XIII

La petite troupe prit la direction de la Seine.


Saêtta, sorti de son trou, se faufilait derrière elle.


À ce moment, du côté opposé, un cavalier s’avançait d’un pas allongé, martelant le sol d’un talon ferme et sonore. C’était Jehan le Brave qui regagnait son logis.


Il s’arrêta sous le balcon de Bertille, et poussé par son inquiète sollicitude, il étudia les environs d’un coup d’œil rapide.


Il vit au loin le groupe formé par la litière et son escorte, et il se détourna avec indifférence pour revenir aux alentours immédiats du logis de celle qu’il aimait.


Il ne vit rien d’anormal. Tout lui parut calme, paisible, honnêtement endormi. Il demeura un moment à rêver, les yeux fixés sur le balcon, et poussant un gros soupir, il ouvrit sa porte. Bien qu’il fût parfaitement sûr que nul œil indiscret ne pût le voir, il jeta un dernier regard méfiant autour de lui et envoya du bout des doigts un baiser furtif dans lequel il mit tout son cœur.


Après quoi, honteux comme un larron pris sur le fait, rougissant comme un jouvenceau, il gravit quatre à quatre les marches raides de l’étroit escalier aboutissant à sa mansarde.


Pendant ce temps, Concini avait continué sa marche. Coupant la place des Trois-Maries, qu’on venait d’agrandir pour dégager les abords du Pont-Neuf, nouvellement livré à la circulation, il traversa ce pont. Tournant à gauche, il s’engagea sur le quai des Augustins, puis, par les rues de la Huchette et de la Bûcherie, tournant encore une fois à gauche, il pénétra dans une voie étroite et peu fréquentée, où ne se voyaient que de rares maisons, qu’on appelait la rue des Rats et qui aboutissait à la berge du fleuve.


Si on nous demande pourquoi ce nom qui, à première vue, donne à supposer que la rue tirait son nom des rats dont elle était infestée, nous dirons qu’à l’origine elle s’appelait rue d’Aras. Il est probable que d’Aras, par corruption, on avait fait des Rats. Au surplus, on s’aventurerait peut-être un peu trop si, de l’explication que nous donnons pour ce qu’elle vaut, on inférait que la rue était préservée de la présence de ces incommodes rongeurs.


Concini vint heurter d’une manière convenue à la porte de la maison située à l’angle de la rue et du quai. La porte s’ouvrit aussitôt.


Si la maison avait un extérieur morne et rébarbatif, elle changeait complètement de physionomie à l’intérieur. C’était un merveilleux nid d’amour, le plus coquet, le plus élégant qu’on pût rêver.


Bertille fut déposée, délivrée de son bâillon, dans une chambre meublée avec tous les raffinements du luxe le plus effréné, et dont la pièce principale était un lit large, profond, monumental, et qui sur son estrade de chêne, proprement ciré, drapé de dentelles d’un inestimable prix, se dressait comme l’autel du sacrifice dans ce temple consacré à Vénus.


Sur un signe du maître, les trois braves se retirèrent discrètement. Mais faute d’instructions précises, ils demeurèrent dans la maison, attendant les ordres.


Concini, en demeurant tête à tête avec Bertille, n’avait nullement l’intention d’employer la force brutale pour la réduire. Non pas que la violence le fît hésiter, mais parce que l’amour-propre aidant, il s’exagérait un peu la puissance de son charme et de sa fascination, réels dans une certaine mesure. Il se disait que jeune, beau, élégant, riche comme il était, il serait vraiment surprenant que là où une reine avait succombé, une petite fille ignorante, pauvre, obscure aurait la force de résister. Il avait donc résolu d’employer la douceur pour obtenir de plein gré ce qu’il pourrait toujours exiger de force le cas échéant.


Il avait un peu présumé de ses forces. Il avait compté sans la violence de sa passion où il entrait plus de désir sensuel que d’amour véritable.


En voyant la jeune fille qui se tenait debout, très pâle, mais résolue, toujours figée dans une attitude de souverain mépris, surveillant ses moindres gestes avec une méfiance, un dégoût non dissimulés qui à eux seuls constituaient la plus sanglante des injures, en la voyant plus jolie, plus excitante dans son pudique émoi, il sentit son sang bouillonner dans les veines. Et, oubliant qu’il n’était venu que pour préparer les voies en laissant tomber des offres et des promesses susceptibles d’éblouir, il arracha d’un geste violent manteau, chapeau, masque et apparut haletant, défiguré par la luxure, effrayant. Et les bras tremblants, tendus vers elle, la voix grelottante:


– Écoute, jeune fille, dit-il, tu ne sais pas qui je suis… je puis faire de toi la femme le plus fortunée, la plus enviée de ce royaume… Je suis riche… je suis puissant… Fortune, honneurs, puissance, je mets tout cela à tes pieds… Tu seras couverte des bijoux les plus rares et les plus précieux. Tu logeras dans une maison à toi, auprès de laquelle les plus luxueux palais paraîtront des taudis. Tu mangeras les mets les plus renommés dans des plats d’or dont le plus petit vaudra une fortune… Tu connaîtras les splendeurs de la cour, où tu brilleras comme une reine… Tout cela, je te l’offre pour un regard!… dis, veux-tu?…


La main crispée sur le manche du poignard, ses yeux clairs et lumineux fixés sur ses yeux à lui, troublés et injectés de sang, d’une voix qu’elle parvint à rendre assurée par un effort prodigieux:


– Toute ma vie dans le plus misérable des taudis, couverte de haillons, du pain sec mendié sur le porche des églises, la misère la plus affreuse, la mort même, plutôt que la honte que vous m’offrez!


– Je te fais donc horreur?…


En disant ces mots, il avait fait deux pas en avant.


Elle crut qu’il allait se ruer sur elle. Elle leva le bras et prononça:


– Un pas de plus… et vous êtes mort! Il s’arrêta net.


Elle crut l’avoir effrayé et sourit dédaigneusement.


C’était l’étonnement et non la crainte qui l’avait cloué sur place. Il sourit à son tour et, se ressaisissant, le courtisan reparut. Il s’inclina avec grâce et complimenta sans ironie apparente:


– Peste! à vous voir si frêle et si délicate, qui donc eût deviné que vous cachiez l’âme guerrière d’une Bradamante?… Au surplus, cet air intrépide vous sied tout à fait. Vous êtes ainsi mille fois plus adorable… plus désirable… oui, je dis bien, désirable au possible!…


La pièce où ils se trouvaient était vaste. Rehaussée de deux larges marches, entourée de sa balustrade de chêne, ses quatre colonnes torses se dressant légères et supportant le dais de bois finement travaillé, portant au centre son écusson soutenu par deux amours ailés et d’où retombaient les lourds rideaux de brocard maintenus écartés par quatre amours espiègles et joufflus, l’estrade du lit se dressait au centre et contre le mur de fond. Elle occupait à elle seule un bon tiers de la pièce en longueur et en largeur. Entre les extrémités de l’estrade et les murs de côté, il y avait donc un espace, égal en longueur, qui tenait toute la largeur de la pièce.


À droite, c’est-à-dire à la tête du lit: la porte d’entrée à double battant, masquée par une épaisse portière de velours. Face à la porte, une fenêtre dont les rideaux étaient hermétiquement clos.


À gauche, c’est-à-dire au pied du lit: une petite porte dérobée: en face, une autre fenêtre. Entre cette fenêtre et le lit, une haute cheminée.


C’est dans cet espace que se tenait Bertille, debout, entre la cheminée et l’estrade.


Un peu partout: bahuts, tables, fauteuils, lit d’été, étagères surchargées de bibelots rares. Profusion de tableaux licencieux, bronzes, marbres, objets d’art. Sur la première marche de l’estrade, à la tête et au pied, deux énormes torchères.


Concini, comme s’il voulait la rassurer sur ses intentions, alla se placer du côté opposé et se mit à fouler le parquet d’un pas nerveux, allant de la porte à la fenêtre et inversement, sans prononcer une parole, lui jetant à la dérobée des regards où luisait une lueur inquiétante. Il avait décidé de lui laisser quelques jours de réflexion, après quoi, si elle continuait à se montrer intraitable, il agirait. Il avait décidé sincèrement; dix fois il avait ouvert la bouche pour le lui déclarer et toujours il avait reculé.


Pourquoi? C’est que, comme il l’avait dit en insistant, la jeune fille lui paraissait désirable au possible et que son désir, un instant assoupi, se réveillait plus impérieux, plus violent qu’il n’avait jamais été. Et puis, il y avait autre chose: il était jaloux. Il se disait, avec une inconsciente fatuité, que, pour que cette jeune fille lui eût résisté, à lui Concini, le seigneur le plus élégant de la cour de France, pour qu’elle eût rejeté les offres brillantes qu’il lui avait faites, pour qu’elle l’eût menacé enfin de le poignarder, il fallait que son cœur fût pris ailleurs.


À cette pensée, il se surprenait à, grincer des dents, à mâchonner d’horribles menaces à l’adresse de ce rival inconnu. Bientôt l’obsession fut si forte, qu’il laissa éclater sa pensée inquiète.


– Enfin, s’écria-t-il brusquement en se rapprochant d’elle, vous réfléchirez aux propositions que je vous ai faites… Il n’est pas possible que je vous inspire une horreur insurmontable… Ou bien, alors, c’est que vous en aimez un autre!…


L’insistance avec laquelle il la fixait, l’expression de son regard, le ton, l’attitude, tout était menaçant chez lui. Cette menace révolta la jeune fille:


– Et quand cela serait? lança-t-elle en se redressant. Il grinça:


– Ah! prenez garde!


– À quoi?… Je suis en votre pouvoir et je ne tremble pas.


– Votre amant!… Je puis le broyer!


– Allons donc! Vous vous vantez! S’il apparaissait, vous fuiriez lâchement! Vous ne sauriez où vous terrer!


– Quelque misérable truand!… C’est ce qui convient à une fille telle que toi!


– Le plus digne, le plus loyal, le plus chevaleresque des gentilshommes, dont la rude main se serait déjà appesantie sur cette face de pleutre!


Ces paroles délirantes, furieuses, d’une part, suprêmement dédaigneuses de l’autre, se succédaient, se choquaient rapides comme des battements de fer dans un duel à mort.


– Je veux lui manger le cœur!… le brûler de ma main à petit feu!…


– Le rôle de bourreau doit, en effet, vous convenir à merveille!


– Je veux le voir à mes genoux, criant grâce et merci! Malheur sur toi! Malheur sur lui!…


– Il ne vous craint pas… Il ne craint personne au monde… Il est toute la vaillance, toute la bravoure… Ce n’est pas sans raison qu’on l’appelle le Brave!


Concini bondit:


– Tu dis? bégaya-t-il, répète!… Tu dis qu’il s’appelle le Brave?… Jehan le Brave, n’est-ce pas?…


Elle se sentit mordue au cœur par un affreux pressentiment. Néanmoins, elle répondit fièrement:


– Jehan le Brave, oui. C’est son nom.


Concini partit d’un éclat de rire terrible qui la fit frissonner:


– Ah! par Dieu! l’aventure est plaisante. (Et il pouffait.) La maîtresse de Jehan le Brave!… Voici qui est merveilleux, par exemple!… Or çà, la belle, ce gentilhomme accompli, ce parfait modèle de chevalerie, savez-vous ce qu’il est? Un truand!… un détrousseur de grandes routes!… un assassin à gages!… Voilà ce qu’il est, ce superbe héros!


Sans hésitation, elle cingla:


– Vous mentez!…


Il sacra, piqué au vif:


Sangue della madonna!…


Il se remit aussitôt et, dans un sourire railleur, avec une impudence, cynique si elle n’eût été inconsciente:


– Voyons, j’en parle en connaissance de cause… puisqu’il est à mon service!…


– En ce cas, il ne serait que le serviteur obéissant aux ordres de son maître. L’infamie de la besogne retombe sur vous, qui la commandez et la payez. Le véritable assassin, c’est vous et non lui!… Mais, même cela, je ne l’admets pas. Vous mentez, vous dis-je!


Cette inébranlable confiance exaspéra Concini. Le démenti outrageant que, par deux fois, elle lui avait jeté à la face n’avait aucune importance à ses yeux, mais son instinct lui disait que le moyen le plus sûr d’humilier profondément la hautaine jeune fille, de la frapper douloureusement, était de la convaincre de l’indignité de son amant. C’est ce moyen qu’il cherchait, puisqu’elle refusait de le croire. Et, soudain, il se frappa le front. Il avait trouvé. Il grommela, assez haut pour qu’elle entendît:


– Pardieu! la parole d’un gentilhomme n’a pas de valeur pour la maîtresse d’un truand… Ce qu’il faut, c’est le témoignage de sacripants de la même espèce que son amant. Soit.


Et saisissant un petit sifflet suspendu à son cou, il en tira trois appels stridents.


Au bout de quelques minutes, Carcagne, Escargasse et Gringaille firent leur entrée et se tinrent raides sur une ligne, à deux pas de la porte.


Sans se retourner, sans les regarder, il interrogea de sa voix brève, rude:


– Comment s’appelle votre chef? Ébahis, les trois se regardèrent, hésitants.


– Monseigneur, fit l’un, nous ne…


– Pas de phrases! interrompit violemment Concini. Un nom, c’est tout ce que je vous demande. Comment s’appelle votre chef? Répondez!


– Jehan le Brave.


– Bien. Que fait-il à mon service?


– Outre… Il fait… Il fait la même besogne que nous, qué!


Concini avait constamment tenu ses yeux fixés sur Bertille. Il fit un geste qui commandait aux trois braves de se retirer, et sans se retourner, sûr d’être obéi, il fit deux pas dans la direction de la jeune fille, croisa ses bras sur sa poitrine, et:


– Eh bien! Vous avez entendu? Vous avez reconnu ces trois sacripants? Ce sont ceux-là mêmes qui vous ont saisie et amenée ici. Voilà leur besogne. Ceci, je pense, me dispense de plus amples explications. Êtes-vous convaincue, maintenant?


Avec un entêtement farouche, elle dit: «Non!» Seulement, elle était devenue un peu plus pâle.


– Tu ne crois pas? écuma Concini. Et si tu vois…


– Je dirai que mes yeux ont mal vu… Je ne croirai pas davantage, interrompit-elle avec la même obstination.


– Si tu vois, continua implacablement Concini, ton Jehan le Brave traîné sur une claie jusqu’à la place de Grève, si tu vois le bourreau tenailler sa poitrine, arroser les plaies saignantes de plomb fondu et d’huile bouillante, si tu vois ses membres tirés à quatre chevaux, si tu vois la foule indignée se ruer sur ces restes informes, les déchirer à petits morceaux et les donner en pâture aux pourceaux, si tu vois cela, croiras-tu?…


Elle ferma les yeux, comme pour se soustraire à l’horrible vision. Mais, vaillante jusqu’au bout, elle les rouvrit aussitôt et nargua:


– Je sais que, par des manœuvres viles, on peut faire condamner un innocent. Je vois que vous êtes capable de toutes les infamies pour arriver à vos fins. Mais je sais aussi que Jehan le Brave n’est pas de ceux qui se laissent prendre.


– Eh bien! rugit triomphalement Concini, c’est ce qui te trompe!… On peut si bien l’arrêter, qu’il est maintenant sous les verrous… Dans quelques jours, il subira le supplice infligé aux rég…, aux scélérats de son acabit.


Le désir féroce qu’il avait de lui porter ce coup qui devait l’assommer, pensait il, lui avait fait oublier la prudence qui conseillait impérieusement de ne pas paraître savoir ce que tout le monde ignorait encore à l’heure présente. Il avait même failli prononcer le mot régicide. Il regrettait déjà son imprudence. Mais il n’y avait plus à y revenir.


Le coup, d’ailleurs, avait porté au-delà de ce qu’il avait espéré. Bertille, de pâle qu’elle était, devint livide. Elle chancela. Elle dut s’appuyer à un meuble qui se trouvait là pour ne pas tomber. Elle pensa que le roi, après avoir paru pardonner magnanimement, s’était ravisé.


Concini, qui la dévorait des yeux avec une joie funeste, ne put pas jouir de son triomphe comme il l’aurait voulu. Il fut distrait par une série de grognements inarticulés, suivie d’une grêle de jurons à faire frémir un corps de garde. Étonné, furieux, désappointé, il se retourna tout d’une pièce et reconnut ses trois estafiers qui, présentement, montraient des figures pour le moins aussi bouleversées que la sienne. Dans son saisissement, il ne sut que bégayer:


– Que faites-vous ici, drôles?


Ce qu’ils faisaient?… Ils avaient entendu parler de leur Jehan dans des conditions qui les avaient intrigués, ils avaient voulu savoir de quoi il retournait et ils avaient trouvé tout simple de rester, se disant qu’ils pourraient toujours se défiler à la douce, en jurant qu’ils n’avaient pas vu le geste qui leur ordonnait de se retirer. Et voilà qu’ils apprenaient brutalement que leur Jehan, qu’ils avaient quitté libre et insouciant il n’y avait pas deux heures, était maintenant arrêté, menacé d’être écartelé. Qui disait cela? Concini: un homme bien placé pour savoir certaines choses avant tout le monde. Ah! s’ils avaient su deux heures plus tôt! Ils ne l’auraient pas quitté et alors on ne l’aurait pas eu. Leur douleur était réelle, profonde, et ils la manifestaient à leur manière: par des jurons variés.


Concini s’était remis. Il s’avança menaçant sur eux, grondant furieusement:


– Que venez-vous m’espionner ici?… Je vous chasse!… Allez, hors d’ici, chiens! dehors, vous dis-je!


Les trois se redressèrent, se consultèrent du coin de l’œil et, au lieu de sortir comme il leur ordonnait, ils se dirigèrent vers leur maître avec des figures qui l’eussent fait frémir s’il n’avait été absorbé par ses pensées. Une seconde de plus, c’en était fait de Concini, qui n’eût jamais été marquis ni Premier ministre. Mais, à ce moment précis, Concini, changeant d’idée, s’écria:


– Ou plutôt, non, restez… Voyons, toi, Escargasse, parle, répète à cette femme qui ne croit sur parole que les gens de votre espèce, répète-lui ce que tu m’as dit dans mon cabinet. Seulement, sois bref.


Les trois respirèrent, soulagés. Ils eurent des sourires entendus et des clins d’yeux malicieux. Ils comprenaient la méprise. Dès l’instant qu’il s’agissait de l’arrestation qu’ils avaient signalée et qui n’avait jamais existé que dans leur imagination, ils pouvaient être rassurés sur le sort de leur chef. Ils reprirent instantanément leur attitude de respect outré et Escargasse déclara:


– Monseigneur, nous vous avons signalé qu’un meurtre abominable a été commis et que nous avons vu arrêter le meurtrier, qu’on a quelque peu malmené, selon la coutume.


Concini se retourna vers Bertille pour juger de l’effet de ces paroles. Alors, sur son dos, avec des mines hilares, les trois, d’un commun accord, se livrèrent à une pantomime effrénée. Des bras agités frénétiquement, de la tête, des yeux, des lèvres qui remuaient sans laisser échapper un son, ils disaient, ils criaient de façon très claire, qui ne permettait aucune fausse interprétation:


– Ce n’est pas vrai!… N’en croyez rien!


Et Bertille, à qui s’adressait cette expressive mimique, les crut sans savoir pourquoi. Si bien que Concini, qui s’attendait à la voir enfin abattue et meurtrie, fut stupéfait de la trouver droite, aussi fière et aussi résolue.


Il se retourna brusquement, comme s’il avait eu l’intuition d’une trahison de ses hommes, et il les vit raides, impassibles. Il les considéra un instant, le sourcil froncé, réfléchissant, et d’une voix radoucie:


– Pourquoi n’êtes-vous pas sortis quand je vous ai fait signe? demanda-t-il.


– Monseigneur, nous n’avons pas remarqué.


Concini les fouilla d’un regard perçant. Ils prirent leur mine la plus ingénue. Sans insister, Concini dit:


– Je n’aime pas les distractions dans le service. Passe pour cette fois, mais n’y revenez plus. Maintenant descendez au rez-de-chaussée et ne montez que si j’appelle. Allez!


Ils sortirent. Derrière eux, Concini ouvrit la porte toute grande et écouta. Ils descendirent l’escalier bruyamment. Concini ferma la porte et donna un double tour de clé en murmurant:


– Demain, je réglerai leur compte à ces sacripants… Je n’ai plus confiance en eux.


Il jeta un coup d’œil sur Bertille qui n’avait pas fait un mouvement, et, sans lui dire un mot, il reprit sa marche dans le rectangle qu’il avait adopté, loin d’elle. Et tout en marchant, il jetait des regards furtifs sur elle. Cette promenade dura un quart d’heure. Il ne pensait plus à s’en aller. Il ne pensait plus à lui accorder un délai. Son désir l’avait repris plus tenace, plus impérieux. Il murmura, comme pour s’excuser à ses propres yeux:


– La maîtresse d’un truand! J’aurais bien tort de me gêner! Il se rapprocha d’elle, résolu à en finir:


– Avez-vous réfléchi aux propositions que je vous ai faites? dit-il, ramenant brusquement la conversation à son point de départ.


– Vous m’avez fait des propositions?… vous?…


Il pâlit, ses poings se crispèrent. Il hocha la tête comme pour dire: nous réglerons toutes ces impertinences. Et tout haut, s’efforçant de paraître calme:


– Soit. Je vais donc me répéter. Je vous offre une somme de cent mille écus, une maison montée sur un pied princier, un titre: marquise, duchesse si vous voulez. J’ajoute autant de bijoux que vous en pourrez désirer. Attendez… ne vous fâchez pas, j’achève. En échange, je ne vous demande rien que ceci: autorisez-moi à vous visiter, à vous faire ma cour si mieux vous aimez… le reste viendra tout seul. Dites un mot, un seul: Oui! et je sors à l’instant et vous ne me reverrez qu’en plein jour, libre, sans contrainte, sans appréhension. Répondez, dois-je me retirer?


Et tout en parlant, il se rapprochait sournoisement de plus en plus. Elle avait dû déjà faire deux pas en arrière. Elle s’aperçut que si elle le laissait faire, elle serait bientôt acculée au mur. Elle serra nerveusement le manche du poignard et l’avertit:


– Ne bougez pas! restez où vous êtes! Il obéit, docile en apparence, et il insista:


– Répondez-moi.


– Vous m’avez demandé si vous me faisiez horreur. Je vous réponds: c’est plus que de l’horreur que j’éprouve pour vous. C’est du mépris et du dégoût. Je préfère la mort à votre contact répugnant.


– Eh bien, tu seras à moi quand même! rugit Concini.


Il y avait déjà un moment qu’il préparait son coup. Il bondit brusquement.


Elle leva le bras et l’abattit dans un geste foudroyant. Mais il la surveillait; il avait prévu le geste. Il rejeta vivement le torse de côté. Le petit poing armé fut happé au passage par ses deux poignes tendues.


Ce ne fut pas long. Ce bras blanc, ferme, potelé, ce faible bras de femme, il le tordit, le pétrit. Elle eut un cri déchirant: le poignard, échappant à ses doigts meurtris, venait de tomber sur le parquet.


Avec un éclat de rire sauvage, il le repoussa d’un coup de pied violent et la saisit à pleins bras. Il ricanait toujours. Dans l’état de surexcitation où il se trouvait, joint à l’animation de la lutte, le masque de l’homme civilisé tombait sans qu’il en eût cure, les mauvais instincts de la brute reprenaient le dessus. Et oubliant de surveiller sa prononciation, il grognait entre deux éclats de rire, dans un baragouin moitié français, moitié italien:


– Ah! poveretta, tou croyais me faire ricouler!… Tou ne me connais pas… Te voglio! te voglio! et porco dio! tou seras à moi!…


Elle se raidit, la tête rejetée en arrière, pour éviter l’odieux baiser. Et de ses petits poings fermés, elle frappait comme elle pouvait, au hasard.


Lui, il resserrait son étreinte, il la poussait vers l’estrade et il ricanait:


– Frappe… mords… égratigne… Tes coups sont des caresses pour moi!


Pourtant, à force de se tordre, de se débattre, elle finit par lui glisser des mains, elle réussit à se dégager. Elle n’avait plus qu’une pensée lucide: gagner du temps, ne fût-ce qu’une minute… atteindre la porte. Et puis? Est-ce qu’elle savait!… Un miracle pouvait se produire. Ces trois hommes qui avaient pitié d’elle, tout à l’heure, interviendraient peut-être… Le plafond pouvait s’écrouler et l’écraser… le plancher s’effondrer et l’engloutir… Elle ne savait plus, tant son affolement était grand.


Dans sa lutte, elle s’était laissé acculer contre la petite porte. Si cette porte s’ouvrait, c’était peut-être le salut. Elle essaya de l’ouvrir. Elle était fermée à clé, et la clé n’était pas sur la serrure. Alors tenter de gagner la grande porte?… Mais il fallait contourner l’estrade et son lit monstrueux. Quel chemin à franchir! Et le fauve était là qui guettait, qui la harcelait et barrait la route. Elle fit un appel désespéré au sang-froid et tenta l’aventure. Et dans cet espace d’angle réduit, ce fut la fuite raisonnée, méthodique. Elle, renversant tout ce qui se trouvait à portée de sa main, accumulant les obstacles, les yeux dilatés, hagards, obstinément fixés sur le but à atteindre, les forces décuplées par le désespoir. Et comprenant que s’il la saisissait à nouveau, si elle tombait, si elle s’évanouissait, elle était perdue, elle agissait avec une hâte prudente, attentive à tout, ménageant ses forces. Et cependant, sans interruption, elle poussait de longs cris de détresse.


– À moi!… À l’aide!…


Lui, exalté jusqu’à la folie furieuse, la violence de son désir exaspéré par cette résistance acharnée, il la serrait de près, ne lui laissait pas gagner un pouce de terrain. Il enjambait ou écartait à coups de pied les obstacles et il la poussait avec acharnement, cherchant à l’acculer contre l’estrade. Et, défiguré, hideux, il grognait d’une voix qui n’avait plus rien d’humain:


– Je t’aurai!… Tu seras à moi!…


Elle sentait ses forces s’épuiser; elle n’en pouvait plus; elle était à bout de souffle, ses cris se changeaient en râles.


Il comprit qu’elle faiblissait. Il redoubla d’efforts, précipita ses attaques. Enfin, ses deux griffes s’abattirent sur ses épaules et la maintinrent. Il la tenait à nouveau. Il eut le grognement joyeux du fauve qui s’apprête à déchirer sa proie:


– Je te tiens!… Tu es à moi!…


Haletante, ruisselante de sueur, déchirée, meurtrie, échevelée, l’esprit chaviré, n’ayant plus une pensée lucide, l’instinct de la conservation, seul, lui fit tenter un suprême effort. Effort vain. Il la tenait bien, cette fois-ci. Alors, un nom monta de son cœur à ses lèvres et jaillit irrésistible, spontané, dans un dernier appel déchirant:


– Jehan! À moi, Jehan!…


Délire? Hallucination? Il lui sembla qu’une voix lointaine, assourdie, tonnait dans le silence de la nuit: «Me voici!»


Hélas! ce n’était qu’une illusion. Le miracle espéré ne se produisit pas. Nul sauveur n’apparut. Et le monstre, dont elle sentait le souffle rauque lui brûler le visage, le monstre raillait:


– Appelle!… Nul ne t’entendra!… Nul ne viendra à ton secours!… Rien ne peut t’arracher à mon étreinte.


Illusion heureuse, toutefois, car dans son cerveau prêt à sombrer dans la folie, une détente se produisit. L’aube d’une espérance, si incertaine qu’elle fût, lui donna des forces nouvelles. Avec la raison, un peu de sang-froid lui revint. Et elle se raidit, se tordit, griffant, mordant, frappant des genoux, s’acharnant inutilement à s’arracher aux serres puissantes qui la tenaient solidement. Et le même appel, plus douloureux, plus désespéré, jaillit encore une fois de ses lèvres décolorées:


– Jehan! À moi, Jehan!


Concini réunit toutes ses forces. Son étreinte se fit irrésistible, indénouable, et il réussit enfin à la soulever, à l’arracher de terre. Alors, il se mit en marche vers le lit, pareil à quelque monstre fabuleux dont la gueule béante semblait s’ouvrir démesurément, prête à broyer la proie. Il y allait lentement, parce qu’il était entravé par ses soubresauts incessants, aveuglé par les coups qu’elle ne cessait de faire pleuvoir sur sa tête, au hasard, mais il y allait sûrement, sans dévier d’une ligne, avec l’inébranlable conviction que, ainsi qu’il l’avait dit, nulle puissance humaine ne pouvait la lui arracher. Et en marchant, pour répondre à ses appels interrompus, il hurlait de toute la puissance de ses poumons:


– Ton Jehan?… Il est au Châtelet… au Châtelet, je te dis, enchaîné dans quelque bon cachot d’où il ne sortira que pour être traîné à l’échafaud!


Comme il prononçait ces paroles, une voix jeune claironna derrière lui:


– Tu te trompes, Concini!… Jehan n’est pas au Châtelet. Il est ici!


Au même instant, Concini reçut au bas des reins un coup d’une force impétueuse: c’était la botte de Jehan qui entrait en collision avec le derrière du favori de la reine.; Le coup avait été si violent, si magistralement asséné, que Concini serait allé s’étaler sur le parquet avec son précieux fardeau si une poigne vigoureuse ne l’avait saisi à l’épaule et maintenu à temps. L’attaque avait été si soudaine, si imprévue, le choc si rude, si douloureux que le ravisseur, étourdi, suffoqué, ne put retenir un cri de douleur atroce. Mais, en même temps, il ouvrit les bras, lâcha sa victime qui courut se réfugier derrière son sauveur.


Il n’en avait pas encore fini. Avant qu’il fût remis, Jehan le retourna d’un geste prompt et brutal et sa main levée s’abattit à toute volée sur la joue du misérable, qui alla rouler sur le parquet, où il demeura évanoui.

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