XVI

Jusqu’à la rue du Four, ils firent le trajet sans avoir rencontré âme qui vive.


Dans la rue du Four, un moine jaillit, pour ainsi dire, de terre, devant eux. Rencontre sans aucune importance: le moine passa sans prêter aucune attention à eux.


Cependant Jehan, paraît-il, connaissait ce moine, car, en l’apercevant, il rabattit vivement son chapeau sur ses yeux et porta la main au bas de son visage pour le dissimuler autant que possible. (On se souvient peut-être qu’il avait enveloppé la jeune fille dans son propre manteau).


Bertille connaissait aussi le moine, car elle s’enveloppa la tête dans les plis du manteau. Geste tout machinal de part et d’autre, car le passant était inoffensif et sans importance.


Enfin, Escargasse, Gringaille et Carcagne le connaissaient, car ils plaisantèrent entre eux.


– Vé! cet ivrogne de Parfait Goulard a quitté son couvent de bien bonne heure, il me semble.


– M’est avis que le bon paillard rentre seulement à sa capucinière.


– Heureusement qu’il ne nous a pas reconnus. Nous n’aurions plus pu nous débarrasser du damné goinfre.


– Oui, pour l’instant, messire Jehan a d’autres chiens à peigner que de régaler frère Parfait Goulard.


– Si seulement la rencontre s’était produite dix minutes plus tard, nous l’aurions emmené souper avec nous. Le «boute tout cuire» [7] n’eût pas demandé mieux et il nous aurait divertis de ses truculentes histoires.


C’était, en effet, frère Parfait Goulard, ce même moine que nous avons entrevu un instant au commencement de ce récit. Ce moine était alors célèbre. Sa célébrité ne venait pas de sa science, ni de son éloquence, ni de l’austérité de ses mœurs, ni de rien d’honorable. Sa célébrité venait uniquement de sa goinfrerie prodigieuse même à une époque où l’on se livrait à des ripailles pantagruéliques dont on ne saurait se faire une idée aujourd’hui. Il n’était pas que goinfre, il était ivrogne et paillard à l’avenant. Il était, en outre, jovial, bon vivant, vantard, menteur, amusant, bouffon. C’était, en effet, le bouffon de la ville.


Depuis le roi, qui avait voulu qu’on le lui présentât, en passant par les plus grands seigneurs et les plus grandes dames, prélats, prêtres, bourgeois et bourgeoises, manants, truands et ribaudes, tout le monde connaissait Parfait Goulard. Partout, dans les plus somptueux hôtels comme dans les masures, dans les couvents comme dans tous les cabarets, même les plus infects, dans les maisons bourgeoises comme dans les étuves et autres lieux de débauche, partout Parfait Goulard était reçu et, généralement, bien reçu.


Ce n’est pas tout… Frère Parfait Goulard, dont l’ignorance égalait la goinfrerie, ce qui n’est pas peu dire, frère Parfait Goulard confessait. Et il avait une clientèle comme n’en avaient certes pas les confesseurs les plus réputés. Pourquoi? C’est qu’il était l’indulgence même. Le crime le plus abominable, le forfait le plus exécrable, le péché le plus monstrueux trouvaient toujours une excuse à ses yeux et il vous donnait l’absolution. Nous disons qu’il l’a donnait et ne la vendait point comme faisaient encore presque tous ses confrères. C’était à considérer. Aussi, tout ce qu’il y avait de malfaiteurs à la cour des miracles… et ailleurs, tout ce qui avait quelque chose de délicat sur la conscience, tout ce qui, enfin, regardait à délier les cordons de la bourse, allait, ouvertement ou mystérieusement, à ce confesseur idéal.


Tel était le personnage que Jehan venait de croiser. On voit qu’à part l’appréhension qu’il avait eue d’être reconnu, harponné et importuné par lui, il n’avait rien à craindre de cette rencontre; le moine-bouffon n’était guère à redouter.


Cependant la petite troupe s’était arrêtée devant une maison de belle apparence. Au-dessus de la porte d’entrée, une énorme tête de taureau, sculptée dans le granit, semblait vouloir interdire l’accès du logis. Un peu partout, on voyait quantité de têtes, avec des expressions différentes, toutes représentant le même animal. Le marteau de la porte que Jehan saisit représentait lui-même une tête de taureau suspendue par les cornes.


Avant de laisser retomber le marteau, Jehan se tourna vers ses hommes et leur dit:


– C’est bien. Vous pouvez rentrer vous coucher, vous devez en avoir besoin. Allez… et merci.


Les trois se regardèrent, étonnés et attendris. Comme l’amour vous change un homme!… Voici maintenant que leur Jehan leur parlait avec une douceur qui leur remuait les tripes, voici qu’il s’inquiétait d’eux, voici qu’il les remerciait. Outre!…


Mais ils ne bougèrent pas.


– Allons, fit Jehan qui les connaissait, parlez… Que voulez-vous?


– Eh bien, c’est pour dire à cette noble demoiselle… enfin, bref, si elle avait prononcé votre nom, comme elle l’a fait trop tard, on ne l’aurait jamais conduite chez le Concini.


– Je le sais, fit doucement Jehan.


– Oui, mais nous voudrions qu’elle le sût aussi, elle!


– Et aussi que nous n’aurions pas laissé faire le Concini. Si vous n’étiez intervenu à temps, nous allions lui régler son compte.


– On n’est pas aussi mauvais diables qu’on le paraît et on ne voudrait pas que la demoiselle crût… suffit… on se comprend.


Oui, ils se comprenaient. Par malheur, ce qu’ils éprouvaient était si nouveau pour eux, qu’ils ne savaient comment l’exprimer, en sorte qu’ils couraient le risque de ne pas être compris, eux qui se comprenaient si bien. Heureusement, Bertille devina ce qu’ils ne savaient pas dire. Elle leur tendit sa main fine dans un geste d’abandon en leur disant avec douceur:


– Je ne veux me souvenir que d’une chose: c’est que vous avez eu pitié de ma détresse quand mon bourreau essayait de me broyer le cœur… Tout le reste est effacé de ma mémoire.


Ils se courbèrent, effleurèrent – à peine – du bout des lèvres, l’extrémité des ongles roses, et redressés, radieux, exultants:


– Eh! zou!… Vive la pitchounette!… Le premier qui se permet de la regarder, je lui mange le cœur!… On se ferait étriper joyeusement pour elle!


Ils filèrent, heureux comme au retour d’une expédition fructueuse, et s’en furent tout droit jusqu’à certain cabaret borgne de leur connaissance qu’ils se firent ouvrir. Là, ils s’installèrent commodément devant une table plantureusement garnie de victuailles variées, flanquées d’un nombre respectable de bouteilles, et joyeux, insouciants, tapageurs, ils attaquèrent bravement les provisions, l’appétit doublement aiguisé par la besogne abattue et par l’émotion, inconnue jusqu’à ce jour, qu’ils venaient d’éprouver.


Pendant ce temps, les deux jeunes gens étaient introduits auprès du duc et de la duchesse d’Andilly, qui prirent la peine de venir les recevoir jusque sur le perron de leur hôtel.


Le duc était un homme d’une quarantaine d’années. Figure comme voilée de mélancolie, mais franche, ouverte. Œil noir, très doux, droit, clair. Sourire accueillant, manières affables. Grand seigneur jusqu’au bout des ongles.


La duchesse avait dépassé la trentaine. Elle était merveilleusement jolie, avec son teint éblouissant, relevé par la masse sombre de ses cheveux retombant en mèches folles sur le front et sa raie jetée cavalièrement sur le côté. Ce visage gracieux était éclairé par deux grands yeux mutins, animé par un sourire doux et malicieux à la fois qui découvrait une rangée de dents petites, nacrées, bien plantées, de véritables perles. L’ensemble de sa personne avait un cachet original, piquant, qui contrastait agréablement avec la beauté blonde de Bertille.


Le duc et la duchesse s’exprimaient en un français très correct, avec un léger accent étranger qui était un charme de plus ajouté à la duchesse. Ils étaient Espagnols, en effet.


L’ameublement somptueux du salon où ils se trouvaient trahissait leur origine étrangère. On y pouvait voir quantité de meubles d’essences rares, incrustés d’ivoire, finement travaillés, découpés et ajourés de précieuses dentelles, sièges bas, profonds, moelleux, objets d’art aux formes bizarres. L’art français et l’art arabe s’y trouvaient confondus en un désordre apparent des plus agréables à l’œil.


Les deux jeunes gens furent accueillis comme s’ils avaient été des princes du sang. Il faut croire que la recommandation du chevalier de Pardaillan avait, aux yeux du duc, une inappréciable valeur. Peut-être le duc et la duchesse avaient-ils de grandes obligations au chevalier, car jamais réception ne fut plus cordiale dans sa simplicité toute familiale, jamais hôtes ne furent plus accueillants, plus délicatement attentionnés, plus rayonnants. On eût juré que dans cette affaire, ils étaient les obligés.


Jehan était profondément touché par cet accueil qu’il n’espérait pas aussi chaleureux. Les manières si simples et si avenantes de ce grand seigneur l’avaient mis tout de suite à son aise. Il n’éprouvait nulle gêne, nulle timidité. Dans ce milieu aristocratique, il lui semblait être chez lui; devant ces grands personnages, il lui semblait être en présence de ses égaux. Il évoluait et parlait avec une aisance, un tact que Pardaillan, qui l’observait du coin de l’œil, constatait avec un sourire de satisfaction et en pensant à des choses que lui seul savait.


La duchesse, de son côté, s’était avancée à la rencontre de Bertille et, comme la jeune fille s’inclinait gracieusement en prononçant des paroles de gratitude, elle l’avait vivement relevée et, l’attirant à elle, l’avait embrassée avec effusion et l’avait entraînée dans la chambre qu’elle lui destinait, laissant ouverte la porte qui donnait sur le salon.


Par cette porte ouverte, Jehan, qui, sans en avoir l’air, suivait des yeux tous les mouvements des deux jeunes femmes qui, déjà, babillaient familièrement comme deux amies, aperçut une collation délicate préparée sur une petite table.


Ici se produisit un double incident que nous devons signaler dans tous ses détails.


La duchesse avait insisté pour que la jeune fille prît un peu de nourriture avant de se coucher. Bertille, qui se sentait invinciblement attirée vers cette gracieuse jeune femme, avait, de crainte de la froisser, consenti à accepter un verre de lait. La duchesse, joyeuse comme une enfant, s’était empressée de remplir la coupe de cristal de ses blanches mains et la lui avait présentée elle-même en disant avec son sourire enfantin:


– Je veux, aujourd’hui, être votre femme de chambre. C’est moi qui vous déshabillerai et vous borderai dans le grand lit tout blanc qui vous attend.


Et comme Bertille, confuse et rougissante, esquissait un geste de protestation:


– Si, si, insista la duchesse avec une gravité soudaine. C’est le moins que je puisse faire pour celui qui vous a amenée ici… Et puis pour vous aussi. Je pourrais être votre mère… Je me figurerai que vous êtes l’enfant qu’il a plu au ciel de nous refuser.


Bertille, suffoquée d’émotion, prit la main douce et parfumée de cette jeune femme qui se disait elle-même d’âge à être sa mère, et la porta respectueusement à ses lèvres en murmurant:


– Comment m’acquitter jamais?… Comment vous remercier?…


– Mais c’est moi qui vous dois des remerciements, ma belle enfant, s’écria vivement la duchesse avec une émotion intense. Vous ne savez pas que vous nous avez apporté une des plus grandes joies de notre existence! Vous ne savez pas que cette joie que nous vous devons, notre grand ami nous l’a fait attendre vingt ans!


Bertille leva sur elle l’interrogation muette de ses yeux clairs.


– Ah! je vous expliquerai… plus tard vous saurez. Pour le moment, si vous croyez me devoir quelque chose, prouvez-le-moi, en m’aimant… comme je vous aime déjà.


Jehan n’avait pas perdu un mot de ces paroles. Il avait, de plus, remarqué que l’affection, évidemment profonde, que le duc et la duchesse portaient au chevalier Pardaillan, se nuançait d’une déférence manifeste. Ceci devait d’autant plus le frapper que M. d’Andilly était, à n’en pas douter, un grand seigneur, de haute naissance, riche assurément, à n’en juger que par cet hôtel somptueux et le nombreux personnel domestique qui assurait le service.


Tandis que Pardaillan, avec son titre modeste de chevalier, avec son habit quelque peu fatigué, Pardaillan logeait à l’auberge, n’avait pas de laquais, pas d’équipages, et à coup sûr pas de fortune.


De ce qu’il observait et entendait, il résultait que l’espèce de vénération qu’il commençait d’éprouver pour ce personnage, encore énigmatique pour lui, ne faisait que s’accentuer. Et comme, suivant les idées de son temps, il n’était pas possible que ces marques de déférence, de respect, d’admiration qui auréolaient toute la personne de Pardaillan s’adressassent à un pauvre aventurier, comme il en était un lui-même, il en revenait à sa première idée, à savoir que le chevalier était pour le moins un prince déguisé.


Or comme, lui aussi, il adressait quelques paroles de gratitude à son hôte, il arriva que celui-ci, avec non moins de gravité émue, lui fît à peu près la même réponse que sa femme avait faite à Bertille:


– Vous ne me devez rien. C’est moi, au contraire, qui suis votre obligé.


Et comme le jeune homme esquissait un geste de protestation:


– Monsieur, reprit le duc, je dois la vie à M. le chevalier… c’est quelque chose, j’imagine. Il y a mieux: je lui dois la vie [8] et l’honneur de la femme bien-aimée qui est devenue la compagne de ma vie. Ce n’est pas tout: mon titre, ma fortune, c’est à lui que je les dois. Vingt années d’un bonheur calme et paisible, sans un nuage, voilà son œuvre.


«Mais ce que vous ne pouvez deviner, c’est au prix de quelles tortures, dépassant en horreur tout ce que l’imagination peut concevoir, ces vingt ans de bonheur dont j’ai joui, moi, il les a payés, lui!… Un jour je vous ferai le récit de la lutte titanesque entreprise par cet homme, seul, sans fortune, sans appui, sans autres ressources que la force de son bras, son indomptable énergie, sa loyauté, son intelligence et son cœur magnanime, contre la ruse, l’astuce, la haine, la félonie, la férocité personnifiées par la princesse Fausta, le roi d’Espagne et son Inquisition. Je vous dirai comment il est sorti vainqueur de cette lutte inégale, où tout autre que lui eût été infailliblement broyé, et vous croirez entendre le récit passionnant de quelque fabuleuse épopée.»


Le duc se tut un instant, pendant lequel il parut remonter dans des souvenirs terribles, douloureux, car vingt ans après, il en frissonnait encore.


Jehan en profita pour couler un regard d’ardente admiration sur le chevalier qui paraissait somnoler sans se soucier le moins du monde de ce qu’on disait autour de lui… Il est vrai qu’on parlait de lui.


Le duc reprit:


– Durant ces vingt années, il ne s’est pas écoulé un jour que je n’aie demandé à Dieu de m’accorder cette suprême joie d’être utile à mon tour, au moins une fois dans ma vie, à l’homme généreux à qui nous devons tout… Jamais le chevalier ne nous a demandé le plus insignifiant service. Pardaillan entrouvrit un œil et dit avec flegme:


– Parce que l’occasion ne s’est pas présentée. Mais vous voyez, don César, que, le cas échéant, j’ai tout de suite pensé à vous.


– Est-ce que c’est un service, cela? bougonna le duc, ou don César, comme l’appelait Pardaillan.


Et se tournant vers Jehan, il ajouta:


– Enfin, si peu que ce soit, c’est une satisfaction qui nous rend tout joyeux, comme vous voyez. Et comme c’est à vous que nous la devons, je me considère comme votre obligé. Enfin, puisque notre ami s’intéresse à vous, au point de faire en votre faveur ce qu’il n’a jamais voulu faire pour lui-même, je serai heureux de faire pour vous ce que je ne puis faire pour lui. C’est vous dire que vous pouvez compter sur moi, en tout et pour tout, comme sur un ami sûr et dévoué.


– Et moi, j’ajoute, fit la duchesse qui venait de reparaître au salon, que je vous prie de considérer cette maison comme la vôtre et de vous souvenir que vous y serez toujours reçu comme un parent très cher. Et avec un sourire malicieux, l’excellente jeune femme ajouta: «Ne craignez pas d’être importun en venant nous voir tous les jours.»


Jehan le Brave éprouvait une émotion comme de sa vie il n’en avait éprouvé de pareille. Ce qui le bouleversait surtout, c’était la pensée que cet homme étrange, qu’il ne connaissait pas la veille, avait consenti, sans hésiter, à faire pour lui ce qu’il n’avait jamais voulu faire pour lui-même, selon les propres expressions de don César.


Les yeux humides de larmes refoulées, il s’inclina avec une grâce altière, qui rappelait un peu la manière de Pardaillan, déposa un baiser ardent et respectueux sur la main fine de la jeune femme et d’une voix que l’émotion faisait trembler:


– Bénie sera l’heure où il me sera donné de verser mon sang pour vous et les vôtres, madame, dit-il très doucement.


Et se tournant vers Pardaillan:


– Quant à vous, monsieur, je ne sais…


Mais Pardaillan commençait à trouver qu’on s’attendrissait trop. Il interrompit pour dire d’un air très sérieux.


– Quant à moi, je sais que la duchesse oublie de vous avertir qu’elle doit demain se rendre, avec le duc, à sa terre d’Andilly. Rassurez-vous, d’ailleurs, la jeune fille que vous leur avez confiée ne courra aucun danger en leur absence. Elle sera bien gardée d’abord; ensuite tout le monde ignore le lieu de sa retraite. Vous voyez (et ici il prit un air goguenard), vous voyez que ce petit voyage, décidé avant notre visite, ne souffre aucun inconvénient… si ce n’est qu’en l’absence de la duchesse, vous ne pourrez venir présenter vos hommages… à la jeune personne qui est là, dans cette pièce. Aussi, je vous engage vivement à lui faire vos adieux séance tenante, car vous en avez pour deux jours… et deux jours, pour un amoureux, c’est long, terriblement long.


Pour couper court à l’embarras visible du jeune homme, la duchesse s’écria:


– Pourquoi ne venez-vous pas à Andilly avec nous, chevalier? Vous en profiterez pour visiter vos terres.


– De quelles terres parlez-vous donc, duchesse? fit Pardaillan d’un air ébahi.


– Mais… de votre terre de Margency!


– Ma chère Giralda, vous oubliez que Margency n’est plus à moi… puisque je l’ai donné.


– Donné! intervint don César, dites plutôt que vous laissez dévaster à plaisir ce superbe domaine par tous les miséreux de la contrée qui s’y installent comme chez eux et y vivent grassement.


Pardaillan eut un sourire énigmatique.


– Bon, fit-il, s’ils y vivent, c’est qu’ils le travaillent… donc ils ne le dévastent pas comme vous dites. Et quant au château lui-même, je suis sûr qu’ils le respectent et que nul n’y a pénétré.


Une étrange émotion s’était emparée de lui en prononçant ces paroles et en lui-même, il sanglotait, les yeux fermés:


«C’est là qu’est morte ma Loïse!… celle que je pleure encore, après quarante ans!… Non, nul ne profanera de sa présence les vastes salles aux parquets autrefois luisants, aujourd’hui recouverts d’un épais tapis de poussière, et que son petit pied foula jadis… Non, je ne rentrerai pas dans cette maison où tout viendrait me rappeler qu’elle n’est plus, celle que j’ai tant aimée… alors que je la sens et la veux toujours vivante dans mon cœur!…»


Sans remarquer cette émotion qui s’était traduite à sa manière accoutumée, c’est-à-dire par une extrême froideur de ses traits soudain pétrifiés, don César s’écria:


– Il ne manquerait plus que cela!… Et dire, monsieur (il s’adressait à Jehan), que j’ai acheté Andilly parce qu’il touche à Margency!… J’avais fait ce rêve de nous retirer sur nos terres et d’y vivre, côte à côte, comme deux frères, la bonne et saine vie du gentilhomme campagnard. Il aurait eu là un intérieur et une famille au sein de laquelle il eût trouvé les soins dévoués et les attentions qu’exige la vieillesse… Car enfin, vous avez beau être bâti en pur acier, l’âge, tôt ou tard, vous courbera sous sa main pesante… Eh bien! non, je n’ai jamais pu décider cet homme singulier à nous suivre… Au reste, vous le voyez, alors qu’il sait très bien qu’ici il est chez lui, que tout lui appartient, choses et gens, il préfère descendre à l’auberge, comme…


– Cher ami, interrompit paisiblement Pardaillan, si vous m’aviez fait connaître vos intentions avant d’acheter Andilly, je vous aurais dit de n’en rien faire. Ce n’est vraiment pas ma faute si vous ne m’en avez parlé que lorsque la chose était déjà faite. Quant à l’auberge où je descends comme un vieux routier que je suis (c’est ce que vous alliez dire, je crois) et que je resterai, je l’espère, jusqu’à mon dernier souffle, n’en dites pas trop de mal… L’auberge a du bon, don César, lorsqu’on la trouve au bout de la longue étape sous la pluie battante, ou la caresse trop ardente du soleil… Et si l’hôtelière est avenante, la cuisine délectable, la cave bien garnie, vive Dieu! c’est le paradis!… surtout si on le compare à cette auberge, que j’ai rencontrée plus souvent qu’à mon tour, et qu’on appelle la Belle Étoile.


Jehan écoutait ces choses avec une stupeur qui allait croissant. Et, de plus en plus, il se posait la question: qu’était-ce donc que cet homme qui affrontait les pires supplices, bravait et battait la princesse Fausta (dont Saêtta lui avait quelquefois parlé), le roi d’Espagne et l’Inquisition (monstre fabuleux toujours altéré de sang), pour conquérir un titre et une fortune à un ami? Cet homme qui exposait sa vie avec une folle insouciance, se mettait délibérément en état de rébellion, résistait audacieusement aux ordres d’un roi, pour venir en aide à un inconnu? Cet homme, enfin, qui, possédant un domaine où il eût pu vivre en grand seigneur, l’abandonnait aux miséreux et s’en allait loger à l’auberge, et semblait s’enorgueillir d’être demeuré un routier? Quel cœur de demi-dieu battait donc sous cette large poitrine d’homme? Quelle surhumaine bonté se dissimulait sous ce masque railleur?… Était-ce un homme seulement? N’était-ce pas plutôt quelque envoyé du ciel?… Dieu lui-même peut-être?…


Il fut tiré de ses réflexions par la voix grondante de Pardaillan qui disait avec une brusquerie affectée:


– Comment! vous êtes encore là, vous?… La duchesse ne vous a-t-elle pas dit qu’on désirait vous remercier, là, dans cette chambre?… Si!… Alors, qu’attendez-vous, morbleu! Ah! le plaisant cavalier servant, qui se permet de faire attendre une femme! Fi! (Et avec indignation.) Par Pilate! Tout s’en va… même la politesse. De mon temps… Allons bon, Dieu me damne, il va se pâmer!… Ouais! cette enfant douce et timide serait-elle, par hasard, plus redoutable que les archers du grand prévôt?… C’est que je ne vous ai pas vu trembler quand vous leur teniez tête… et maintenant… Allez donc, corbleu!… On ne vous mangera pas, que diable!


Et Pardaillan, moitié riant, moitié attendri, tout en bougonnant, le poussait doucement dans la chambre, fermait tranquillement la porte sur eux, et s’adressant au duc et à la duchesse, qui avaient contemplé cette scène en souriant, il leur dit en riant, de son rire clair:


– Jamais il n’aurait osé entrer, si je ne m’en étais mêlé!… Ah! les amoureux, les amoureux!… Celui-là, que vous venez de voir, à demi pâmé, tel un coquebin, je l’ai vu, moi, il y a quelques heures à peine, se dresser devant le roi, pareil à un lion déchaîné… et il s’en est fallu de peu qu’il ne le tuât raide.


– Tuer le roi!… Est-ce possible?


– D’un joli coup droit, foudroyant, que j’ai admiré, moi qui m’y connais un peu, et qui eût changé les destinées de ce pays, si je n’avais détourné le coup.


Don César et sa femme se regardèrent en souriant de la désinvolture avec laquelle Pardaillan glissait sur son intervention. Sans relever cette omission volontaire, d’Andilly demanda, très intéressé:


– Pourquoi?… J’imagine qu’il ne savait pas à qui il s’attaquait?


– Il le savait parfaitement. Pourquoi? Parce que le roi cherchait à s’introduire, la nuit, chez la jeune fille que vous avez momentanément recueillie. La réputation de vert-galant du Béarnais lui a fait croire à des intentions qui n’existaient pas et il a foncé tête baissée. Mettez-vous à sa place, mon cher, n’en eussiez-vous pas fait autant?


«Bah! fit Pardaillan, en levant les épaules avec insouciance. Je me souviens qu’un soir [9], pareil à celui-ci, je me suis dressé pareillement, l’épée à la main, pour interdire l’approche du logis de celle que j’aimais… Il est vrai que, moi, je n’ai eu affaire qu’au frère du roi… Mais ce frère de roi est devenu roi lui-même… Ceci se passait il y a trente-sept ans et plus. Henri III est mort depuis… et moi, je suis toujours debout. Vous voyez bien?»


Don César hocha soucieusement la tête.


– Laissons cela, fit Pardaillan d’un air détaché, et parlons de choses sérieuses. Vous comprenez bien que je sais quels animaux bizarres et biscornus sont les amoureux!… C’est pour vous dire que ces deux-là en ont au moins pour deux heures. Et notez bien, s’il vous plaît, qu’ils ne diront pas un mot du seul sujet qui les intéresse… Ils sont bien trop naïfs tous les deux!… Vraiment, ne les trouvez-vous pas adorables?


– Vous avez dit le mot.


– Il est impossible de rêver couple plus harmonieusement assorti.


– Je suis bien aise que vous pensiez comme moi, ma chère Giralda… et je veux être étripé si je sais pourquoi… Ce que je sais bien, en revanche, c’est que je ne vais pas perdre mon temps à attendre qu’ils aient fini de… ne rien se dire. Non, par Pilate! J’enrage de sommeil, moi! Je ne suis plus d’âge à me passer de repos, moi. Je ne suis plus d’âge à tournebouler des yeux devant une jolie fille… Il me faut mon lit… et je retourne me coucher à l’instant. Voici que le jour se lève, il est grand temps.


– Pourquoi ne coucheriez-vous pas ici? demanda presque timidement celle que Pardaillan appelait familièrement Giralda.


Pardaillan lui jeta un coup d’œil affectueux, et moitié rieur, moitié renfrogné:


– Je vous gênerais inutilement, petite Giralda, fit-il. Je suis un vieux maniaque, voyez-vous, et le mieux est encore de me laisser à mes petites habitudes. Mais, dites-moi, pendant votre courte absence, cette enfant sera-t-elle vraiment en sûreté ici? J’ai des raisons de croire qu’on va la rechercher.


– Comment soupçonner qu’elle s’est réfugiée ici? Nos gens auront ordre de faire bonne garde autour de sa personne, assura don César, et à moins qu’elle ne s’en aille volontairement…


– Si vous êtes inquiet, nous pouvons remettre ce voyage, offrit la Giralda.


Pardaillan eut une seconde d’hésitation. Et se décidant brusquement:


– Non! dit-il. Il est probable, en effet, qu’on ne la cherchera pas ici… D’ailleurs, en votre absence, je viendrai de temps en temps m’assurer par moi-même que rien ne la menace.


– À propos, fit brusquement la duchesse, vous savez qu’elle m’a demandé votre nom?


– Eh bien?


– Je lui ai dit que vous étiez le comte de Margency.


– Quelle idée! fit Pardaillan, en levant le sourcil. Je n’ai pas à faire mystère de mon nom à cette enfant.


– Puisque vous ne lui aviez pas dit vous-même, j’ai pensé que ce n’était pas à moi de le lui faire connaître… Je réparerai ma maladresse à mon retour d’Andilly.


– Bah! ne vous tracassez pas pour si peu. Ceci n’a aucune importance.


Là-dessus, Pardaillan prit congé de ses amis et s’en fut tout droit à son auberge du Grand-Passe-Partout.


Une fois dans sa chambre, Pardaillan, qui enrageait de sommeil et qui n’était plus d’âge à se passer de repos – c’est lui-même qui l’avait dit – Pardaillan tira son fauteuil près de la fenêtre, plaça une petite table à portée de sa main, une bouteille pleine et un verre vide qu’il eut soin de remplir incontinent sur la table, et il resta là longtemps à rêver, en vidant son verre à petites gorgées.


Lorsque la bouteille fut aussi parfaitement vide que le verre, Pardaillan sortit de sa longue rêverie. Il s’aperçut alors qu’il faisait grand jour et que la rue avait repris son animation accoutumée.


Il se leva en grommelant, jeta un coup d’œil de regret sur le lit défait et alla se plonger la figure dans un bassin rempli d’eau fraîche. Il accomplissait ces gestes d’une manière toute machinale, l’esprit évidemment ailleurs. Et tout à coup, il se secoua comme pour jeter une pensée importune et il pensa tout haut:


– Après tout, qu’importe!… Je m’intéresse à ce garçon parce qu’il est réellement intéressant… Voilà tout!…


Ayant ainsi écarté de son esprit l’idée qui l’avait préoccupé si longuement et si vivement, rafraîchi par ses ablutions, il sortit et s’en alla tout doucement, en flâneur, jusqu’à la rue du Four, inspecter les environs de la maison des Taureaux.


N’ayant rien remarqué d’anormal, il s’éloigna en sifflotant un air du temps de Charles IX.

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