XXI

Dame Colline Colle n’avait jamais été jolie, ce dont elle gardait une sourde rancune à tout l’univers. On pourrait aussi bien dire qu’elle n’avait jamais été jeune. Elle n’avait pas quarante-cinq ans et elle paraissait dix ans de plus. Il semble qu’il en avait toujours été ainsi.


Hypocrisie: tel est le mot synthétique capable d’exprimer sa véritable personnalité. Hypocrisie inconsciente, cela va de soi, et vous l’eussiez fort étonnée et indignée en lui reprochant ce vice. Il n’en est pas moins vrai que son existence était une perpétuelle comédie qu’elle jouait à Dieu et au diable, à tous et à elle-même.


Elle était sincèrement et naïvement croyante. Sa conception de la religion se bornait à ceci: terreur intense du diable et de ses suppôts, crainte permanente du péché mortel qui pouvait l’envoyer griller, durant des éternités, au plus profond des enfers. Il va sans dire que le confesseur jouait dans sa vie un rôle prépondérant.


Colline Colle avait passé la matinée à surveiller la réparation des dégâts causés par la violente intrusion de ceux qu’elle appelait: le seigneur masqué et ses trois acolytes.


Après avoir expédié à la hâte un frugal repas, elle vint s’installer près de la fenêtre qui donnait sur la rue. Là, tout en ayant l’air de s’activer à de menus travaux de couture, elle pouvait guetter le passage du moine. Et, en même temps qu’elle surveillait la rue, elle dressait ses batteries en vue de la lutte qu’elle allait soutenir avec son confesseur. Car, pour elle, une confession était un véritable duel dont elle devait sortir triomphante, c’est-à-dire absoute.


Cependant, l’après-midi s’avançait et le moine ne paraissait pas. La matrone s’inquiéta. Allait-elle être obligée de se mettre à sa recherche? Précisément parce qu’elle attachait une grande importance à cet entretien, elle tenait à ne pas paraître l’avoir cherché. Et puis, que de temps perdu! Et l’impatience la rongeait. Et le chiffon de papier qu’elle froissait dans la poche de son tablier était là, pour stimuler encore cette impatience.


Enfin, passé trois heures et demie, le moine parut dans la rue. Et justement, comme par hasard, il s’arrêta devant sa maison. Elle s’empressa de lui faire signe et courut ouvrir la porte qu’elle verrouilla soigneusement derrière lui, dès qu’il fut entré.


Le moine était très complaisant. Colline Colle le savait. Elle constata avec satisfaction qu’il ne s’était pas fait répéter l’invitation. Vivement, en lui prodiguant les marques de respect, elle lui avança un fauteuil dans lequel il se laissa tomber lourdement. Et, tout de suite, avec son gros rire qui secouait son énorme bedaine, avec ce sans-façon qui le caractérisait, il s’écria de sa voix basse profonde:


– Justement, quand vous m’avez appelé, ma digne dame, j’étais en train de me demander si je ne trouverais pas quelque âme charitable qui m’offrirait un rafraîchissement. Il fait une soif intense… et si vous avez encore de ce petit saumurais dont vous me fîtes goûter certain jour…


Déjà Colline Colle volait, apportait une bouteille poussiéreuse et un verre qu’elle remplissait à ras bord.


Mais le moine était galant. Il jura qu’il ne tremperait pas ses lèvres dans ce nectar si son hôtesse ne choquait son verre contre le sien. La matrone se fit tirer l’oreille, comme de juste. Mais enfin, sur l’insistance du digne père, et pour ne pas le désobliger, elle consentit à apporter un deuxième verre que le moine remplit jusqu’au bord, sans écouter ses protestations. En même temps, comme elle connaissait la légendaire goinfrerie de Parfait Goulard, elle avait apporté une moitié de flan qui lui restait de la veille et qu’elle avait confectionné pour demoiselle Bertille, plus quelques menues pâtisseries que le père se mit à dévorer sans désemparer.


Tout ceci était comme la mise en scène de l’assaut que les deux adversaires allaient se livrer.


Chacun d’eux, on le sait, avait son but qu’il cherchait à atteindre sans le laisser deviner à l’autre. Tous les deux, au fond, étaient enchantés de ce que leur rencontre paraissait être le produit d’un hasard fortuit.


Colline Colle, par son empressement à satisfaire sa gourmandise, espérait se concilier les bonnes grâces et l’indulgence du confesseur.


Parfait Goulard ne se doutait pas que la matrone avait un service à lui demander. Mais il la connaissait bien. Et il se disait que quelques verres de vin mousseux et pétillant aideraient puissamment à lui délier la langue.


Il avait pour principe de laisser parler les gens et ne leur posait de questions que lorsqu’il lui était absolument impossible de faire autrement. Il se garda donc bien de faire allusion à Bertille et se mit à parler de choses et d’autres, attendant que la matrone vint d’elle-même au sujet qui l’intéressait.


Colline Colle, elle, n’avait pas la même patience, ni la même diplomatie. Elle avait hâte de connaître la valeur de ce morceau de papier qui lui brûlait la cuisse, à ce qu’il lui semblait. Elle prit donc son air le plus contraint et le plus mystérieux et attaqua:


– Mon père, je suis bien aise du hasard qui vous a amené devant ma maison. Il s’est passé chez moi des choses graves, sur lesquelles je suis désireuse de vous consulter.


Parfait Goulard ne sourcilla pas. Et avec sa bonhomie:


– Parlez, ma chère dame, dit-il. Je mets mes faibles lumières à votre service.


– C’est que, fit la matrone, plus mystérieuse que jamais, il s’agit de choses graves, sur lesquelles il est indispensable que le secret le plus absolu soit gardé.


De plus en plus conciliant, le moine proposa lui-même:


– Désirez-vous que je vous entende sous le sceau de la confession?


– Ce serait préférable, en effet, dit Colline Colle avec empressement. Parfait Goulard se redressa dans son fauteuil. Il prit l’air grave et digne qui convenait, croisa les mains sur sa bedaine et, avec toute l’onction désirable:


– Qu’il soit fait ainsi que vous le désirez. Parlez, mon enfant, je vous écoute.


On se doute bien que Colline Colle connaissait à fond tous les rites particuliers à chaque acte religieux. Elle n’avait aucun motif de se défier du religieux. Mais elle tenait à bien établir qu’il s’agissait d’une bonne confession, bien en règle, capable, par conséquent, de fermer à tout jamais les lèvres du prêtre sur ce sujet. Et la confession ne lui eût pas paru valable si elle n’avait été accomplie dans les formes prescrites.


En conséquence, si grande que fût son impatience d’aborder le sujet qui lui tenait à cœur, elle sut se résigner à patienter encore quelques minutes. Humblement, ainsi qu’il convient à une pénitente, elle se mit à genoux sur un carreau, à côté du moine, prit une mine de circonstance, se signa, joignit les mains avec ferveur et entama le Confiteor.


Elle n’oublia aucun détail et le prêtre lui donna la réplique avec la gravité voulue. Quand tout fut terminé et bien en règle, elle commença:


– Il faut d’abord que je vous dise qu’il est arrivé un grand malheur à ma jeune locataire. Vous savez, cette jeune fille à laquelle le roi s’intéressait?… Oui!… Eh bien, on l’a enlevée la nuit dernière.


Elle fit le récit de l’enlèvement de Bertille. À part certains petits détails qu’elle passa sous silence et d’autres qu’elle modifia légèrement de façon à se poser en victime elle-même; à part qu’elle négligea de dire qu’elle avait écouté l’entretien du ravisseur avec sa victime, ce récit était exact.


Fidèle à son système, Parfait Goulard la laissa parler sans l’interrompre, approuvant par-ci par-là d’un mot bref, le plus souvent par des hochements de tête. Quand il vit qu’elle avait fini, il essaya à son tour, par quelques questions insidieuses, de percer la personnalité du ravisseur masqué.


Mais ceci rentrait dans la catégorie des choses que la matrone avait intérêt à garder pour elle. Parfait Goulard n’en put rien tirer. Il se persuada qu’elle n’en savait pas plus qu’elle ne disait et n’insista pas.


Alors elle entama la partie la plus importante de sa confession:


– Quand les malandrins furent partis, je restai longtemps à me remettre de mon émotion. Le coup était rude pour une faible femme comme moi. Quand je fus tout à fait remise, je songeai que tout était resté sens dessus dessous chez ma locataire. Vous savez que je suis bonne ménagère. Je montai, dans l’intention de mettre un peu d’ordre. Et tout à coup je pensai que je pourrais peut-être trouver des papiers susceptibles de mettre sur la trace de l’homme masqué. C’était une indiscrétion assurément, mais le salut de la pauvre jeune fille en dépendait peut-être. Puis, qui sait, je pouvais peut-être trouver des indications très utiles pour le roi, qui s’intéressait si vivement à elle qu’il était venu la voir vers les neuf heures du soir… (Et de son air le plus ingénu.) C’était peut-être mal, cela, mon père?


– Non, mon enfant, dit gravement Parfait Goulard, puisque ce que vous en faisiez était dans une bonne intention. Mais vous dites que le roi est venu le soir?


– Oui, mon père. À telles enseignes qu’il est bien resté une heure enfermé seul avec elle.


Parfait Goulard ne dit rien, mais il eut un sourire égrillard. Colline Colle vit le sourire et:


– Non, dit-elle avec un cynisme inconscient, ce n’est pas ce que vous pensez!… Cette jeune fille à qui on ne connaissait pas d’autre nom que celui de Bertille, savez-vous qui elle est, mon père?… La propre fille du roi!… Qui l’eût dit!…


– Que m’apprenez-vous là! s’écria le moine d’un air incrédule. Colline Colle vit qu’il doutait. Pour le convaincre, elle n’hésita pas à révéler dans tous ses détails le contenu du mémoire de Blanche de Saugis. Elle n’avait aucun intérêt direct à garder le secret qu’elle avait surpris. En revanche, elle trouvait une magnifique occasion de faire marcher sa langue. Elle n’eut garde de la laisser passer.


Parfait Goulard, lui, tout en conservant la contenance digne et réservée du confesseur, écoutait de ses vastes oreilles grandes ouvertes. Il commençait à se dire qu’il n’aurait pas perdu son temps en confessant la mégère.


Quand elle eut épuisé ce sujet passionnant, elle aborda la partie la plus épineuse, celle qui l’intéressait le plus, celle pour laquelle avait été préparée cette parodie de confession. Elle aborda enfin la question du trésor.


– Ce n’est pas tout, dit-elle. Parmi ces papiers, j’ai trouvé une lettre signée de ce comte de Vaubrun, vous savez, le fiancé de la dame de Saugis. Dans cette lettre, le comte de Vaubrun annonce l’envoi de documents précieux… Ces documents, paraît-il, font connaître l’endroit exact où est enfoui un fabuleux trésor appartenant à une souveraine qu’il appelle… Fausta.


Si maître de lui qu’il fût, le moine bondit. Il était si loin de s’attendre à une révélation de cette importance! Il se reprit immédiatement du reste et, se rasseyant:


– Vous dites?… fit-il d’une voix qui tremblait un peu. Répétez.


Colline Colle, si futée, si matoise, se méprit sur le sens de cette émotion. Elle crut à de la surprise provoquée par ce nom de Fausta et complaisamment, elle expliqua:


– Oui, c’est un nom bizarre, que je n’avais jamais entendu prononcer. Cependant je suis bien sûre que c’est ce nom-là: Fausta… Je l’ai bien retenu, allez.


Parfait Goulard s’était complètement ressaisi. Il réfléchissait maintenant. Est-ce que le hasard allait le mettre enfin sur la trace du trésor tant cherché?… Il se morigénait aussi parce qu’il avait failli se trahir. Mais à présent, il entrevoyait quelle attitude il convenait de prendre. Son visage se fit soudain sévère, sa voix devint froide, le ton impérieux, et il dit:


– Continuez. Vous dites qu’il était question de documents faisant connaître l’emplacement d’un soi-disant trésor, n’est-ce pas?


– Oui, mon père, fit la matrone vaguement inquiète de ce changement de manières.


– Et n’y avait-il pas d’autres noms? fit le moine de plus en plus sévère, rappelez-vous bien.


– Si fait?… Un autre nom aussi bizarre: Myr… this… Oui, c’est bien cela, Myrthis. Et puis un nom plus chrétien, celui-là: Pardaillan… Ah! et puis aussi encore un nom bizarre, diabolique… attendez… Sa… Saêtta?… Mais qu’avez-vous donc mon père?… Vous m’effrayez.


De fait, l’attitude énigmatique du moine commençait à l’inquiéter sérieusement. Ce fut bien pis lorsqu’elle l’entendit lui dire, et de quel ton, grand Dieu:


– Prenez garde, mon enfant, c’est très grave ce que vous me révélez là!…


Parfait Goulard se redressa. Son visage, jusque-là doux et indulgent, exprimait une sourde terreur qui fit passer le frisson de la petite mort sur l’échine de la mégère. Et d’une voix imposante qui parut terrible à son oreille déjà terrifiée:


– Prenez garde, répéta-t-il. C’est à Dieu que vous parlez… Dieu qui sonde les cœurs et sait lire les plus secrètes pensées. Répondez-moi donc comme vous répondriez à Dieu… Ces documents, vous les avez pris… n’est-ce pas?


– Hélas! gémit la matrone dont les dents s’entrechoquaient, j’en ai pris un pauvre petit… que je voulais vous demander de me traduire, vu qu’il est écrit en latin, je crois.


– Bien, dit le moine dont la figure se fit plus lugubre, le ton plus menaçant. Je vous adjure de me dire exactement ce qu’il y avait dans cette lettre… Et songez, malheureuse, qu’il y va de votre salut… le plus petit mensonge, la moindre réticence… et vous allez tout droit rôtir au plus profond des enfers!…


Du coup, Colline Colle s’écroula. Ce coup imprévu l’assommait. Quoi?… Qu’y avait-il?… Qu’avait-elle dit?…, Pourquoi cette horrible menace de l’enfer?… Elle ne savait pas. Ce qu’elle savait bien, par exemple, c’est qu’elle ne se sentait plus une goutte de sang dans les veines… c’est qu’elle s’étranglait, qu’elle suffoquait.


Le moine comprit que, s’il ne la rassurait pas un peu, il n’en tirerait rien.


– Allons, dit-il plus doucement, vous n’avez peut-être péché que par ignorance. S’il en est ainsi, vous n’êtes pas indigne de pardon. Mais il faut que je sache, et pour savoir, il faut que vous me disiez tout. Parlez donc, mon enfant!… Allons, du courage!… Dieu est miséricordieux, vous le savez.


Réconfortée, la matrone put parler. Et je vous réponds qu’elle ne cherchait pas à ruser maintenant. Elle voyait l’enfer béant devant elle, prêt à l’engloutir, et cette vision affreuse suffisait à éloigner toute velléité de mensonge.


– Donc, mon père, dit-elle d’une voix tremblante, la lettre de ce comte de…


– Ne prononcez pas ce nom! interrompit le moine d’une voix tonnante.


La matrone sursauta et considéra Parfait Goulard d’un œil effaré.


– Continuez, fit celui-ci rudement.


– La lettre donc, reprit-elle en avalant péniblement sa salive, annonçait l’envoi de documents relatifs à un trésor. Ces documents, je vous l’ai dit, étaient précieux en ce qu’ils dévoilaient l’endroit où est enfoui le trésor. Quant au trésor lui-même, il appartenait à cette souveraine…


– Ne prononcez pas ce nom! interrompit encore le moine d’une voix si terrible que Colline Colle gémit:


– Doux Jésus, c’est fini, je suis damnée!…


– Continuez.


– Cette souveraine léguait ce fameux trésor à son fils… un fils qu’elle avait eu d’un seigneur… faut-il dire le nom, mon père?


– Non, malheureuse! tonitrua Goulard.


Encore un coup, Colline Colle courba l’échine, se frappa la poitrine à coups de poing énergiques, en marmottant des mea culpa! Et elle reprit:


– Cet enfant avait été emmené en France par une suivante de cette souveraine. Cette suivante – ah! je ne dis pas le nom, cette fois-ci!…


– Vous faites bien, mon enfant, continuez. La suivante avait donc emmené l’enfant en France. Pour l’élever sans doute?


– Oui, mon père. Et cet enfant lui fut volé par un sacripant que le comte croyait deviner. Un nommé…


– Ne prononcez pas ce nom, vous dis-je! Vous voulez donc être damnée?


– Jésus, mon Dieu! sainte Vierge! sainte Brigitte, ma patronne! ayez pitié de moi, pauvre pécheresse!


– L’enfant lui fut donc volé. Que fit alors cette suivante?


– Elle se tua de désespoir, mon père.


– Qu’elle aille à tous les diables d’enfer! lança le moine à toute volée. Ne savait-elle pas, cette chienne enragée, que notre sainte mère l’Église interdit le suicide?


– Je n’y suis pour rien! gémit Colline Colle dont la raison commençait à chanceler.


– Je le sais, répondit Goulard, et c’est fort heureux pour vous. Sans quoi vous seriez damnée comme elle. Donc elle se tua, cette diablesse. Et que fit-elle avant de se tuer?


– Elle porta à ce comte dont je ne dois pas dire le nom les papiers relatifs au trésor.


– Pourquoi à ce comte? demanda Goulard qui suivait la vérité à travers toutes ces interruptions destinées à affoler la matrone.


– Parce que ce comte était un ancien serviteur de la souveraine et qu’il était, de plus, un ami du père de l’enfant.


– Bon, je comprends! Le comte devait garder les papiers pour les remettre au père de l’enfant… Mais le comte s’est tué volontairement – et qu’il aille à tous les diables, lui aussi! – en sorte que les papiers sont restés chez sa fiancée, laquelle les a légués à sa fille, où vous les avez vus… Est-ce bien tout?


– C’est tout, mon père! Je le jure par les plaies du Christ.


– Je vous crois… Mais ce que vous ne savez pas, vous, et que je sais, moi, parce que j’ai étudié des livres sacrés qu’il n’est pas donné aux profanes de feuilleter, ce que je devine par les noms maudits que vous avez eu la fatale imprudence de prononcer, c’est que tout ceci est un conte diabolique… Diabolique, entendez-vous, malheureuse?… Ah! j’ai bien peur que vous ne soyez irrémissiblement damnée!


– Pourquoi? Qu’ai-je donc fait de si abominable? larmoya Colline Colle.


– Ce que vous avez fait, malheureuse?… Montrez-moi d’abord ce papier… Il est possible après tout, que je me trompe.


Colline Colle, qui était toujours à genoux, s’accroupit sur les talons, se fouilla précipitamment, prit le malencontreux papier, cause de sa damnation peut-être, et le tendit du bout des doigts en donnant de bonne foi et de confiance des signes de terreur et de répulsion manifestes.


Parfait Goulard le prit du bout des doigts, lui aussi, et n’y jeta qu’un coup d’œil. Aussitôt, comme si ce bout de papier avait été un tison ardent, il le laissa tomber en poussant un grand cri. D’un mouvement brusque et violent, il envoya rouler le fauteuil derrière lui, et d’un bond il s’éloigna du papier fatal, comme s’il s’était trouvé soudain en présence de quelque reptile venimeux. En même temps il beuglait, avec des gestes d’exorciste:


Vade retro, Satanas!… Vade retro!…


Colline Colle s’était écroulée la face contre terre. Elle n’avait plus une idée nette dans la tête. Elle ne songeait pas à s’éloigner du diabolique papier. Elle n’en aurait pas eu la force, du reste. La terreur dominait tout autre sentiment chez elle et la paralysait. Elle se frappait énergiquement la poitrine et aux Vade retro! du moine, elle répondait par des:


Mea culpa!… Mea maxima culpa!


Ah! je l’avais bien deviné! tonitrua Parfait Goulard. Savez-vous ce que c’est, malheureuse, cette souveraine? Savez-vous ce qu’est sa suivante?… Deux diablesses!… Entendez-vous? deux diablesses!


– Grâce! implora la matrone sans savoir ce qu’elle disait.


– Savez-vous ce qu’est ce sacripant qui a soi-disant enlevé l’enfant?… Un démon!… Un démon de l’enfer!


– Pitié! râla Colline Colle.


– Savez-vous ce qu’étaient ce comte et son ami, ce soi-disant père de l’enfant?… Deux damnés!… qui avaient vendu leur âme à ces deux diablesses! continua Goulard implacable.


– Jésus, mon doux Seigneur, pitié, miséricorde, hoqueta la vieille, éperdue.


– Savez-vous enfin, termina le moine d’une voix qui grondait, savez-vous ce que c’est que ce papier?… Le pacte infernal signé par les deux damnés avec Satan!…


Cette fois, Colline Colle ne bougea plus et ne dit plus rien. Elle était évanouie.


«Ouais! songea Parfait Goulard en la contemplant d’un air dépité, aurais-je été trop loin?»


Et haussant les épaules d’un air détaché:


«Bon! la leçon lui profitera. Je suis bien sûr, maintenant, qu’elle ne sera pas tentée de raconter cette histoire à d’autres.»


Et posément, sans hâte aucune, froidement, il s’en fut chercher un des verres à moitié plein de vin et le jeta au visage de la matrone qui ouvrit un œil.


– Allons, dit-il avec douceur, debout, mon enfant, je vois bien que vous n’avez péché que par ignorance.


Dès l’instant qu’on lui faisait espérer qu’il était possible de la tirer des gouffres de l’enfer entrevu, Colline Colle retrouva des forces et se releva comme on le lui commandait. Mais ses jambes vacillaient et ses yeux imploraient encore grâce.


– Vite, dit le moine, donnez-moi de l’eau bénite, que je purifie ces lieux.


La matrone se rua dans sa chambre et apporta le bénitier qu’elle avait à la tête de son lit.


Le moine trempa ses doigts dans l’eau et à grand signe de croix, en marmottant des prières, il aspergea la vieille qui s’était mise dévotement à genoux, la pièce dans tous les sens, et le fameux papier.


Quand ce fut fait, un soupçon traversa l’esprit du moine et, fixant sur elle des yeux étincelants:


– Faites attention, dit-il, d’une voix qui ranima ses transes, si vous avez un autre pacte pareil et que vous le gardiez, maintenant surtout que vous savez…


– Sur le salut de mon âme, interrompit Colline Colle avec une sincérité qu’il n’était pas possible de suspecter, je jure que je n’en ai pas pris d’autres!…


– Je vous crois… De même que j’espère, pour vous, que vous n’avez pas lu les autres papiers semblables à celui-ci.


– Comment aurais-je pu les lire?… puisqu’ils sont écrits dans une langue que je ne connais pas.


– C’est juste! dit gravement Goulard.


Rassurée encore une fois, Colline Colle guigna du coin de l’œil le papier. Elle n’oubliait pas que ce maudit papier avait failli causer sa damnation et elle se demandait avec terreur s’il allait rester là. Aussi, prenant son courage à deux mains, elle demanda timidement:


– Mon père!… Et ce papier de l’enfer?…


– Il faut le brûler, dit péremptoirement le moine.


Colline Colle eut un recul épouvanté et, joignant les mains, elle insinua:


– Ne vous semble-t-il pas qu’un prêtre seul peut, sans danger pour son salut, risquer une opération si délicate?


– Soit, condescendit généreusement le moine, je le brûlerai donc moi-même. Et pour plus de sûreté, je ferai la chose dans une église, avec toute la pompe usitée en pareil cas.


La matrone se confondit en actions de grâces. Après quoi, toujours sous l’empire de sa terreur, elle sollicita humblement l’absolution.


– Je vous la donne volontiers, fit Parfait Goulard, très digne. Cependant, il est de mon devoir de vous avertir: si vous vous avisez de fouiller encore dans les papiers de votre locataire, vous serez damnée sans rémission. Rien ne pourra vous sauver, maintenant surtout que vous savez ce que vous êtes exposée à trouver dans ces papiers.


La vieille protesta de ses bonnes intentions avec d’autant plus de force qu’elle savait que la cassette avait été emportée par Jehan le Brave. Petit détail qu’elle avait omis de signaler, parce qu’il n’avait rien à voir avec sa confession. Il convient même de dire qu’à présent qu’elle savait ce que valaient ces papiers qu’elle avait tant regretté de ne pouvoir lire, elle était bien aise de les savoir loin de son toit.


Cependant, le moine qui avait son idée, lui aussi, continuait avec force:


– Pareillement vous serez damnée si vous prononcez les noms de ces diablesses et de ces démons.


Et sur un ton qui la fit frémir:


– Savez-vous pas, malheureuse imprudente, qu’en prononçant leurs noms, vous risquez de les voir surgir devant vous?… Et s’ils vous saisissent et vous veulent entraîner avec eux, croyez-vous que vous serez de force à leur résister?… Si vous tenez à votre salut, le mieux est d’oublier cette histoire qui sent le fagot.


– J’oublierai, mon père, je vous jure! affirma sincèrement Colline Colle qui admettait très bien tout ce que lui disait là le moine.


Mais l’absolution qu’il lui donnait ainsi ne lui inspirait pas confiance. Elle voulait une absolution dans toutes les règles, de même qu’elle avait accompli scrupuleusement toutes les formules préliminaires à la confession. Elle le voulait d’autant plus qu’elle avait été plus effrayée et qu’elle s’était vue plus près de sa perte. En conséquence, elle insista.


Parfait Goulard se garda bien de la contrarier pour si peu et lui donna une absolution en bonne et due forme. Après quoi, il se hâta de sortir pour aller brûler le pacte d’enfer qu’il ne tenait pas, on le conçoit, à garder trop longtemps sur lui.


Quant à Colline Colle, elle fut longue à se remettre de la terrible secousse qu’elle venait d’éprouver. Mais comme elle avait son absolution bien en règle, elle se rassura peu à peu. D’autre part, comme elle ne voulait pas courir le risque d’être damnée à nouveau, elle raya de sa pensée cette histoire de trésor qui avait failli causer sa perte.


Enfin, comme c’était une femme de tête, en même temps qu’elle renonçait à une affaire devenue impossible, elle s’empressait de revenir à une autre qui pouvait, si elle était bien conduite, rapporter un honnête profit, sans compromettre son salut. C’est-à-dire qu’elle se mit à ressasser dans sa tête comment elle pourrait, par l’intermédiaire de Carcagne (qu’elle appelait le bon jeune homme) découvrir Concini (le seigneur masqué). Après quoi, il lui serait facile, elle l’espérait du moins, d’arracher une bonne somme à La Varenne, en lui dévoilant le nom du ravisseur de Bertille, avec lequel il irait s’arranger.


Mais comme le succès de cette affaire reposait uniquement sur Carcagne, dont elle ignorait le nom, il était clair qu’elle ne pourrait la mener à bien que si elle découvrait d’abord Carcagne. Il était non moins clair qu’elle ne trouverait pas celui-ci… à moins qu’il ne vînt la voir, comme elle l’avait engagé à le faire.


Le résultat de ces réflexions fut qu’elle alla se camper debout, tête inclinée et mains jointes, devant une statue de la Vierge placée sur sa cheminée, et là, avec ferveur et conviction, elle prononça à haute voix l’oraison suivante:


– Vierge sainte et bonne, faites que ce bon jeune homme vienne me voir et que par lui je retrouve le seigneur qui a enlevé ma locataire!… Vous êtes trop raisonnable et trop juste, madame la Vierge, pour ne pas comprendre que j’ai bien droit à ce petit dédommagement, en compensation du trésor que je viens de perdre!

Загрузка...