XXIX

Pardaillan entra et mit la clé dans sa poche.


Il se trouvait dans un large couloir qui précédait le vestibule. À sa gauche, une porte entrouverte, à sa droite une autre porte, fermée. Au fond du couloir, deux portières dont une rabattue et l’autre relevée par une embrasse.


Il écouta et entendit, assez distinctement pour la reconnaître, quoique lointaine et assourdie, la voix de Jehan. Il murmura:


– Il est vivant! C’est parfait. Je n’ai pas à craindre d’être surpris par la valetaille, puisque «la belle enfant» l’a dit à la Galigaï, «monseigneur» a enfermé tout le monde à l’office. Voyons un peu à nous reconnaître ici.


Il poussa la porte entrouverte et entra. Tout de suite, il vit le manteau et l’épée de Concini. Il sourit. Il vit la portière. Il la souleva. Une porte, la clé sur la serrure. Il ouvrit. Le battant donnait dans l’intérieur de la pièce qui suivait. Il eut un second sourire de satisfaction, jeta un coup d’œil circulaire dans cette seconde pièce, et, satisfait sans doute, il laissa tomber la portière en laissant la porte ouverte derrière. Il songea, avec un sourire railleur:


– La retraite est assurée. Allons écouter un peu ce que peut bien dire Concini à son prisonnier.


Il revint dans le couloir, se plaça contre la portière rabattue, écarta un petit coin et là, invisible, il put voir et entendre.


Concini était accroupi à terre, penché sur un trou, le dos tourné à la portière. Il croyait avoir bien pris ses précautions pour que nul ne vînt le surprendre. Il n’avait aucune inquiétude à ce sujet. Et sa conversation avec Jehan l’absorbait si complètement qu’il ne s’aperçut pas que Léonora venait de s’accroupir à côté de lui, si près qu’elle le touchait presque. Elle aussi, comme Concini, elle tournait le dos à la portière, et comme Concini encore, elle était bien tranquille et à mille lieues de soupçonner qu’un indiscret les épiait.


Pardaillan écouta donc. Lorsqu’il entendit Jehan raconter cette histoire d’audience royale et de compagnon prêt à révéler au roi le complot de Concini, il eut un demi-sourire et murmura.


– Pas mal imaginé. Ma foi, si le Concini le relâche, et c’est probable, je me serai donné bien du mal inutilement. Enfin, attendons, tout n’est pas dit encore.


Lorsqu’il vit Léonora intervenir, il comprit que les affaires de Jehan se gâtaient et il ne regretta plus la peine qu’il s’était donnée. Enfin, lorsqu’il entendit Concini dire qu’il se souciait fort peu des révélations dont on le menaçait, il se dit que le moment était venu de battre en retraite. Et il alla se poster derrière la tenture, tenant le battant de la porte d’une main, prêt à le pousser à la moindre alerte.


Là, il entendit à peu près toute la conversation des deux époux. Nous disons: à peu près. En effet, il y eut des moments où le geste remplaça la parole et d’autres où les mots furent prononcés à voix si basse que, malgré qu’il eût l’ouïe extrêmement fine, il ne parvint pas à les saisir.


Cependant, Concini se remettait un peu du coup que sa femme lui avait asséné avant de le quitter. Il repoussa la porte et d’un pas chancelant, il revint dans le cabinet, où il se laissa tomber dans un fauteuil en étouffant un sanglot.


Aussitôt, il bondit, effaré.


Pardaillan fermait la porte à double tour et mettait tranquillement la clé dans sa poche. Ceci fait, son sourire le plus gracieux aux lèvres, Pardaillan saluait avec une aisance un peu dédaigneuse.


La stupeur laissa Concini muet. Ses yeux effarés regardaient tour à tour cet intrus et faisaient le tour du cabinet, comme s’il eût cherché à se rendre compte par où il avait pénétré. Dans cette sorte d’inspection rapide, il vit son épée à côté de lui et il se rappela très bien ne pas l’avoir laissée là. Machinalement, ses yeux se portèrent sur la chaise où se trouvait encore son manteau.


Pardaillan vit cette pantomime et, avec un flegme déconcertant, il expliqua:


– C’est moi, monsieur, qui ai placé votre épée là, à seule fin de vous rassurer sur mes intentions.


Concini saisit l’épée et l’accrocha vivement au pendant d’épée. En même temps, il retrouva la parole. Il s’avança menaçant et gronda:


– Qui êtes-vous?… Que faites-vous ici?… Savez-vous que je pourrais vous tuer comme un chien?…


– Pour ce qui est de ceci, soyez assuré que je ne vous laisserai pas faire sans me défendre un peu… Et, soit dit sans me vanter, j’ai la main plutôt lourde. Ce que je fais ici, je vais vous l’expliquer dans un instant. Qui je suis: le compagnon de ce Jehan le Brave que vous voulez laisser mourir de faim et de soif… Vous savez, ce compagnon qui doit se rendre à certaine audience et raconter au roi comment vous avez voulu le faire assassiner rue de l’Arbre-Sec?


– Ah! rugit Concini avec une joie furieuse, c’est toi le compagnon?… Attends!…


Et portant son petit sifflet d’argent à ses lèvres, il fit entendre le signal qui appelait toute la valetaille à la rescousse, oubliant qu’il n’avait pas encore eu le temps de remplacer les trois bravi.


Pardaillan le laissa faire. Seulement, lui, sans hâte aucune, il s’en fut à la fenêtre et l’ouvrit d’un geste brusque, sans perdre de vue Concini. Et il appela:


– Gringaille!


– Monseigneur!


– Entrez ici et gardez-moi à l’office les domestiques de M. Concini. Gardez-les-moi de telle sorte que nul ne vienne me déranger.


En même temps qu’il parlait, Pardaillan jetait à travers les épais barreaux qui défendaient la fenêtre, la clé que la virago lui avait remise.


Pendant ce temps, les domestiques de Concini, trouvant la porte du cabinet fermée à clé, appelaient leur maître. Concini s’était rué sur la porte masquée par la tenture, pensant sortir par là. Et une énorme imprécation fusa de ses lèvres convulsées en constatant qu’elle était fermée.


Pardaillan referma la fenêtre et attendit très calme, ne paraissant pas s’occuper de Concini, mais en réalité ne perdant pas un de ses mouvements.


On entendit le bruit de la porte qui se refermait violemment, un bruit de lutte, des jurons, une galopade effrénée dans le couloir ponctuée de cris perçants poussés par des voix féminines, puis le silence le plus complet.


Concini, livide, hébété, se demandait s’il rêvait ou s’il ne devenait pas fou. Quoi? Il trouvait un étranger chez lui, cet étranger possédait une clé de son domicile et y faisait entrer des truands qui rossaient ses gens. Lui-même était enfermé à double tour, prisonnier chez lui de cet homme qu’il ne connaissait pas. On conviendra qu’il y avait, en effet, de quoi l’effarer.


À ce moment, on frappa à la porte du cabinet. Pardaillan, avec ce calme qui stupéfiait et exaspérait Concini, alla ouvrir. Escargasse et Gringaille firent deux pas et saluèrent militairement Pardaillan. Et ils virent Concini qui, acculé dans un angle de son cabinet, grinçait des dents.


Escargasse lui adressa un sourire amical, puis il lui dit bonjour par des petits mouvements de tête accompagnés de clins d’œil engageants et des petits gestes protecteurs de la main et enfin il lâcha:


– Eh vé! le signor Concini!… Et autrement, comment va depuis que nous vous avons laissé proprement ficelé?…


Gringaille le rappela à l’ordre d’un coup de coude à défoncer une côte et, voyant que Pardaillan ne se décidait pas à l’interroger, il prit sur lui de parler sans y être autorisé.


– Monseigneur, dit-il en s’inclinant respectueusement, c’est pour vous dire que les valets du signor Concini n’étant que deux, Carcagne suffit pour les garder avec les filles de chambre qui sont à moitié pâmées de terreur. Ce qui fait que nous venons prendre vos ordres.


Pardaillan approuva d’un léger signe de tête et avec douceur:


– Vous, mon brave (il s’adressait à Gringaille), poussez-moi les verrous de la porte extérieure, placez-vous devant et ne laissez entrer ou sortir personne. Vous (à Escargasse), allez trouver vôtre camarade et gardez les gens de monsieur. Que nul n’approche de ce cabinet. Attendez.


Et se tournant vers Concini, très poliment:


– Monsieur, dit-il, je ne veux pas vous laisser croire que ces braves sont ici pour vous menacer. J’aime assez faire mes affaires moi-même et je ne suis pas si vieux que j’aie besoin d’une aide quelconque, lorsque je n’ai qu’un homme devant moi. Je vous engage ma parole que quoi qu’il advienne, ces trois braves n’interviendront pas.


Et se tournant vers Gringaille et Escargasse:


– Vous avez compris? Quoi que vous entendiez, vous ne bougerez pas.


– Bien, monseigneur! dirent les deux braves en chœur.


– Maintenant, si les choses se passent comme je l’espère, monsieur et moi nous sortirons d’ici ensemble et d’accord, et tout cela sera pour le mieux. Sinon c’est que monsieur m’aura tué.


Gringaille et Escargasse montrèrent les crocs en roulant des yeux terribles. Pardaillan sourit et:


– Non, mes braves, dit-il. En ce cas, vous vous en irez sans toucher à monsieur. Vous m’entendez?… Sans le toucher et en le laissant absolument libre et maître chez lui. Jurez qu’il en sera ainsi.


Les deux braves se regardèrent hésitants.


– Jurez, répéta Pardaillan avec une irrésistible autorité. À regret, Escargasse et Gringaille dirent:


– C’est juré, monseigneur.


– C’est bien. Allez.


Pardaillan poussa la porte sur eux et s’adressant à Concini:


– J’espère, monsieur, dit-il d’un air froid, que vous ne me ferez pas l’injure de douter de ma parole et qu’après les ordres que je viens de donner devant vous, vous êtes pleinement rassuré sur la loyauté de mes intentions.


– Oui, grinça Concini, puisqu’il en est ainsi, meurs! chien enragé! Et le Florentin, qui avait dégainé sournoisement, se rua en portant un coup foudroyant.


Mais Pardaillan, avec son air confiant et indifférent, ne le perdait pas de vue. Il vit venir le coup et l’esquiva d’un bond de côté. Au même instant, il avait l’épée à la main et recevait le choc de Concini.


La passe d’armes fut violente mais brève. Il y eut quelques froissements de fer rapides et l’épée sauta des mains de Concini.


En ferraillant, il avait tiré la dague. Il était brave. Quand il se vit désarmé, il rugit:


O demonio d’inferno!


Et tête baissée, il fonça la dague levée sur Pardaillan, qui baissait courtoisement la pointe de son épée.


Pardaillan vit venir le coup de dague comme il avait vu venir le coup d’épée: sans surprise. Il saisit le poignet de Concini au vol et le serra d’une poigne vigoureuse. Il posa son épée qui le gênait et joignit les deux mains autour du poignet de Concini. Ce ne fut pas long. La dague échappa aux doigts meurtris qui ne pouvaient plus la tenir; un hurlement de douleur jaillit des lèvres contractées.


Pardaillan repoussa la dague d’un coup de pied, saisit Concini à la ceinture, le souleva comme une plume au-dessus de sa tête, le balança un inappréciable instant comme s’il eût voulu prendre l’élan capable de le broyer à coup sûr, et il reposa sur ses pieds, doucement, Concini, stupide, qui avait bien cru à sa dernière heure.


Pardaillan ramassa son épée, la mit au fourreau, et d’une voix qui ne paraissait même pas essoufflée par le rude effort qu’il venait de fournir:


– Monsieur, dit-il avec calme, vous voyez que, de toutes les manières, je suis plus fort que vous. Il ne tenait qu’à moi de vous tuer au lieu de vous désarmer. Je pouvais vous briser la tête contre ce mur. Et je ne l’ai pas fait. Croyez-moi, le mieux que vous ayez à faire est de vous tenir tranquille.


– Mais enfin, écuma Concini, c’est inconcevable. Vous envahissez mon domicile, vous écoutez aux portes, vous commandez, vous menacez!… Que voulez-vous à la fin?


– Une chose très simple: que vous m’écoutiez.


– Soit, consentit Concini, qu’avez-vous à me dire?


Avec son flegme exaspérant, Pardaillan dit:


– Prenez la peine de vous asseoir.


D’un signe de tête furieux, Concini refusa et il mâchonna en se mordant le poing de rage:


– Chez moi!… Chez moi!…


Pardaillan eut un sourire narquois, et poussant un fauteuil qu’il plaça de façon à empêcher Concini d’aller ramasser la dague ou l’épée qu’il avait repoussées à l’autre extrémité du cabinet, il s’assit en disant:


À votre aise, monsieur. Mais moi, qui ne suis plus aussi jeune et aussi fringant que vous, souffrez que je m’assoie.


Concini comprit qu’il était dans la main de cet énigmatique personnage et qu’il lui fallait en passer par toutes les lubies qu’il lui plairait d’avoir. Il se jeta rageusement dans un fauteuil et s’accota en prenant un air ennuyé, le plus impertinent du monde.


– Monsieur, commença posément Pardaillan, vous avez voulu faire tuer le roi et n’avez pas réussi. Ici même, je vous ai entendu parler de je ne sais quelle sotte prédiction de charlatan, et avec votre estimable épouse, vous avez pris vos dispositions pour réussir ce que vous avez manqué jusqu’à ce jour. Tuer le roi est devenu une idée fixe chez vous, paraît-il. Soit. Ceci vous regarde tous les deux, le roi et vous. Et ce n’est pas moi qui irai vous dénoncer, comme on vous en a menacé. Je vous le dis et vous pouvez me croire sur parole. Je ne me donne jamais la peine de mentir. Donc vous pouvez être rassuré sur ce point.


Sous son air indifférent et ennuyé, Concini écoutait, on peut le croire, avec un intérêt des plus vifs. Chose étrange, il ne douta pas de la parole de cet extraordinaire inconnu. Sa figure étincelante de loyauté et les quelques gestes qu’il venait d’accomplir avait suffi pour lui faire comprendre qu’il ne se trouvait pas devant le premier venu et que ce que celui-là promettait, il le tiendrait.


Il se sentit soulagé d’une énorme inquiétude. Il respira plus à l’aise déjà. Et quant à cette espèce d’indifférence que l’inconnu paraissait manifester à l’égard du roi, il en conclut naturellement que ce devait être un ennemi du Béarnais. Par conséquent un homme qui pouvait, à la rigueur, devenir un allié.


Déjà Pardaillan continuait:


– Cependant je dois vous avertir loyalement que, dans ce que vous entreprendrez contre le roi, vous me trouverez contre vous.


– Pourquoi? lâcha Concini involontairement.


– Parce que, dit Pardaillan glacial, vous voulez tuer le roi pour piller le royaume à votre guise. Et il ne me plaît pas que mon pays tombe entre les pattes crochues d’un coquin tel que vous.


– Monsieur!… grinça Concini.


– Quoi? fit Pardaillan d’un air naïf. Coquin vous paraît-il un peu faible sans doute? Que voulez-vous, je n’ai pas voulu vous accabler d’un seul coup. Ce point étant liquidé, passons à un autre.


Concini eut une moue impertinente pour indiquer combien cette conversation l’assommait. Pardaillan continua sans s’émouvoir.


– Mme Concini vous a remis certain papier contenant des indications précises au sujet d’un certain trésor appartenant à une certaine princesse Fausta.


– Eh bien? railla Concini.


– Eh bien, monsieur, je désire voir ce papier. Concini éclata de rire.


– Ah! per Bacco! l’aventure est plaisante!… Monsieur est un larron qui vient simplement réclamer sa part! Tudieu! quand je pense que j’ai failli être dupe de vos grands airs, monsieur l’honnête homme, c’est à crever de rire!


Pardaillan ne se fâcha pas. Il paraissait approuver doucement de la tête. Il reprit paisiblement:


– Remarquez que je ne demande pas que vous me donniez ce papier. Je demande à le voir, à le lire simplement.


– Simplement est merveilleux! s’esclaffa Concini. Vous avez bonne mémoire, paraît-il, monsieur; une seule lecture de ces précieuses indications vous suffira. Et vous espérez ensuite arriver bon premier, hein?


Pardaillan se leva et sa figure était telle que Concini fut à l’instant debout et repoussa son fauteuil pour se donner de l’espace. Pardaillan allongea le bras et posa son index à deux pouces de la poitrine de Concini, et d’une voix terrible à force de calme:


– Vous m’avez demandé qui j’étais et je vous ai dit que j’étais le compagnon de ce jeune homme que vous avez lâchement et traîtreusement enfermé dans un tombeau. Je vous l’ai dit parce que c’était vrai. Maintenant je vous dis: je suis cet homme qui a vaincu des puissances qui eussent pulvérisé tout autre que lui – je répète ce que votre épouse, ici même, a dit tout à l’heure. Je suis le père du fils de la princesse Fausta. Le père de celui à qui appartiennent ces millions… de celui que vous avez décidé froidement d’assassiner pour le dépouiller plus à l’aise. Ces millions que vous voulez voler, mon devoir est de les défendre envers et contre tous, puisqu’ils appartiennent à mon fils. Mon droit est de rentrer en possession de ce papier volé qui appartient à mon fils… Allons, drôle, donne ce papier.


Cette révélation inattendue abasourdit Concini. Il ne douta pas un instant de la parole de Pardaillan. Il se raidit quand même et tenta une résistance:


– Et si je refuse? fit-il d’un air de défi.


Pardaillan tira sa longue rapière, en plaça la pointe sur la gorge de Concini qui se redressa, et de cette voix blanche qu’il avait dans ses moments de violente colère:


– Le papier, dit-il, ou ta dernière heure est venue.


Concini lut sa condamnation dans les yeux de Pardaillan. D’un geste instinctif, il porta la main à son pourpoint, mais en même temps, de la tête, furieusement, il fit: non!


Froidement, Pardaillan poussa la pointe. Concini, vaincu, sortit la main de son pourpoint et tendit le papier qu’elle venait d’y prendre. Il était temps. Une larme rouge perla à l’endroit où s’était appuyée la pointe de la rapière, glissa lentement sur le cou, tomba sur le col de dentelle, sur lequel elle fit une tache rouge, pareille à une petite fraise, que Concini, livide de honte, regarda machinalement.


Pardaillan rengaina. Il s’assit commodément et se mit à lire attentivement, aussi dédaigneux de Concini que s’il n’avait pas été là. Quand il eut achevé sa lecture, il avait au coin de l’œil cette lueur malicieuse qui dénotait qu’il s’apprêtait à jouer un bon tour de sa façon.


– Monsieur, dit-il avec un air figue et raisin, je vous ai demandé de me faire voir ce papier. Je l’ai vu. Je vous le rends. Le voici.


Pour le coup, Concini faillit tomber à la renverse. Que signifiait cette plaisanterie? Qu’était-ce que cet homme et que voulait-il au bout du compte?


– Monsieur, reprit Pardaillan avec cette physionomie et cette intonation bizarres qui faisaient qu’il était impossible de savoir s’il parlait sérieusement ou s’il raillait, en m’introduisant chez vous, à votre insu, je n’avais qu’un but: délivrer ce jeune homme que vous séquestrez et auquel je m’intéresse. J’aurais pu, avec l’aide des trois compagnons que vous avez vus, et même tout seul, j’aurais pu délivrer malgré vous ce jeune homme. Mais je ne suis pas un homme de violence, moi. Ce que je vous dis là vous étonne à cause de mon geste de tout à l’heure.


Mais ceci n’a été qu’un moment d’oubli que je regrette déjà parce que, je vous le répète, je ne suis pas un violent. La preuve en est que pouvant délivrer, monsieur, Jehan le Brave malgré vous, je préfère acheter sa liberté. Et, en conséquence, je vous propose un petit marché. Concini était complètement désemparé. Les manières de cet homme extravagant le déroutaient. Il ne savait plus que penser. Il ne savait même plus s’il devait le redouter ou si, malgré ses menaces et ses voies de fait, il ne devait pas se féliciter de la rencontre. Il ne répondit donc pas et attendit que Pardaillan dévoilât complètement sa pensée. Celui-ci, prenant son silence pour une approbation, continua:


– Je vous demande donc la liberté de Jehan le Brave… En échange de quoi je vous autorise à prendre et garder pour vous tout ce que vous trouverez à l’endroit indiqué sur ce papier que je viens de vous rendre.


Concini sursauta:


– Quoi, monsieur, s’écria-t-il, vous voulez… Mais ce trésor appartient à votre fils!


– Sans doute, monsieur, fit Pardaillan de ce même air qui eût donné à réfléchir à Concini s’il l’avait connu. Je vous entends. Vous vous dites que je n’ai pas le droit de faire perdre dix millions à mon fils. Mais remarquez que ce fils, je ne le connais pas et je ne sais si je le connaîtrai jamais. En revanche, je connais Jehan le Brave, et je vous l’ai dit, je m’intéresse à lui.


Plus éberlué que jamais, vaguement méfiant, Concini murmura:


– Pourtant dix millions, diable! c’est une somme qu’on n’abandonne pas avec pareille désinvolture.


Et en disant ces mots pour lui-même, assez haut cependant pour être entendu, il scrutait attentivement la physionomie de son interlocuteur.


Pardaillan paraissait très sérieux. Concini eut beau l’étudier, il ne vit en lui aucune pensée de raillerie ou de supercherie. Le personnage avait plutôt l’air naïf et, en rapprochant cet air de naïveté des gestes accomplis, des paroles prononcées, le Florentin en venait à se persuader qu’il se trouvait en présence, sinon d’un fou, du moins de quelque esprit passablement détraqué.


Ce que Concini ne vit pas, par exemple, ce fut, au coin de l’œil, cette jubilation de l’homme qui s’amuse follement. Ce qu’il ne perçut pas ce fut l’ironie dans ces paroles prononcées avec un naturel parfait.


– Ces scrupules vous honorent. Mais soyez rassuré, le trésor que je lui donnerai, moi, est tel que ce que je vous abandonne n’est rien en comparaison. En conséquence, quittez tout souci à ce sujet.


– Vous êtes donc bien riche? s’écria Concini avec déjà une involontaire nuance de respect.


– Je me trouve fabuleusement riche, répondit assez énigmatiquement Pardaillan.


Et il ajouta:


– Acceptez-vous, oui ou non, monsieur?


Ce qui arrivait à Concini le submergeait d’étonnement. S’être vu sous le coup d’une dénonciation qui pouvait l’envoyer droit à l’échafaud. Avoir été insulté, menacé, violenté. S’être vu à deux doigts de la mort. Avoir été bafoué, raillé, dépouillé. Tout cela pour, finalement, se trouver sain et sauf, remis en possession du précieux papier et enfin aboutir à cette offre extraordinaire de lui abandonner le trésor en échange de la liberté de Jehan.


C’était fantastique, inouï, incroyable. L’abandon du trésor, en soi, le laissait indifférent. Cela ne l’eût nullement empêché de chercher à s’approprier un bien qui ne lui appartenait pas. Mais que de difficultés à surmonter, que d’obstacles à supprimer. Grâce à ce don volontaire tout s’aplanissait, tous les obstacles disparaissaient. Et quelle force pour lui de pouvoir dire aux compétiteurs qui ne manqueraient pas de surgir: ce que je veux prendre m’appartient puisqu’il m’a été donné en toute propriété.


Et quant à Jehan le Brave, n’avait-il pas résolu avec sa femme de lui rendre – momentanément – sa liberté. Peu importait qui lui ouvrirait la porte. Cette liberté provisoire, le pacte même conclu avec cet étrange personnage ne pouvaient rien changer à sa résolution d’une vengeance ultérieure. Et pour le personnage lui-même, s’il oubliait pour l’instant ses injures et ses violences, il n’était pas homme à effacer si facilement. Tôt ou tard, il le repincerait. Mais pour l’instant, les intérêts en cause étaient assez considérables pour qu’il parût avoir oublié les étranges procédés de l’homme.


À la question de Pardaillan, il répondit donc avec enthousiasme:


– Oui, corpo di Bacco! mille fois oui!… Et je veux ouvrir moi-même au prisonnier la porte de son cachot.


– Non pas, dit vivement Pardaillan. Laissons les choses telles que vous les aviez combinées avec Mme Concini. Mettez la fameuse clé derrière la porte, renvoyez vos gens, allez-vous-en vous-même et me laissez maître du logis jusqu’à demain.


Et comme Concini ne cachait pas sa surprise, il ajouta d’un air indifférent:


– Ce que j’en dis est à cause que vous paraissiez tenir vivement à ne pas avoir l’air de céder à la menace.


Avec une joie qui n’était pas feinte, Concini s’écria:


– Ah! pardieu! monsieur, on n’est pas plus galant. J’avoue qu’en effet, il m’eût été pénible d’ouvrir moi-même à mon prisonnier. Mais puisque vous voulez bien accepter les choses telles que je les avais arrangées, tout est pour le mieux. Je vous abandonne la maison jusqu’à demain… Je vous la donne même, et de grand cœur, si vous la désirez.


Pardaillan vit qu’il était sincère. Et gravement:


– Non, monsieur, dit-il, car alors vous en seriez de votre poche. Et plongeant ses yeux clairs dans les yeux de Concini, il ajouta:


– Maintenant que nous sommes d’accord, je veux vous donner un bon conseil: n’entreprenez rien contre Jehan le Brave et la demoiselle Bertille de Saugis. Je m’intéresse à ces deux jeunes gens, moi, ce qui revient à dire que vous me trouveriez sur votre route, monsieur Concini. Votre femme, qui me connaît bien, paraît-il, vous dira que, je ne sais comment, sans que j’y sois pour rien, par suite de je ne sais quelle inconcevable malchance, ceux qui se sont heurtés à moi s’en sont toujours assez mal trouvés.


Il est probable que Pardaillan ne comptait pas que ses paroles changeraient quoi que ce fût aux résolutions de Concini. Il l’avertissait par un excès de loyauté, sans plus. Il savait que le Florentin, s’il était homme à louvoyer et même à reculer sous le coup d’une menace immédiate, comme il venait de le faire, était assez tenace, assez vindicatif, pour ne tenir aucun compte d’une menace lointaine. Il avait assez confiance en sa force, en son astuce, pour se dire qu’ayant du temps devant lui, il saurait parer à toute fâcheuse éventualité.


Les paroles de Pardaillan n’eurent donc d’autre résultat que de le mettre sur ses gardes. Le ton sur lequel elles furent prononcées fit bien passer un petit frisson désagréable sur sa nuque, mais ce ne fut qu’un éclair. Ces paroles, si grosses de menaces pour qui connaissait bien Pardaillan, le ramenèrent en outre à des soucis qu’il avait momentanément écartés de son esprit. Elles lui rappelèrent les humiliations cuisantes que cet homme venait de lui faire subir et que la joie, la stupeur que lui avaient causées l’abandon de ce trésor convoité lui avaient fait oublier un instant.


La haine inconsciente que dès le premier instant il avait éprouvée contre Pardaillan, éclata soudain, furieuse. Et le coup d’œil mortel qu’il lui jeta eût fait pâlir tout autre que le chevalier qui le vit fort bien, mais haussa dédaigneusement les épaules. Déjà, dans l’esprit de Concini, naissait cette pensée:


– Ah! tu m’as insulté, tu m’as frappé, tu m’as humilié et tu me menaces encore!… Ah! tu es le père de Jehan le Brave, et tu l’ignores!… Corpo di Cristo! si je ne trouve pas dans ce fait la plus belle, la plus effroyable des vengeances, je veux y perdre mon nom. Et quant à Bertille?… Elle sera à moi!… Elle est dans une tombe, a dit Léonora. Soit. Je l’arracherai à la tombe… je verrai… je chercherai… et je trouverai.


Cependant, Pardaillan avait repris son air de hautaine courtoisie et il ajoutait:


– Si vous voulez bien donner vos ordres et me laisser maître du logis – ainsi que nous en avons convenu – vous m’obligerez fort.


Concini, et c’est ce qui faisait sa force, savait plier pour se redresser plus fort et plus menaçant. Il comprit que son intérêt était d’exécuter ponctuellement et loyalement le marché intervenu entre Pardaillan et lui. Il ne voulait pas que le moindre manquement de sa part pût servir de prétexte à son ennemi pour reprendre sa parole.


Il n’oubliait pas le trésor – son trésor, comme il se disait joyeusement; si riche que se prétendît cet inconnu, il lui semblait que dix millions représentaient une somme qu’on ne pouvait abandonner sans en éprouver quelque déchirement. Il en concluait naturellement qu’on chercherait à lui fausser parole. Et c’est ce qu’il voulait éviter à tout prix.


Pardaillan et Jehan étaient condamnés dans son esprit. Que lui importaient les vingt-quatre heures de trêve qu’il leur accordait? Il ne pardonnait pas. Il n’oubliait pas. La trêve écoulée, il retrouverait sa liberté et reprendrait la lutte plus acharnée que jamais, fermement résolu à supprimer ces deux obstacles.


Mais pour l’instant, il se trouvait encore au pouvoir de son ennemi. Il s’agissait de faire bonne figure. Et puisqu’il avait, sous le coup de l’éblouissement, oublié un instant sa mésaventure, le plus simple était de continuer. Ce fut donc avec un sourire contraint qu’il répondit à la demande de Pardaillan.


– Venez avec moi, monsieur.


Ils quittèrent le cabinet ensemble, et pendant que Pardaillan expliquait aux trois braves réunis qu’il s’était, comme il l’espérait, mis d’accord avec Concini, celui-ci, de son côté, donnait ses ordres à ses serviteurs et les congédiait jusqu’au lendemain.


Moins d’un quart d’heure après, Pardaillan se trouvait seul avec Carcagne, Escargasse et Gringaille, maîtres absolus de la place.


Ils se hâtèrent, comme bien on pense, d’aller tirer Jehan de son cachot. Mais le jeune homme, sous l’empire du narcotique, dormait encore. Il fallut attendre qu’il se réveillât. Ils avaient le temps d’ailleurs.


Lorsque le fils de Pardaillan ouvrit les yeux, son premier soin fut de chercher sa cassette. Il la vit avec son manteau et son épée. Il y eut une explication brève, des remerciements, si bien qu’il était un peu plus de cinq heures quand ils quittèrent la petite maison de la rue des Rats.

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