IV

Henri IV avait décidé de se rendre à onze heures du soir rue de l’Arbre-Sec. Mais le Béarnais était un vif-argent. Dès neuf heures, bouillant d’impatience, ne tenant plus en place, il était parti, quittant le Louvre par une porte dérobée. Il avait, pour cette expédition, revêtu un de ces habits très simples et fort râpés, comme il les affectionnait, qui lui donnait l’apparence d’un pauvre gentilhomme et dont sa garde-robe était mieux fournie que d’habits neufs et luxueux. La Varenne l’accompagnait seul et devait le quitter à la porte de sa belle.


La maison de dame Colline Colle avait sa façade sur la rue de l’Arbre-Sec. Le derrière donnait sur une impasse appelée le cul-de-sac Courbâton. Il y avait là une porte basse renforcée de tentures épaisses. Sur le devant, la porte principale s’ornait d’un perron de trois marches. Les marches franchies, on se trouvait sur un palier d’où émergeaient deux piliers massifs qui supportaient le balcon en haut duquel nous avons entrevu, le matin même, la jeune fille chez laquelle le Vert Galant cherche à se glisser comme un larron. Les deux piliers, de chaque côté, et le balcon surplombant la porte formaient comme une voûte d’ombre opaque.


Devant la porte, La Varenne frappa dans ses mains deux coups rapprochés. Signal convenu avec la propriétaire. Et se penchant à l’oreille du roi, avec une familiarité obséquieuse et un rire cynique:


– Allez-y, Sire!… Enlevez la place… d’assaut.


Henri mit le pied sur la première marche et murmura:


– Jamais je ne fus aussi ému!


À ce moment une ombre surgit de derrière un des piliers, se campa au milieu, devant la porte, dominant ainsi le roi. En même temps une voix jeune et vibrante lança dans le silence de la nuit cet ordre bref:


– Holà!… Tirez au large.


La Varenne, qui déjà s’éloignait, revint précipitamment sur ses pas…


À cet instant précis, un cavalier s’avançait d’un pas insouciant. Entendant la voix impérieuse, apercevant ces deux ombres au bas d’un escalier, le cavalier s’arrêta à quelques pas du perron, s’immobilisa au milieu de la chaussée, curieux sans doute de ce qui allait se produire, et sans qu’aucun des acteurs de cette scène parût prêter attention à lui.


Cependant le roi avait reculé d’un pas. La Varenne, sur un signe qui recommandait la prudence, se campa au bas du perron, et d’un ton plein de morgue, il railla:


– Vous dites?…


– Je dis, reprit la voix froide et tranchante, je dis que vous allez vous faire étriller selon vos mérites si vous ne déguerpissez à l’instant.


Il devenait difficile de parlementer avec un inconnu qui, du premier coup, le prenait sur ce ton. La Varenne l’essaya cependant et, d’une voix où commençait à percer l’impatience:


– Holà! êtes-vous enragé ou fou? monsieur… Comment, un paisible passant ne pourra pénétrer chez lui parce qu’il…


– Tu mens! interrompit la voix qui se faisait plus âpre, plus mordante, tu ne demeures pas dans cette maison.


– Ah! prenez garde, mon maître!… Vous insultez deux gentilshommes!…


– Tu mens encore!… Tu n’es pas gentilhomme! tu es un marmiton… Retourne à tes marmites, mauvais gâte-sauce… Tu vas laisser brûler le rôti!


On ne pouvait faire une plus sanglante injure à La Varenne – dont la noblesse et le marquisat étaient de création récente encore – que de lui rappeler aussi brutalement la bassesse de son extraction. Livide de fureur, il hoqueta:


– Misérable!…


– Quant à ton compagnon, continua la voix dans un rire strident, il doit être gentilhomme, lui… puisqu’il cherche à s’introduire traîtreusement, la nuit, dans le logis d’une jeune fille sans défense pour y jeter la honte et le déshonneur!… Ah! pardieu oui! ce doit être un gentilhomme de haute et puissante gentilhommerie… puisqu’il ne recule pas devant une besogne vile… dont rougirait le dernier des truands!…


La Varenne ne manquait pas de cette bravoure à qui il faut le stimulant d’une galerie attentive pour la faire épanouir. Seul il eût déjà tiré au large comme l’avait ordonné Jehan le Brave – car on a deviné que c’était lui. Mais il y avait le roi. Impossible de se dérober. Puis le ton, écrasant d’impertinence, dont cet inconnu l’avait renvoyé à ses marmites, l’avait exaspéré jusqu’au délire, avait déchaîné en lui une haine implacable. Enfin sa bravoure était en tous points conforme à sa nature vile et tortueuse.


C’est ce qui fait que sournoisement il dégaina, et traîtreusement, à l’improviste, il porta un coup terrible de bas en haut en grinçant:


– Drôle!… Tu payeras cher ton insolence!


Jehan devina le coup plutôt qu’il ne le vit. Il ne fit pas un mouvement pour l’éviter. Seulement, d’un geste prompt comme l’éclair, il leva très haut le pied et le projeta violemment en avant.


Atteint en plein visage, La Varenne alla rouler sur la chaussée, où il demeura évanoui.


– Voilà! «Drôle» est payé, dit froidement Jehan.


Le cavalier, qui avait assisté impassible à cette scène rapide, murmura:


– Le superbe lion!… Vrai Dieu! voilà qui me change un peu de ce répugnant troupeau de loups et de chacals qu’on appelle des hommes. Je devine toute l’algarade. Mais à qui donc en a-t-il?


À ce moment Jehan descendait les deux marches et s’approchait du roi.


– Monsieur, fit-il d’un ton rude, donnez-moi votre parole de ne jamais renouveler l’odieuse tentative de ce soir et je vous laisse aller… je vous fais grâce!


Effaré, stupide d’étonnement, troublé par l’imprévu, de l’aventure, le roi secoua la tête.


– Non!… Dégainez en ce cas, dégainez!


Et en disant ces mots, Jehan, d’un geste large, sans hâte inutile, tira son épée, fouetta l’air d’un coup sec, fit un pas vers le roi et avec un calme terrible:


– Je vais vous tuer, monsieur, dit-il. Au fait, ce sera plus sûr qu’une parole de gentilhomme, en quoi je n’ai aucune confiance.


Henri se ressaisissait. L’idée qu’il pouvait être en danger de mort ne lui venait pas encore. L’aventure n’était encore à ses yeux qu’un contretemps fâcheux. Certainement ce n’était qu’un malentendu, une méprise qui se dissiperait dès qu’il aurait fait entendre à ce forcené qu’il se trompait et s’attaquait à qui était assez puissant pour le briser. Il se redressa de toute sa hauteur et d’un ton dédaigneux où il entrait plus d’impatience que de colère:


– Prenez garde, jeune homme!… Savez-vous à qui vous parlez?… Savez-vous que je puis d’un geste faire tomber votre tête?…


Le cavalier aux écoutes sursauta:


– Cette voix!… On dirait!…, Oh! diable!…


Jehan le Brave fit un pas de plus dans la direction du roi, le toisa de haut en bas, car il le dominait de toute sa tête, et:


– Je sais, dit-il glacial. Mais avant que vous n’ayez ébauché ce geste, moi je vous plonge le fer que voici dans la gorge!


Cette fois, Henri commença de soupçonner que ce n’était pas une méprise, que c’était à lui personnellement que ce furieux en voulait. Néanmoins, il ne se rendit pas, et plus dédaigneux, plus hautain:


– Assez! fit-il. J’ai affaire dans cette maison. Va-t-en!… Il en est temps encore.


– Dégainez, monsieur!… Il en est temps encore.


– Pour la dernière fois, va-t-en!… Tu auras la vie sauve!


– Pour la dernière fois, dégainez!… ou, par le Dieu vivant, je vous charge!…


Henri jeta un coup d’œil sur l’homme qui osait lui parler ainsi. Il vit un visage flamboyant. Il lut dans ces yeux étincelants une implacable résolution.


La peur, ce sentiment sournois et déprimant, Henri IV y était accoutumé. Il l’éprouvait chaque fois qu’il lui fallait faire face à un péril personnel. Mais toujours, par un effort de volonté admirable, il parvenait à maîtriser cette révolte de la chair et alors il n’y avait pas de brave plus follement brave que ce peureux. Cette fois, il s’aperçut, la sueur de l’angoisse sur les tempes, que l’esprit ne parvenait pas à dompter la matière. Pourquoi?


C’est qu’il avait en lui une terreur – que les événements devaient justifier – et qu’il ne put jamais parvenir à refouler: la terreur de l’assassinat.


Or, Henri venait de lire dans les yeux de cet inconnu qu’il se savait en présence du roi. C’est pourquoi il ne se nomma pas. Or, si cet inconnu, sachant qu’il parlait au roi, osait menacer ainsi, c’est qu’il était résolu à tuer. C’était clair. Dès lors, il n’y avait plus qu’une alternative: se laisser égorger bénévolement ou se défendre de son mieux. Ce fut à ce dernier parti qu’Henri, faisant appel à tout son sang-froid, se résigna.


Lentement il dégaina et tomba en garde. Les fers s’engagèrent.


Dès les premières passes, Henri reconnut l’incontestable supériorité de son adversaire. Il sentit le frisson de la mort le frôler à la nuque, et dans son esprit éperdu il clama:


«Oh! on m’a dépêché un redoutable coupe-jarret!… C’est un assassinat prémédité… Je suis perdu!»


Il eut autour de lui ce regard angoissé du noyé qui cherche à quoi il pourra se raccrocher et il aperçut alors le cavalier qui s’était insensiblement rapproché.


– Holà! monsieur, cria le roi, êtes-vous complice?


Ceci pouvait sous-entendre: si vous n’êtes pas complice, ne me laissez pas égorger.


C’est ce que traduisit sans doute l’inconnu, car il s’approcha vivement et juste à point pour détourner le bras de Jehan, au moment où il se fendait à fond dans un coup droit foudroyant qui eût infailliblement tué le roi.


– Malédiction! gronda furieusement le jeune homme, tu vas payer!…


Et il se rua l’épée haute sur le malencontreux inconnu.


À ce moment, la porte du logis si vaillamment défendu s’ouvrit d’elle-même et sur le seuil apparut la demoiselle Bertille.


Et le bras levé de Jehan retomba mollement. Le geste de mort s’acheva par un geste d’imploration à l’adresse de la pure enfant et cette physionomie l’instant d’avant si terrible prit une expression de douceur extraordinaire, ces yeux noirs si étincelants se voilèrent, semblèrent demander grâce. De quoi?… Peut-être de l’avoir défendue sans son assentiment.


Le roi passa la main sur son front où perlait la sueur et murmura:


– Ouf!… J’ai vu la mort!…


Quant à l’inconnu, il regardait tour à tour la jeune fille et le jeune homme et un mince sourire errait sur ses lèvres narquoises pendant qu’il songeait:


– Voilà donc le joli tendron pour qui ce maître fou a osé tenir tête au plus puissant monarque de la terre, l’obliger, lui pauvre hère, à mettre flamberge au vent, le réduire à implorer l’assistance d’un passant!… Morbleu! il me plaît, ce jeune lion! Et elle!… Ma foi, elle est assez belle pour justifier aussi insigne folie!… Mais, décidément, c’est une belle chose que l’amour!


En son déshabillé de laine blanche, le léger manteau d’or fin et duveteux de son opulente chevelure retombant en plis harmonieusement ondulés sur la frange de sa robe, adorable dans sa grâce virginale, Bertille s’avança lentement jusqu’au bord du perron doucement éclairé par les sept cires du flambeau d’argent que, sur le seuil, dame Colline Colle élevait au bout de son bras tremblant d’émotion.


Pendant le temps très court qu’elle mit à franchir les quelques pas qui la séparaient du bord du perron, la jeune fille tint constamment son regard lumineux, brillant d’une naïve admiration, fixé sur les yeux de Jehan. De ces trois hommes immobiles qu’elle dominait du haut des marches, il semblait qu’elle ne vît que lui. Et il faut croire que ce regard si candide, si pur, parlait un langage muet d’une éloquence singulièrement expressive, car le jeune homme qui n’avait pas tremblé en menaçant le roi, se sentit frissonner de la nuque aux talons, il sentit le sang affluer à son cœur qu’il comprima de sa main crispée, et il se courba dans une attitude de vénération qui était presque un agenouillement.


Il faut croire que le langage de ces yeux était singulièrement clair, car le roi pâlit lui aussi, et lui qui, peut-être, avait oublié son audacieux agresseur, il ramena sur lui un œil froid qui était une condamnation.


Quant à l’inconnu dont le geste opportun venait de sauver la vie au roi, il contemplait le couple si jeune, si gracieux, si idéalement assorti, dont toutes les attitudes trahissaient l’amour le plus chaste, le plus pur, avec une visible sympathie, et ses yeux se reportant sur le visage convulsé par la jalousie de Henri, une lueur de pitié brilla dans son œil railleur et il murmura:


– Pauvres enfants!…


Quand elle eut suffisamment remercié le jeune homme, car toute son attitude était à la fois un cantique d’amour et d’actions de grâces, Bertille se tourna vers le roi, s’inclina dans une révérence gracieuse que plus d’une grande dame eût admirée, et d’une voix harmonieuse, admirablement timbrée, douce comme un chant d’oiseau, elle dit, avec un ton de dignité déconcertant chez une aussi jeune et aussi ignorante enfant:


– Daigne Votre Majesté honorer de sa présence l’humble logis de noble demoiselle Bertille de Saugis.


La foudre tombant à grand fracas n’eût pas produit sur les deux principaux acteurs de cette scène l’effet que produisirent ces paroles.


D’un bond, le roi franchit les trois marches et fut sur la jeune fille qu’il dévorait d’un regard ardent. Il était livide et tout secoué d’un frisson qui n’échappa pas à l’œil perçant de l’inconnu qui contemplait cette scène d’un air intéressé.


Henri bégaya:


– Vous avez dit Saugis?… Saugis?…


– C’est mon nom, sire.


Henri passa la main sur son front ruisselant.


– J’ai connu, dit-il lentement, péniblement, dans le pays chartrain, une dame de Saugis… Blanche de Saugis.


– C’était ma mère.


«Miséricorde! cria en lui-même Henri, bouleversé, c’est ma fille!… Et j’ai failli!…»


Instinctivement ses yeux se portèrent sur Jehan le Brave qui paraissait pétrifié et il ajouta:


«Dieu soit loué qui l’a placé sur ma route pour m’épargner le remords de cet épouvantable crime!»


Voyant que le roi se taisait, Bertille, ignorante sans doute des règles de l’étiquette, demanda:


– Votre Majesté ne le savait-elle pas en venant ici?


Il y avait une candeur si manifeste dans le ton dont fut posée cette question que le roi, rougissant malgré lui, se hâta de dire:


– Si fait, jarnidieu!… Mais je tenais à m’assurer… je voulais vous entendre confirmer…


Gravement, avec un accent touchant de mélancolie, la jeune fille dit:


– Il y a bien longtemps que je n’espérais plus l’honneur insigne que le roi veut bien me faire ce soir… N’importe, Votre Majesté est la bienvenue chez moi. Entrez, Sire.


Elle avait l’air d’une souveraine accordant une faveur à un de ses sujets, et le roi, lui, paraissait singulièrement gêné. Il fit un mouvement pour pénétrer dans la maison. Au moment d’entrer, il se rappela tout à coup cet inconnu qui venait de lui sauver la vie, et il se retourna dans l’intention de lui adresser quelques paroles de remerciement. Il n’en eut pas le temps. Un incident imprévu éclata brusquement comme un nouveau coup de tonnerre.


Lorsque Bertille parut sur le perron, nous avons vu que Jehan était tombé en extase. Cette extase se changea en stupeur douloureuse lorsqu’il entendit la jeune fille se nommer en invitant le roi à pénétrer chez elle. Peu à peu la stupeur tomba et fit place à la colère, laquelle s’exaspéra à son tour pour s’élever jusqu’à la fureur. La fureur froide, aveugle, qui ne raisonne pas, qui se hausse du premier coup aux pires actes de folie.


Un moment l’inconnu qui le surveillait du coin de l’œil put croire qu’il allait escalader le perron, sauter sur le roi, l’étrangler et, qui sait? poignarder après la jeune fille.


Mais il changea d’idée sans doute. Ou plutôt il est probable qu’il ne raisonnait plus et agissait sous l’empire d’un accès de folie. D’un geste rageur, il rengaina violemment son épée qu’il avait toujours à la main, comme s’il eût voulu s’interdire à soi-même tout acte de violence, et croisant ses bras sur sa large poitrine, livide, les yeux exorbités, il éclata soudain d’un rire strident, terrible et en même temps il tonna:


– Entrez, sire!… Soyez le bienvenu chez noble demoiselle Bertille de Saugis qui n’espérait plus l’insigne honneur que vous voulez bien lui faire ce soir!… Entrez! la chambre virginale s’ouvrira pour vous!… entrez, les courtines sont tirées! entrez, la noble demoiselle est prête au sacrifice d’amour!…


Dès les premiers mots, Henri s’était retourné stupéfait, en songeant:


«Voyons jusqu’où il osera aller!»


Bertille, pâle comme une morte, attachait sur l’exalté un regard chargé d’un douloureux reproche qui prit bientôt une expression de tendre pitié.


Le fou – car il était fou en ce moment, fou de rage jalouse – continua de sa voix de tonnerre:


– Ah! par l’enfer, la farce est plaisante, et j’en ris de bon cœur!… Riez donc avec moi, noble demoiselle, et vous aussi, Majesté!… Riez de ce triste hère, de ce truand, de ce fou qui s’était imaginé défendre une pure, une innocente jeune fille et qui n’avait pas hésité, lui misérable inconnu, sans fortune et sans nom, à se dresser devant un roi, à l’arrêter, à le tenir à sa merci!… Riez, vous dis-je, riez de ce triple fou qui ne soupçonnait pas que la pure, l’innocente jeune fille n’attendait qu’un signe pour se laisser choir dans les bras du galant barbon… mais couronné!


Comme s’il n’avait rien entendu de ces sarcasmes violents, débités sur un ton de violence inouï. Henri se tourna vers l’inconnu, et avec ce sourire accueillant qu’il avait pour ses amis:


– Serviteur, Pardaillan, serviteur [3], dit-il. Et tout aussitôt, très cordial:


– Puisqu’il est dit qu’à toutes nos rencontres – et il ne tient pas à moi qu’elles ne soient plus fréquentes…


Votre Majesté sait que de loin comme de près…


– Je sais, Pardaillan, fit doucement Henri. Il n’empêche que vous me négligez trop, mon ami.


Pardaillan, puisque c’était lui, s’inclina sans répondre. Henri étouffa un soupir et poursuivit:


– Je disais donc: puisque à chacune de nos rencontres vous rendez service à moi ou à ma couronne sans qu’il me soit possible de vous prouver ma gratitude, puisqu’il vous plaît qu’il en soit ainsi, rendez-moi encore un service…


– Je suis à vos ordres, sire.


Henri se redressa, et très froid, en le désignant d’un coup d’œil dédaigneux:


– Gardez-moi ce jeune homme… Je l’avais, ma foi, oublié, mais il paraît qu’il tient à ce que je m’occupe de lui… Gardez-le moi donc… précieusement.


En entendant cet ordre, Jehan se redressa et fixa un œil étincelant sur l’homme que le roi paraissait honorer d’une estime particulière. Bertille, au contraire, lui jeta un regard implorant.


Sans paraître rien remarquer, le chevalier de Pardaillan répondit avec un flegme admirable:


– Vous le garder, sire! C’est facile… Jehan eut un sourire de dédain.


Bertille crispa ses mains diaphanes avec une expression de désespoir qui eût touché tout autre qu’un amoureux jaloux.


– Mais, continua imperturbablement Pardaillan, je ne puis pourtant pas vous le garder jusqu’à l’heure du jugement dernier. Le roi me permettra-t-il de lui demander ce qu’il faudra en faire?


– Tout simplement le conduire jusqu’au Louvre et le remettre aux mains de mon capitaine des gardes…


– Très simple, en effet… Et alors, qu’adviendra-t-il?


– Ne vous occupez pas du reste, fit Henri avec autorité. C’est l’affaire du bourreau.


Jehan se raidit dans une attitude de défi. Bertille chancela et dut s’appuyer à un des piliers.


– Le bourreau! peste! oh diable! reprit Pardaillan avec un air parfaitement indifférent. Pauvre jeune homme!


Henri IV connaissait sans doute de longue date ce singulier personnage, qui lui parlait avec une sorte de respect narquois, qui avait des allures désinvoltes, des attitudes telles qu’on pouvait se demander si ce n’était pas plutôt lui qui était le roi. Il connaissait sans doute ses manières, il avait appris sans doute à lire sur cette physionomie indéchiffrable, car il s’écria, avec plus d’inquiétude que de colère:


– Enfin, Pardaillan, obéissez-vous?…


– J’obéis, Sire, j’obéis! Diantre! résister aux ordres du roi! Je saisis ce jeune homme, je le traîne au Louvre, au Châtelet, à la potence, à la rue, je l’écartèle moi-même.


Et tout à coup se frappant le front, comme quelqu’un qui se souvient brusquement:


– Jour de Dieu! et moi qui oubliais!… Ah! cuistre, bélître, faquin! Je vieillis, Sire, voilà-t-il pas que je perds la mémoire! Sire, vous me voyez affligé, désolé, navré, désespéré. Je ne puis faire ce que Votre Majesté me demande.


Bertille se sentit renaître, le rose reparut sur le lis de ses joues, ses doux yeux bleus se posèrent sur cet inconnu et se levèrent ensuite au ciel en une muette action de grâces.


Jehan, qui n’avait pas bronché, le considéra avec un étonnement manifeste.


– Pourquoi? demanda sèchement le roi.


– Eh! Sire, je viens de me souvenir, à l’instant, que monsieur m’a – précisément donné, pour demain matin, certain rendez-vous auquel un gentilhomme ne saurait se dérober à peine de se déshonorer.


– Eh bien?…


– Comment, Sire, ne comprenez-vous pas que, devant me battre demain matin avec un monsieur, je ne puis l’arrêter ce soir?… Voyons, Sire, ce jeune homme aurait le droit de croire que j’ai eu peur.


Et en disant ces mots avec un air de naïveté ingénue, ses yeux pétillants de malice se posaient tour à tour sur Jehan, chez qui l’étonnement commençait à faire place à de l’admiration, et sur Bertille qui, après avoir respiré un moment, retombait dans les transes.


– Monsieur de Pardaillan, fit le roi d’un air sévère, ne savez-vous pas que nous avons édicté des lois [4] très rigoureuses à seule fin de réprimer cette criminelle fureur de duels qui décime la fleur de notre gentilhommerie?


De cet air figue et raisin qui paraissait inquiéter Henri, Pardaillan s’écria:


– Corbleu! C’est vrai!… J’oubliais les édits contre le duel… Ah! décidément la mémoire s’en va chez moi!… Les édits!… Peste! je n’aurai garde de les oublier maintenant!


– Monsieur, fit Henri que la colère commençait à gagner, le souvenir des services que vous m’avez rendus vous couvre encore… Mais croyez-moi, n’abusez pas de ma patience!… Oui ou non, obéissez-vous?


Pardaillan se redressa de toute sa hauteur. Sa physionomie se fit de glace et sèchement il laissa tomber:


– Non!


– Pour quelle raison?… Peut-on le savoir? dit le roi avec une ironie menaçante.


Toujours glacial, Pardaillan soutint avec une paisible assurance le regard foudroyant du roi et de sa même voix tranchante:


– Je n’y vois pas d’inconvénient… Puisque le roi ne le devine pas, je lui dirai que ne m’étant de ma vie fait pourvoyeur de bourreau, je ne commencerai pas à soixante ans à m’abaisser à semblable besogne.


– Vous osez!… gronda le roi.


Posément, Pardaillan franchit deux marches du perron, ce qui le mettait à la hauteur d’Henri IV, lequel était de taille plutôt petite. Et là, les yeux dans les yeux, avec un calme effrayant:


– Vous osez bien me menacer, vous!… Vous osez bien m’insulter en me proposant une besogne de sbire!…


Le roi frémit de colère. Il allait lancer quelque cinglante réplique. Il n’en eut pas le temps.


Jehan le Brave, qui jusque-là était demeuré immobile et muet, parut se réveiller tout à coup. Il s’avança à son tour et, sans regarder la jeune fille, brusquement, sur un ton de souveraine hauteur:


– Avant de vous fâcher avec ce brave et loyal gentilhomme, dit-il, il eût peut-être été bon de savoir si je consentirais à me laisser arrêter!


Et avec un orgueil prodigieux:


– Un roi seul me paraît digne d’arrêter Jehan le Brave. Allez donc, Sire, je ne veux pas retarder plus longtemps votre légitime impatience… Quand vous sortirez, vous me trouverez ici, à cette porte, prêt à vous suivre au Louvre.


À cette extraordinaire proposition, la jeune fille, de pâle qu’elle était, devint livide. Elle ferma ses beaux yeux comme pour se soustraire à la hideuse vision du supplice au-devant duquel le jaloux, dans son exaltation, se précipitait tête baissée.


Pardaillan lui jeta un regard de travers et murmura:


– Il n’aura pas pitié de la douleur de cette malheureuse enfant! La peste soit des amoureux jaloux, qui ne savent rien voir!


Stupéfait, Henri s’écria:


– Vous m’attendrez? Vous me suivrez au Louvre?…


– Partout où il vous plaira de me conduire.


– Vous savez, mon maître, que c’est au-devant du bourreau que vous courez?


– Il sera le bienvenu!


Ceci fut lancé avec une sorte de joie furieuse. En même temps, ses yeux étincelants, fixés sur les yeux de Bertille, semblaient lui dire:


– C’est vous qui me tuez! Vous seule!…


Froidement, non sans admirer intérieurement la folle bravade, Henri dit:


– Je retiens votre parole, jeune homme. Jarnidieu! je suis curieux de voir si vous irez jusqu’au bout.


Avec cette fierté orgueilleuse qui paraissait lui être particulière, Jehan affirma:


– Jehan le Brave tient toujours ce qu’il promet.


Henri le considéra attentivement une seconde, puis il eut un geste qui signifiait: Nous verrons! Et il entra dans la maison.


Un moment Bertille fixa son œil pur, chargé d’une tendresse compatissante sur le jeune homme, aussi pâle qu’elle, raidi dans une attitude qu’il croyait outrageusement méprisante et qui n’était que l’expression la plus parfaite du désespoir poussé à ses extrêmes limites. Puis elle descendit lentement les trois marches et s’approcha. Et Jehan, qui n’eût pas reculé d’une semelle devant la mort même, recula devant elle.


Alors, dans un murmure infiniment doux:


– Pourquoi avez-vous offert au roi de l’attendre, alors qu’il vous était si facile de vous retirer si tranquillement?


Il tressaillit, remué jusqu’au plus profond de son être par la douceur pénétrante de cette voix. Ce ne fut qu’un éclair. Tout de suite l’orgueil, qui, semblait être le fond de sa nature, reprit le dessus, et agressif, violent, hérissé, d’une voix rauque où grondaient des sanglots refoulés:


– Que vous importe! De quel droit vous occupez-vous de moi? Qu’y a-t-il de commun entre nous? Savez-vous seulement qui je suis?


Très simplement, ses yeux bleus, limpides comme l’azur de ce ciel d’été qui brillait au-dessus de leurs têtes, fixés sur ses yeux à lui, elle dit:


– Je ne vous connais pas, c’est vrai! C’est la première fois que je vous parle, c’est vrai! Vous ne me connaissez pas davantage, et pourtant vous n’avez pas hésité à tirer l’épée contre le roi de France, pour défendre la porte d’une inconnue.


Il râla:


– Je croyais!…


Il allait dire: «Je croyais à votre innocence, à votre pureté. Je ne savais pas que vous n’attendiez que l’occasion de vous vendre!» Oui, voilà ce qu’il voulait dire, le malheureux! Mais il y avait une si chaste dignité dans l’attitude de la jeune fille, il y avait une telle irradiation d’amour dans sa gorge, le blasphème ne fut pas proféré. Mais, furieux de ne pas oser, il grinça:


– Le roi vous attend, madame!


– Je sais… Et c’est pour vous que je fais attendre un roi… Et cependant vous voulez mourir!… Or, écoutez, ceci est un secret de honte qu’il faut pourtant que je vous fasse connaître, à vous… Le roi… Je ne l’ai vu qu’une fois, de loin… Je ne lui ai jamais parlé, je ne le connais pas, il ne s’est jamais occupé de moi… et pourtant c’est mon père!


Il n’y avait pas à se tromper à cet accent de sincérité. Jehan ne douta pas. Tout de suite, il fut convaincu. Comme si cet aveu, qui semblait coûter à la jeune fille, l’eût assommé, il tomba rudement à genoux, et joignant les mains, il implora:


– Pardon!… Oh! pardon!


Elle laissa tomber sur le malheureux qui sanglotait à ses pieds un regard rempli de mansuétude, et sans faire un geste, très pâle, avec la même douceur, elle reprit:


– Vous, tuer mon père! Vous!… Était-ce possible? Pouvais-je laisser faire cela?…


Il râla, toujours prosterné:


– La malédiction est sur moi!… Écrasez-moi…


Elle secoua doucement sa tête charmante, et se penchant sur lui, dans un souffle, elle acheva:


– Maintenant que vous connaissez le honteux secret de ma naissance, il me reste ceci à vous dire: moi aussi, j’ai cru… peut-être me suis-je trompée…


Elle était, maintenant toute rose, adorable en son pudique émoi. Et cette fois, l’orgueil et la jalousie furent balayés, emportés comme fétus par le souffle puissant de l’amour. Cette fois, il comprit à demi-mot et ivre de joie, après avoir failli devenir fou de rage et de douleur, il bégaya:


– Achevez!…


Et elle, l’innocente, qui ignorait ce qu’était l’amour, elle qui n’avait fait que suivre jusque-là les impulsions de son cœur, sans se demander si c’était l’amour qui la poussait, oubliant qu’elle ne le connaissait pas, que c’était la première fois qu’elle lui parlait, elle comprit que ce jeune inconnu, que depuis des semaines et des semaines elle guettait de loin à sa fenêtre, dont elle admirait la fière prestance, la démarche souple et assurée quand il passait en se redressant sous son balcon, elle comprit qu’il avait accaparé son cœur. Elle eut la soudaine, la foudroyante intuition que s’il mourait, elle n’avait plus qu’à mourir elle-même. Et très simplement, avec une superbe sincérité, une adorable franchise, ignorante de toute hypocrisie, elle dit ce qu’elle pensait:


– Je ne sais pas… Je ne peux pas vous dire… Mais je sens que si vous mourez maintenant… je mourrai aussi!


Et toute blanche, droite et le front redressé, jugeant qu’elle n’avait rien à ajouter, elle franchit les trois marches, rentra chez elle et ferma doucement la porte.

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