XXXII

Après le départ de Jehan, Pardaillan monta dans sa chambre, où il s’enferma à double tour. Il prit le coffret qui lui avait été confié et le posa sur sa table. Et il resta un long moment rêveur, les yeux fixés sur le coffret, sans le toucher.


Il s’éloigna de la table et se mit à marcher de long en large, réfléchissant profondément. Et chaque fois qu’il passait devant le coffret, il lui jetait un coup d’œil. Mais il ne le touchait toujours pas.


Il paraissait tourner et retourner dans son esprit une question qui l’embarrassait.


Brusquement, il se décida. Il traîna le fauteuil devant la table, se laissa tomber dedans, et, avec un haussement d’épaules, il bougonna:


– Au diable les scrupules!… Ces papiers m’appartiennent… ils me sont destinés, tout au moins. Si la demoiselle de Saugis savait que je suis Pardaillan, elle me les remettrait. Cela ne fait pas de doute. Donc, je ne fais rien de mal… j’use de mon droit strictement.


Ayant tranché ce point qui l’avait laissé si longtemps indécis et hésitant, il prit le coffret d’une main ferme et en vida le contenu sur la table.


Il prit un à un les papiers et les parcourut très superficiellement, cherchant son nom. Il trouva, en tout et pour tout, deux feuillets qu’il mit de côté. Il remit tous les autres dans le coffret qu’il ferma à clef et il alla cacher le tout au fond d’un bahut dont il mit la clé dans sa poche.


Ceci fait, il revint s’asseoir devant la table et prit les deux feuillets. Le premier de ces feuillets était la lettre du comte de Vaubrun dont nous avons cité les passages essentiels au moment où l’indiscrète Colline Colle la lisait.


Pardaillan lut et relut cette lettre avec la plus grande attention. Puis, il la posa sur le bord de la table et réfléchit:


– Qu’est-ce que c’est que ce Luigi Cappello, comte de Vaubrun, qui fut au service de Mme Fausta et se dit mon ami?… Du diable si je me souviens!


Il parut remonter dans des souvenirs lointains et tout à coup il s’écria:


– Eh! pardieu, j’y suis: Luigi Capello, comte toscan! C’est le messager que Fausta envoyait au général Alexandre Farnèse, pour lui porter l’ordre d’envahir le royaume à la tête de son armée. C’est celui que j’arrêtai et blessai, sur la route de Gravelines. Oh! diable, ceci ne date pas d’aujourd’hui!


Il fouilla encore une fois sa mémoire, et il eut un sourire de satisfaction.


– Voilà les souvenirs qui reviennent, murmura-t-il. Après l’avoir blessé, après lui avoir enlevé la lettre de Fausta, que je déchirai devant lui, je l’ai soigné de mon mieux, et il en fut très touché. Si touché que, lorsqu’il fut complètement rétabli, il vint me remercier, m’assura qu’il se considérait comme mon obligé et que je pouvais faire état de lui, comme d’un ami dévoué.


Il eut un de ces indéfinissables sourires, et:


– Mon obligé: hum!… C’était un peu excessif. Car enfin, si je ne l’avais pas blessé, je n’aurais pas eu le mérite de le soigner ensuite. Mon ami: cette lettre me prouve qu’il l’était réellement devenu. C’était un brave, c’était aussi un galant homme et un homme de cœur.


Content d’avoir élucidé ce détail qui l’intriguait, il passa à un autre.


– Saêtta!… Qu’est-ce que ce Saêtta?… Voyons: lorsque je suivais à la piste (voici de longues années de cela) Maurevert qui s’était réfugié en Italie, je me souviens d’un maître d’armes de Florence, qui avait inventé un certain coup qu’il appelait modestement «la saêtta»: la foudre!… Peuh!… un coup d’écolier que j’ai compris dès la première fois que je lui ai vu exécuter. Cependant, soyons juste, ce maître d’armes était un escrimeur passable. Le Saêtta dont il est question dans cette lettre serait-il mon maître d’armes florentin?… Pourquoi pas?… La lettre dit: un spadassin, un bravo, un homme à tout faire. Qu’est-ce que cela prouve? Par suite de circonstances que j’ignore, le maître d’armes peut bien être devenu un homme à tout faire.


Il réfléchit un moment, la tête renversée sur le dossier du fauteuil, les yeux au plafond. Et il reprit:


– Il n’y a rien d’impossible à cela. Ce Saêtta pourrait donc me renseigner. C’est à voir. Dans tous les cas, je tiens, grâce à cette lettre, ce qui m’a toujours manqué jusqu’à ce jour: un indice, un bout de ce fil. Pardieu! J’irai jusqu’au bout de ce fil, et il faudra bien qu’il aboutisse à quelque chose… ou j’y perdrai mon nom. Il me faut donc trouver ce Saêtta… s’il n’est pas mort. C’est possible aussi, cela. S’il est vivant, je le trouverai et alors, il faudra bien qu’il me dise ce qu’est devenu mon fils… s’il le sait.


Il répéta machinalement, perdu dans une rêverie profonde:


– Mon fils!… C’est curieux, ce mot ne m’a jamais produit l’effet qu’il me produit en ce moment. Pourquoi?…


Il eut l’air de chercher et bougonna:


– C’est ce jeune homme qui me tourneboule la cervelle!… Il m’est cependant arrivé plus d’une fois dans mon existence de me prendre d’irrésistible et soudaine amitié pour des gens que je connaissais à peine. Pourquoi ce qui m’a paru très naturel pour d’autres me paraît-il extraordinaire et me déconcerte-t-il à ce point pour ce jeune homme?


Il réfléchit encore, les sourcils froncés, l’esprit tendu, et:


– C’est que ce jeune homme me ressemble étonnamment… au moral, s’entend. Quand je l’entends parler et que je le vois agir, je me revois tel que j’étais au temps lointain de mes vingt ans. C’est cela qui me frappe et me remue les tripes, quoi que j’en dise. Cela et pas autre chose… Si bien que j’en suis arrivé à me demander pourquoi il ne serait pas mon…


Il repoussa brusquement son fauteuil et se mit à marcher avec agitation:


– Il ne faut pas y songer, finit-il par se dire. Puisque ce jeune homme a un père… il ne peut pas être mon fils. C’est clair… Et pourtant!…


Il revint à la table et, debout, il mit la main sur le second feuillet, il ne le prit pas et il dit:


– Je suis resté vingt ans sans me soucier autrement de cet enfant. Je me disais: «Le fils de Fausta!… Heu!… pour peu qu’il ressemble à sa mère, il ne pourra guère s’entendre avec son père. Peut-être vaut-il mieux que nous ne nous connaissions jamais, lui et moi.» Et voici que maintenant que je connais ce Jehan… Il s’arrêta et remarqua:


– Autre coïncidence curieuse: il s’appelle Jean… comme moi… Il réfléchit encore un moment et brusquement il jeta bas les pensées qui l’obsédaient et conclut:


– Pendant dix-sept ans, j’ai poursuivi inlassablement le sire de Maurevert pour le tuer. Au bout de ce temps, je l’ai pris et… je lui ai fait grâce. Et ce n’est vraiment pas ma faute si la peur l’a foudroyé. Pendant vingt ans, je me suis désintéressé – ou à peu près – de mon fils. Qui me dit que je ne vais pas le retrouver maintenant et me mettre à raffoler de lui comme mon pauvre père raffolait de moi?… Tout est possible et tout vient à point à qui sait attendre. Attendons.


Il reprit sa place dans le fauteuil et dit:


– Voyons ce papier.


C’était le deuxième feuillet. Un de ces feuillets qui avaient tant intrigué dame Colline Colle, parce qu’ils étaient écrits en une langue qu’elle ne connaissait pas et qui lui paraissait être du latin.


Le feuillet qu’elle avait remis à Parfait Goulard était effectivement écrit en latin. Celui que tenait Pardaillan en ce moment, était écrit en espagnol. Pardaillan, qui avait visité à diverses reprises l’Italie et l’Espagne, parlait l’italien et l’espagnol aussi bien que le français.


Il se mit donc à lire attentivement et murmura:


– Voici qui est bizarre!… Le papier que Concini possède et qu’il m’a fait lire – un peu malgré lui – est la traduction littérale de celui-ci. Les indications sont identiques à celles-ci. Pourtant, cornes du diable! Je sais bien que ces indications sont fausses! Je sais bien que les millions ne sont pas enfouis là!… Alors?… Alors, c’est qu’il doit y avoir une manière spéciale de lire ceci. Quelque chose, je ne sais pas quoi, une manière de clé… Cherchons.


Et il chercha longuement, minutieusement, patiemment. Il lut et relut le papier, le tourna et le retourna dans tous les sens, l’étudia de très près, de loin, l’exposa à la lumière pour voir si par transparence, il ne découvrirait pas quelques lignes intercalées. Il le chauffa au-dessus de la lampe, le plongea dans l’eau, espérant ainsi faire apparaître des caractères écrits avec une encre spéciale. Il ne trouva rien.


De guerre lasse, il plia les deux papiers et alla les mettre à part dans le bahut où il avait déjà caché la cassette, en se disant:


– Je reprendrai ces recherches… et il faudra bien que je trouve. Et il se mit à marcher doucement dans sa chambre, en sifflotant un vieil air qu’il affectionnait. Il paraissait préoccupé et il traduisit cette préoccupation en disant d’un air grognon:


– De quoi vais-je encore me mêler là?… Jusqu’à mon dernier souffle, je serai donc toujours le même animal, enragé à fourrer son nez où il n’a que faire?… Çà, n’ai-je pas assez de mes propres soucis?…


Il a fallu que j’allasse me mêler des affaires de ce Jehan, que je ne connais pas… puis de cette jeune fille, que je ne connais pas davantage… Et maintenant, me voici piqué de la tarentule de m’aller jeter entre le Béarnais et le Concini… Çà, que me font, à moi, ces histoires? Le roi n’est-il pas de taille à se défendre?…


Il tapa du pied avec colère et bougonna:


– Je ne peux pourtant pas assister impassible à l’assassinat de ce pauvre Sire!… Je deviendrais complice, moi! Et puis, au vrai, je m’ennuyais… Toutes ces histoires me distrairont un peu… C’est toujours cela. Et puis ce me sera un exercice salutaire… Je me rouillais, Dieu me damne! Je crois que j’étais en train d’engraisser!


Là-dessus, Pardaillan se coucha et ne tarda pas à s’endormir.

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