XXXI

En sortant de la petite maison de Concini, Saêtta se demanda ce qu’il allait faire.


– Voilà, se disait-il en marchant, Jehan, par suite de circonstances heureuses que j’ignore, a-t-il réussi à s’échapper? Ou bien, suis-je arrivé trop tard: Concini l’ayant frappé et s’étant débarrassé du cadavre? Toute la question est là. Libre, Jehan rentrera chez lui. Donc, je dois aller l’attendre là. Et si Concini m’a ravi ma vengeance… (il grinça des dents), je crois que la signora pourra préparer ses vêtements de veuve.


Sa résolution prise, il quitta son allure indécise et s’achemina vers le logis de Jehan, chez lequel il monta délibérément.


Escargasse ne l’avait pas perdu de vue. Quand il le vit s’engouffrer dans l’allée, il jugea sa mission terminée. Il prit ses jambes à son cou et fila vivement vers l’hôtellerie du Grand-Passe-Partout.


Jehan avait négligé de fermer sa porte à clé. Saêtta entra après avoir frappé deux coups rudes, restés sans réponse.


Le mobilier, qu’il connaissait, était des plus rudimentaires. Il se composait d’une table, de deux chaises, d’un coffre qui servait en même temps de buffet, d’une étroite couchette et – la pièce la plus somptueuse – d’un grand fauteuil en assez bon état.


Dans la cheminée, relativement petite, quelques ustensiles de cuisine: une poêle, un gril, un coquemar [16], attestaient que le maître de céans ne dédaignait pas, le cas échéant, de préparer lui-même ses repas. Ce qu’il faisait, en effet, les jours où sa bourse trop plate lui interdisait d’aller au cabaret.


Il se vantait même, non sans orgueil, de n’avoir pas son pareil pour faire sauter une omelette. Ce qui, malgré son apparente simplicité, n’est pas une opération aussi facile à réussir que bien des gens se l’imaginent.


Saêtta avait faim. Il fouilla le coffre-buffet. Il n’y trouva pas le moindre croûton à se mettre sous la dent. Mais il y avait quelques flacons qui lui parurent d’apparence assez vénérable. Il en prit un, s’installa dans le fauteuil et attendit patiemment en vidant son gobelet à petits coups.


La nuit était venue et il avait négligé d’allumer la lampe. Il se trouvait mieux dans l’obscurité pour rêver à son aise. Neuf heures venaient de sonner à Saint-Germain-l’Auxerrois, proche, lorsqu’il entendit résonner dans l’escalier un pas qu’il reconnut aussitôt. Un sourire éclaira sa rude physionomie, et, tout joyeux, il s’écria:


– C’est lui!


Impatient, il courut sur le palier, et penché dans le noir, il demanda:


– C’est toi, mon fils?


– Oui, fit une voix brève. C’était Jehan, en effet.


Le coup qu’il avait reçu en apprenant la disparition de Bertille, qu’il croyait si bien en sûreté, l’avait tout d’abord atterré. Mais il était de ces natures énergiques que le malheur semble stimuler au lieu de les abattre. D’ailleurs, c’était un combatif, la lutte était son élément. Et dans la lutte, il ne perdait jamais le sang-froid.


Pardaillan, qui l’observait à la dérobée, le vit soudain très maître de soi. Seulement, la teinte livide qui s’était répandue sur son visage persistait. Ses magnifiques yeux noirs brillaient d’un éclat fiévreux. Les narines demeuraient pincées.


De l’interrogatoire serré que Pardaillan et Jehan firent subir au majordome, ils ne purent tirer rien de plus que ceci: Bertille était partie avec une vieille paysanne avec laquelle elle avait eu un entretien secret.


Qui était cette vieille? Qu’avait-elle dit à la jeune fille? Où l’avait-elle conduite? Autant de questions qui demeuraient encore à l’état de mystère.


Pardaillan, qui avait entendu la Galigaï se vanter d’avoir fait enlever la jeune fille, se disait que cette vieille paysanne devait être une émissaire de la femme de Concini. Il n’en savait pas plus long et, comme Jehan, il cherchait.


Il ignorait que Léonora avait menti en prenant à son compte une action que l’évêque de Luçon prétendait, de son côté, avoir fait accomplir. Mais Richelieu, dans cette affaire, n’avait fait que suivre les indications du père Joseph. Il avait donc menti, lui aussi.


Enfin, si on se rappelle que frère Parfait Goulard, comme par hasard, s’était, dès leurs premiers pas dans la rue, trouvé sur le chemin de Bertille et de Marie-Ange, on n’aura pas de peine à comprendre d’où venait le coup.


Tout ceci était un peu trop compliqué pour que Pardaillan pût le démêler en quelques minutes. Nous devons dire qu’il se demanda un moment s’il ne ferait pas bien de répéter ce qu’il avait entendu concernant Bertille. Mais il réfléchit que cela pouvait l’entraîner plus loin qu’il ne voulait et il y renonça.


D’ailleurs, il était bien résolu à éclaircir l’affaire. Par sympathie pour les deux jeunes gens, d’abord. Ensuite, parce qu’il n’oubliait pas que la jeune fille était persécutée uniquement à cause des papiers qu’on savait en sa possession. Or, comme ces papiers lui étaient destinés et l’intéressaient tout particulièrement, avec sa logique spéciale, il en concluait qu’il était la cause indirecte de cette persécution. Par conséquent, il se devait à lui-même de réparer le mal, en dehors de toute considération de sympathie.


Parce que Bertille avait déclaré qu’elle serait de retour avant la nuit, Jehan ne voulait pas quitter l’hôtel du duc d’Andilly tant que la nuit ne fût pas tombée. Pardaillan pensait bien qu’elle ne rentrerait pas. Mais il ne dit rien et attendit patiemment avec lui.


Jehan dut se rendre à l’évidence. Ils partirent. Dans la rue, il marcha silencieusement, les dents serrées, à côté de Pardaillan, préoccupé lui-même. En sorte que lorsqu’ils arrivèrent à l’hôtellerie du Grand-Passe-Partout, ils n’avaient pas échangé quatre paroles.


À l’auberge, ils retrouvèrent Escargasse, Gringaille et Carcagne qui les attendaient sans impatience, attendu qu’ils pouvaient tuer le temps en vidant force flacons et en jouant aux dés. Ce qu’ils faisaient très consciencieusement.


– Eh bien, demanda Jehan, l’homme est-il venu? Qui est-ce? Escargasse, à qui s’adressait la question, répondit avec un gros rire, et comme s’il pensait qu’on lui avait bien inutilement infligé une fastidieuse corvée:


– S’il est venu? Je comprends! Qui c’était? Votre père… pas moins!


À ces derniers mots, Jehan fronça imperceptiblement le sourcil et regarda le Provençal de travers. Il ne lui fit aucune observation cependant et se contenta de demander:


– Où est-il allé?


– Chez vous, fit Escargasse.


Et naïvement, sans en chercher plus long, il ajouta:


– Il est inquiet, cet homme… C’est facile à comprendre.


Jehan tressaillit et demeura un moment les yeux dans le vague. Il se secoua comme pour chasser des pensées importunes et, se tournant vers Pardaillan, il l’interrogea du regard.


Le chevalier avait entendu. Lui aussi, il avait tressailli à la première réponse d’Escargasse. Et il avait saisi au passage le coup d’œil de Jehan, de même qu’il avait surpris son tressaillement. Et il avait observé sa courte rêverie. À la question muette du jeune homme, il répondit par une question, comme si un doute s’était levé dans son esprit:


– Ainsi, c’était votre père?


– Il paraît, répondit Jehan avec un haussement d’épaules rageur.


– En ce cas, dit gravement Pardaillan, mes soupçons étaient mal fondés. Et je regrette sincèrement de vous en avoir fait part.


– Mais enfin, insista Jehan, qu’aviez-vous supposé? Ne pouvez-vous me le dire?


– À quoi bon? fit Pardaillan, subitement froid. Il est évident que je me suis trompé… puisqu’il s’agit de monsieur votre père.


Jehan fut sur le point de crier: «Ce n’est pas mon père!» Il se tut. Pourquoi? Il n’aurait su le dire. Il prit la main de Pardaillan, la serra dans les siennes et, d’un ton pénétré:


– Vous m’excuserez, monsieur, de ne pas vous remercier comme je le devrais… Mais, vous le voyez, je n’ai pas bien la tête à moi.


Pardaillan le considéra longuement; il se sentit ému de compassion et il hocha doucement la tête comme pour dire: «Je le vois bien.»


En effet, Jehan paraissait calme. Il s’efforçait même de sourire. Mais sa pâleur persistait plus effrayante et il y avait de l’égarement au fond de ses prunelles dilatées. L’effort qu’il faisait pour ne pas crier son désespoir et refouler ses sanglots devait être formidable et l’écrasait. Pardaillan le comprit. Ce qu’il fallait à ce jeune homme, c’était la solitude, où il pourrait du moins se décharger de l’abominable contrainte.


Il chercha un prétexte plausible de le renvoyer chez lui et crut l’avoir trouvé. Il dit, avec douceur:


– Allez, mon enfant, il ne faut pas faire attendre votre père, qui s’inquiète… on vous l’a dit. Et n’oubliez pas que vous me trouverez prêt à vous aider dans vos recherches.


Jehan n’entendit que la première phrase. Il eut un éclat de rire strident, qui retentit douloureusement à l’oreille du chevalier. Les trois braves, comprenant qu’il se passait quelque chose d’anormal, dressèrent l’oreille et se levèrent sans bruit, prêts à obéir sur un signe. Avec une sorte de rage concentrée, Jehan gronda:


– C’est vrai, ventre de veau! mon père m’attend! Un bon fils ne doit pas laisser son père dans l’inquiétude.


Et il partit d’un pas rude, violent, furieux, laissant Pardaillan plus rêveur que jamais. Les trois braves, un peu pâles, effarés, pliant instinctivement les épaules, le suivirent de loin, comme des chiens qui craignent la raclée, et ils se disaient:


– Le temps est à l’orage!… Gare à la peau de l’imprudent qui heurtera messire Jehan!


Dès qu’il fut entré dans sa mansarde, Jehan battit le briquet et alluma la lampe. Après quoi, il se campa devant Saêtta et le regarda fixement, sans dire mot.


Saêtta ne parut pas remarquer ce qu’il y avait de menaçant dans cette attitude. Il était ému et ne songeait pas à cacher cette émotion. Il paraissait rayonnant, du reste. Manifestement, il était heureux. Jehan ne put en douter. Il lui sembla même démêler au fond de ces yeux de braise une expression de rude tendresse qu’il n’y avait peut-être jamais vue. Il en fut tout déconcerté, tout étourdi. Évidemment, il ne s’attendait pas à cela.


Le résultat fut qu’il modifia son attitude.


Saêtta ne remarqua pas ce changement. Il prit la main du jeune homme et la serra vigoureusement.


C’était la deuxième ou troisième fois de sa vie qu’il accomplissait un geste pareil. La surprise de Jehan s’accrut. Mais l’incompréhensible accès de colère qu’il avait eu en apprenant que l’homme soupçonné par Pardaillan n’était autre que Saêtta qui l’attendait chez lui, cet accès était tombé. Maintenant, il était maître de lui et, comme il avait son idée de derrière la tête, il ne laissait rien voir de ses sentiments intimes.


Saêtta le conduisit jusqu’au fauteuil et, avec une douceur que Jehan ne lui connaissait pas:


– Assieds-toi, mon fils… Tu dois être fatigué. Je te vois bien pâle. Enfin, te voilà, sain et sauf, c’est l’essentiel et je suis content… bien content.


Ceci était prodigieux. Jamais Saêtta n’en avait fait ni dit autant. L’étonnement de Jehan se haussait jusqu’à la stupeur.


Pourtant, ces marques d’amitié anormales ne le touchaient pas. Au contraire, elles faisaient se lever en lui une vague inquiétude. Et il faut croire qu’il était bien changé, car, au lieu de s’indigner de cette insensibilité, comme il n’eût pas manqué de le faire quelques jours plus tôt, elle lui parut naturelle. Au lieu de s’abandonner avec sa franchise ordinaire, il se tint sur la réserve. Mieux: sur ses gardes, comme s’il eût été devant un ennemi.


Ceci nécessite quelques explications que nous donnerons le plus brièvement possible.


Du peu de mots que Pardaillan avait dits en chargeant Escargasse de veiller devant la maison de Concini, Jehan avait compris ceci: «L’homme qui viendra ici, envoyé par la Galigaï, cet homme qui se dit mon ami, est un ennemi dont je dois me défier et que je dois surveiller.»


Brusquement, il avait appris que cet homme, c’était Saêtta. Quelques jours plus tôt – c’est-à-dire avant son entretien avec Bertille, cet entretien auquel se rattachait le changement rapide et radical qui s’opérait en lui – il se serait dit qu’il y avait là quelque malentendu. D’autant que Pardaillan, en qui il avait une confiance aveugle, s’était empressé de battre en retraite et s’était presque excusé, lorsqu’il avait appris que cet homme était le propre père de Jehan.


Depuis longtemps, il avait de vagues soupçons sur le compte de Saêtta. On se souvient peut-être que, dès les commencements de ce récit, il l’avait déclaré très nettement. Depuis son entretien avec Bertille, il avait réfléchi. Le bandeau qu’il avait sur les yeux était tombé et il avait regardé les choses et les êtres en les voyant nettement tels qu’ils étaient. De lui-même, cette manière d’enquête morale à laquelle il se livrait avait remonté à ses proches, et Saêtta était un des premiers qu’il avait eus à juger.


Il s’était montré impitoyable pour lui-même. Il se montra sévère, mais juste, envers l’homme qui l’avait élevé. Et de déduction en déduction, il en était arrivé à se poser cette question grosse de conséquences: «Pourquoi Saêtta s’est-il acharné à faire de moi le misérable que j’ai été sans m’en douter durant des années?»


Le soupçon, comme on voit, s’était changé en certitude. Le mobile seul lui échappait. Et c’est ce mobile qu’il avait résolu de connaître.


Là-dessus était venue l’affaire de sa délivrance. Pardaillan, brave et loyal gentilhomme, avait reculé avec horreur à la pensée d’accuser un père de comploter contre son fils. Il l’avait très bien compris et n’avait pas insisté. Mais lui, qui savait ce que valait Saêtta et qu’il n’était pas son père, lui avait été vivement frappé de ce fait venant s’ajouter à tant d’autres.


Et il était parti résolu à avoir une explication violente, mais décisive. L’attitude de Saêtta l’avait déconcerté. Il s’était dit: «Ce n’est pas une comédie qu’il joue là. Quel but tortueux poursuit-il donc? Il faut que je sache à tout prix. Mais ce n’est pas de la violence qu’il faut ici, ni de la franchise: c’est de la ruse. Soit, je ruserai donc.»


Et son attitude s’était modifiée. Et maintenant il se préparait à cet entretien qu’il sentait inévitable comme il se serait préparé pour une lutte d’où il lui fallait sortir vainqueur coûte que coûte.


Saêtta, à mille lieues de soupçonner la tempête déchaînée sous ce front pâle, mais calme en apparence, Saêtta, en un récit fantaisiste, préparé d’avance, raconta comment il était allé rue des Rats dans l’intention de l’arracher aux griffes de Concini. Le récit qu’il fit était invraisemblable. Jehan eut l’air de l’accepter pour véridique et remercia comme il convenait.


Quand les explications eurent été fournies de part et d’autre, Saêtta entreprit de décider Jehan à s’emparer du trésor de Fausta. Il n’indiquait que vaguement l’endroit où on le trouverait: dans les environs de la chapelle du Martyr. Il n’était venu que dans cette intention.


Quels arguments convaincants il trouva? Peu importe. Disons seulement que lorsqu’il quitta la mansarde, il emportait la conviction que Jehan était fermement résolu à s’approprier le trésor. Quand il se trouva enfin seul, Jehan réfléchit:


– Voilà où il voulait en venir! À me proposer un vol. Il y a longtemps qu’il cherche à faire de moi un voleur!… Pourquoi cette obstination? Pourquoi?


Et, avec un sourire qui eût inquiété l’ancien maître d’armes, s’il l’avait pu voir, il ajouta:


– Eh bien, soit! Je me ferai voleur… puisque je n’ai que ce moyen de percer le but secret poursuivi avec tant d’opiniâtreté par Saêtta.


Cependant, cette lutte qu’il venait de soutenir avait été un grand bien pour lui en ce sens qu’elle lui avait fait oublier momentanément Bertille et l’avait arraché au morne désespoir dans lequel il s’enlisait, en réveillant en lui l’homme d’action.


Maintenant sa pensée revenait à sa fiancée. Mais ce n’était plus pour s’abandonner au découragement, c’était pour s’exciter à la lutte. Il allait et venait dans la petite mansarde, comme un fauve dans sa cage, ne semblant pas se souvenir qu’il venait de passer deux journées d’angoisses mortelles, enseveli dans une sorte de tombe. Deux journées qui eussent brisé de fatigue le tempérament le plus robuste. Il finit pas se dire:


– Je fouillerai Paris maison par maison et il faudra bien que je la retrouve… Et si je ne la trouve pas?… si elle est morte?… C’est bien simple: comme la vie ne m’est plus rien sans elle, j’en finirai d’un bon coup de dague. Mais encore faut-il que j’aie épuisé toutes les recherches. Dès demain, j’entre en campagne. J’aurai besoin de toutes mes forces. Donc, il faut que je me repose. Couchons-nous et dormons… c’est nécessaire.


Et il fit comme il avait décidé: il se coucha. Et, soit que la fatigue l’eût terrassé enfin, soit effet de sa volonté, quelques instants plus tard il dormait profondément.


Il faut convenir qu’il n’avait vraiment pas volé les quelques heures de repos qu’il s’accordait.

Загрузка...