la matrone. Elle ferma les yeux, rentra le cou dans les épaules et, croyant faire entendre un cri de détresse, n’eut que la force de pousser un râle étouffé.


Le poing ne s’abattit pas. Par un effort de volonté prodigieux, le jeune homme était parvenu à se maîtriser.


– Debout, chienne, ordonna-t-il d’une voix rude, et remercie le ciel que j’aie pu me souvenir à temps que tu es femme.


Elle ne se fit pas répéter l’ordre. Elle fut immédiatement debout, tout son sang-froid revenu avec l’assurance qu’elle ne courait aucun danger, et attendit.


Lui, il avait ramassé tous les papiers et les empilait au hasard dans la cassette. Ceci fait, il fut à la fenêtre et la ferma. Avisant le trousseau de clés resté sur la table, il s’en empara et le mit dans la cassette avec les papiers. Il commanda impérieusement:


– Hors d’ici!… Attends-moi sur le palier.


Docilement, comprenant que sa vie dépendait de son obéissance, elle sortit et attendit sur le palier. Jehan prit la cassette et chercha des yeux où il pourrait la mettre.


– Non! fit-il en secouant la tête, il vaut mieux que je l’emporte… ce sera plus prudent.


Et il rejoignit Colline Colle. D’un coup d’œil circulaire, il inspecta les lieux. Il vit que pour entrer dans l’appartement de la jeune fille il n’y avait pas d’autre porte que celle devant laquelle il se trouvait. La clé était sur la porte. Il ferma à double tour et la mit dans sa poche.


– L’autre clé, fit-il d’un ton bref.


Elle feignit de ne pas comprendre et de son air le plus ingénu:


– Quelle clé?…


– Tu dois avoir une autre clé… donne-la.


– Je vous jure…


Il lui mit la main au cou et:


– La clé, répéta-t-il froidement, ou je serre!


C’est qu’il serrait déjà, le brigand! Quel démon déchaîné était-ce là?… Le mieux était de ne pas chercher à ruser avec lui, filer doux, obéir passivement, sa vie ne tenait qu’à un fil. Elle le comprenait bien. Elle suffoqua:


– Venez!…


Il la lâcha. Elle aspira une bouffée d’air et piteusement:


– Elle est en bas.


– Descends.


Elle obéit aussi précipitamment que ses jambes flageolantes le lui permettaient, et en descendant l’escalier, elle se lamentait intérieurement, avec force signes de croix:


– Jésus! c’est le diable en personne!… Vierge sainte, venez à mon secours!


Chez elle, définitivement domptée, elle chercha en hâte la double clé réclamée d’aussi irrésistible manière et la tendit d’une main tremblante, n’ayant plus qu’un seul souci: le voir filer au plus tôt. Il s’en saisit et sur un ton qui la fit frissonner:


– Si tu essayes de t’introduire à nouveau chez la demoiselle, je le saurai… Alors, écoute: je te crève les yeux pour que tu ne cherches plus à voir ce que tu ne dois pas voir…


Elle ferma les yeux de toutes ses forces et songea avec terreur aux trois brigands de l’homme masqué qui lui avaient fait la même promesse, ou à peu près.


– Et je t’arrache la langue, continua Jehan d’un air terrible, pour que tu ne puisses raconter à personne ce que tu as surpris. Tu m’entends?…


Blême, se soutenant à peine, claquant des dents, en proie à une terreur folle, elle n’eut que la force d’esquisser un signe de tête affirmatif.


– Bon!… Ouvre-moi la porte de la rue.


Ah! Jésus, Dieu! elle ne demandait pas mieux… elle ne demandait même que cela… le voir loin, aussi loin que possible, au plus profond des enfers!… Elle retrouva incontinent les forces nécessaires et se rua sur la porte qu’elle ouvrit toute grande. Avant de franchir le seuil, il lança, en guise d’adieu:


– Je reviendrai bientôt mettre un solide cadenas là-haut… De cette façon, je serai plus tranquille. D’ici là, retiens bien ce que je t’ai promis.


Il sortit enfin.


Alors, elle se jeta sur la porte à corps perdu, la poussa, tira les verrous, tourna la clé dans la serrure, avec une hâte maladroite, comme si tous les démons d’enfer eussent menacé d’entrer et en se barricadant, elle souhaitait:


– Puisses-tu te rompre le cou en descendant les marches!… Puisse le diable, ton patron, t’étrangler de ses doigts crochus… Puissé-je ne jamais te revoir que pendu par le col, la langue pendante jusque sur la poitrine.


Ayant déchargé sa bile, la réaction se produisant, elle se trouva sans forces et se traîna péniblement jusqu’à sa chambre. Elle se laissa tomber sur une chaise et resta là un bon moment, hébétée, la tête vide de pensées.


Enfin elle se remit, le calme lui revint peu à peu et avec lui, son esprit de ruse et d’astuce reprit le dessus. Elle se mit à rire d’un rire silencieux et fouilla dans sa poche. Elle en sortit l’étui qu’elle y avait mis par distraction et un de ces fameux feuillets qu’elle n’était pas capable de comprendre. Et en riant, elle marmonnait:


– C’est jeune, c’est fort, c’est violent… Mais moi, je suis rusée… et adroite. Et pendant qu’il fermait la fenêtre, j’ai pu soustraire ce pauvre petit morceau de papier… C’en est un!… un de ceux qui contiennent les fameuses indications!… peut-être.


Elle contempla le papier et:


– Ce doit être du latin… je reconnais des mots comme j’en vois dans mon missel.


Mais, cette fois-ci, instruite par l’expérience, elle comprit qu’il n’était pas prudent de s’oublier dans la contemplation de ce papier. D’autant qu’elle n’y comprenait rien.


Vite, elle alla le glisser dans la cachette où elle avait enfermé son or. Alors, elle s’aperçut qu’elle avait toujours l’étui. Elle ouvrit le premier tiroir qui se trouva sous sa main, au hasard, et jeta dédaigneusement l’étui dedans. Ceci fait, elle poussa le tiroir qui ne fermait pas à clé.


Elle s’habilla en un tour de main et s’en fut tout droit chez le ferronnier et le menuisier qu’elle ramena séance tenante chez elle. La frayeur était telle qu’elle accepta sans marchander le prix qu’on lui demandait à la condition qu’on vînt à l’instant faire le travail.


Quant à Jehan le Brave, lorsqu’il fut dehors, il jeta un coup d’œil à sa lucarne, se demandant s’il monterait chez lui déposer la cassette. Mais la rue commençait à s’animer: il jugea qu’il était grand temps de s’occuper de Concini.


Il avait repris son manteau avant de sortir de chez le duc d’Andilly, Il glissa la cassette dessous et la mit sous son bras gauche. Et il partit d’un pas rapide.


En marchant, il réfléchissait.


Quand il était parti de la rue des Rats, laissant Concini solidement garrotté, son intention était de revenir, de se battre avec lui et de le tuer. Concini vivant était un danger permanent pour Bertille et il était bien résolu à ne pas lui faire grâce.


Mais depuis, il avait eu avec la jeune fille cet entretien où il avait pensé tour à tour mourir de honte, de désespoir et de joie. Et maintenant, il ne savait plus ce qu’il allait faire.


Lorsqu’il s’arrêta devant la petite maison de la rue des Rats, il n’avait pas encore pris une décision et il était furieux contre lui-même.


Violemment, il ouvrit la porte. D’un pas rude, il traversa le vestibule, monta l’escalier et pénétra dans la chambre.


Concini n’était plus sur le lit où on l’avait déposé assez rudement. Il était par terre et même assez loin du lit. Mais s’il n’avait plus son bâillon, que les trois bravi avaient eu la charité de lui enlever avant de se retirer, il était, par contre, tout aussi convenablement ficelé. À côté de lui, se trouvait le poignard qu’il avait arraché à sa victime.


Jehan comprit que le prisonnier avait dû apercevoir l’arme et qu’il avait cherché, sans y parvenir, à s’en servir pour trancher les liens qui l’enserraient.


Sans rien dire, il se baissa, ramassa le poignard et serrant nerveusement le manche dans son poing crispé, il considéra le favori d’un air rêveur, sans le voir peut-être.


Concini, qui le vit se dresser ainsi devant lui, le poignard au poing, Concini se crut perdu. Il ne manquait pas de bravoure. Pas un muscle de son visage ne bougea. Il redressa orgueilleusement la tête, regarda le jeune homme en face et brava:


– Frappe!… J’avais bien dit que tu étais un assassin!… Jehan ne répondit pas. Il n’avait pas entendu. À la vue de son ennemi ligoté, gisant à terre, à sa merci, un violent débat venait de s’élever dans cette âme fruste. Deux voix également fortes et puissantes se faisaient entendre dans sa conscience: celle de l’ancien Jehan, le Jehan qu’il était encore, il n’y avait pas deux heures, criait très haut qu’il fallait frapper sans pitié. Celle du nouveau Jehan criait, non moins haut, qu’il fallait se montrer généreux, magnanime, s’il voulait être digne de la noble enfant qui avait éclairé son âme. Et il n’entendait que ces deux voix.


Le débat fut violent, tragique, mais il fut bref.


Jehan se pencha le poignard levé sur Concini qui ne cilla pas et cracha son mépris dans ces mots:


– Frappe donc!… Allons, que crains-tu? Ne suis-je pas réduit à l’impuissance?


Le poignard s’abattit et trancha les liens qui enserraient les jambes. Puis ce furent les bras qui furent délivrés.


Et Concini, qui n’avait pas tremblé devant le poignard levé, Concini pâlit, hébété de surprise, ne sachant ce que cela voulait dire, se demandant avec angoisse quel supplice lui était réservé.


Alors, Jehan parla, d’une voix blanche, comme lointaine.


– Va! pour l’amour d’elle, je te fais grâce, Concini!


D’un bond, Concini fut debout. Il ne savait s’il rêvait ou s’il était éveillé. De sa vie, il n’avait éprouvé étonnement pareil. Il se ressaisit vite d’ailleurs, et ricana:


– Tu me fais grâce! Dis plutôt que tu as peur! Mais moi, je ne te fais pas grâce, tu sais! Je te retrouverai, et alors malheur à toi!


Cette fois, Jehan l’entendit. Il haussa dédaigneusement les épaules, et sa voix se fit rude pour dire:


– Je te conseille de ne jamais te retrouver sur mon passage, Concini; je te le conseille, si tu tiens à ta peau!


Il n’ajouta pas un mot de plus. Mais le ton sur lequel il avait parlé fit passer un frisson sur l’échine de Concini qui, cependant, demeurait superbe, un sourire de mépris aux lèvres.


Jehan se dirigea vers la porte. Sur le seuil, il se retourna et dit:


– Tu trouveras en bas tes serviteurs, que mes hommes ont ligotés. Tu les détacheras, si tu veux.


Il regardait Concini en disant ses mots. Il fut tout étonné de voir que le visage de celui-ci exprimait un sentiment de pitié. Il l’entendit même murmurer:


– Pauvres diables!… J’y vais tout de suite.


Sans plus s’en occuper, Jehan sortit. En lui-même, il se disait:


«Les quelques heures qu’il vient de passer ficelé comme un saucisson l’ont rendu plus sensible au malheur des autres.»


C’était peut-être vrai, car Concini sortit sur ses talons. Il arriva sur le palier au moment où Jehan s’engageait dans l’escalier. Il s’arrêta là, comme s’il avait voulu lui laisser le temps de gagner la sortie.


Puis, soudain, il appuya sa main sur le mur…


Une petite porte invisible démasqua un petit réduit, guère plus grand qu’un placard, Concini y entra d’un bond, et sans se donner le temps de refermer la porte, il saisit un bouton de métal à pleine main et tira fortement à lui. Nul bruit perceptible ne trahit la manœuvre qu’il venait d’exécuter.


Il sortit la tête hors du trou et écouta. Et ses yeux, à ce moment, brillaient d’un éclat sauvage.


Au même instant, il entendit un cri, suivi du bruit d’une chute. D’un coup de poing il repoussa le bouton qu’il n’avait pas lâché et gronda dans une explosion de haine satisfaite:


– C’est fait!…


Il écouta encore une seconde et n’entendit plus rien. Il ferma la porte secrète et descendit l’escalier à son tour. Sur la dernière marche, il tâta le sol du bout du pied, avant de la quitter, comme pour s’assurer de sa solidité. Le sol résista. Alors il pénétra dans le vestibule.


Il s’en fut droit à un énorme coffre qui paraissait scellé dans le mur. Il pressa sur un bouton et le coffre se déplaça, découvrant un trou grillagé d’environ un pied de long. Il ne se donna pas la peine de regarder, sachant que ses yeux ne parviendraient pas à percer les ténèbres opaques qui régnaient sous le trou. Mais il écouta. Et il entendit distinctement la voix de Jehan le Brave qui hurlait en italien, comme s’il avait voulu se faire mieux comprendre de l’Italien Concini, à qui elles s’adressaient, les menaces les plus terribles, les injures les plus sanglantes.


Concini se redressa, un sourire livide aux lèvres. Il remit le coffre en place. Et alors, il n’entendit plus rien. Et il dit tout haut, comme s’il avait voulu être entendu de sa victime et en réponse à ses menaces:


– Bon!… en attendant, crève là-dedans!


Et tranquillement, posément, il se mit à la recherche de ses serviteurs qu’il découvrit dans la cuisine où ils étaient enfermés. Il en détacha un à qui il commanda de délier les autres et se dirigea d’un pas rapide vers son logis de la rue Saint-Honoré, dans l’espoir d’y arriver avant que Léonora Galigaï ne fût rentrée elle-même du Louvre, où elle avait passé la nuit.

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