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Dans la nuit du vendredi au samedi, le ministre de l’intérieur dormit très peu. Il conféra avec les représentants de la police, de la gendarmerie, de l’armée et des Renseignements généraux, publia un communiqué, prit connaissance des circonstances exactes du kidnapping, fit mettre en garde à vue Mme Gabrielle, son personnel, ainsi que les deux clients présents dans le bordel au moment de l’action et quelques autres call-girls du cheptel. Il chargea personnellement de l’enquête un certain commissaire Goémond qui se trouvait momentanément sans affectation précise, et qui s’était toujours montré exceptionnellement dévoué à l’État. Il tint au courant l’Élysée, Matignon, les Affaires étrangères, les États-Unis. Il commanda qu’on fasse une rafle gigantesque dans les milieux gauchistes. Il prévut de saisir au plus vite la Cour de sûreté de l’État, afin de légaliser, serait-ce après coup, les perquisitions nocturnes.

À 5 h 50 le samedi, il partit faire un somme au dernier étage du ministère. À 7 h 15, il fut réveillé par son chef de cabinet, qui n’avait pas dormi du tout et qui était hâve et avait le menton bleu.

— Il arrive une chose assez étonnante, déclara le chef de cabinet.

— Dites.

— Il semblerait que l’enlèvement a été filmé.

— Filmé ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? Par les gauchistes ?

— Non, non. Il y a deux types des RG en bas, il semblerait qu’un contractuel du SDECE était en planque en face du Club Zéro avec une caméra. Hum. Dans le but de constituer des dossiers. Hum. Enfin, vous comprenez, des moyens de pression sur les personnalités fréquentant l’établissement. Et alors, hum, il semblerait que ce type, ce contractuel du SDECE, ait filmé l’opération ; le SDECE ne nous a pas avisés officiellement, c’est là que le bât blesse, l’information semble provenir d’éléments des RG infiltrés.

— Infiltrés ? Comment ça, infiltrés ? demanda le ministre mal réveillé. Qu’est-ce que c’est que cette histoire à la con ?

— J’ai apporté du café, tenez, si vous voulez…

— Oui. Pas de sucre, non. Qu’est-ce que c’est que cette histoire à la con, je répète ?

— Un type des Renseignements généraux, expliqua le chef de cabinet, un type à leur solde, infiltré au SDECE dans la tendance Grabeliau, hum, c’est ce type, donc, qui leur a communiqué le renseignement.

— Quel renseignement ? À qui ? Qu’est-ce que vous me racontez, bordel de Dieu !

— Le renseignement, dit patiemment le chef de cabinet, comme quoi la fraction Grabeliau du SDECE aurait eu un type en planque en face du Club, un type avec une caméra, chargé de filmer les clients importants dans le but de constituer des dossiers… Ce renseignement a été communiqué aux RG par un élément qu’ils ont infiltré à l’intérieur du SDECE.

Le ministre vida sa tasse de café et se tamponna le menton avec une serviette en papier. Il avait l’œil fixe et dur. Ses bajoues frémissaient.

— Où est-il, ce type, le cameraman ?

That is the question, dit élégamment le chef de cabinet.

Le ministre sauta hors du lit en hochant lourdement la tête. Pieds nus, vêtu de son pyjama bleu ciel, il passa dans la salle de bains et brancha son rasoir électrique. Le chef de cabinet demeurait sur ses talons et se frottait la lèvre avec l’index.

— Cette histoire pue, dit le ministre.

— Elle pue d’autant plus, approuva le chef de cabinet, que les deux types des RG qui sont en bas affirment, hum, qu’il y aurait lieu de négocier avec la fraction Grabeliau pour obtenir le film.

— Envoyez ces deux types à Goémond, dit le ministre. Bordel de Dieu ! Il devrait être évident que nous n’allons pas traiter avec la fraction Grabeliau. Du moins, pas au ministère. Faites une note d’information détaillée à Goémond, qu’il comprenne bien la situation, et envoyez-lui ces deux zigotos.

— Bon, dit le chef de cabinet, mais il ne bougea pas.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?

— Goémond n’a pas autorité pour négocier.

— Bordel de Dieu ! répéta le ministre. Pour négocier quoi ?

— Les films. La fraction Grabeliau va réclamer la levée des sanctions, la réintégration des responsables sacqués, et, hum, puisqu’on parle de SAC, vous savez bien que les exclus du Service d’Accentuation Civique ont partie liée avec la fraction Grabeliau. La fraction va certainement demander que l’on finance de nouveau les dissidents et qu’on arrête les poursuites judiciaires contre la Confrérie druidique mondialiste du Vexin…

Le ministre fit la moue. Il se rasa un moment sans rien dire. Puis :

— Le métier d’homme d’État, ça n’est pas de la tarte ! énonça-t-il avec force.

Il posa le rasoir et regagna la chambre, son chef de cabinet trottinant sur ses talons.

— Je ne peux pas accepter ça, dit encore le ministre en s’asseyant sur le bord de son lit et en cherchant ses cigarettes.

— Tenez, prenez-en une des miennes, dit le chef de cabinet en lui tendant un paquet de Gitanes. Attendez, j’ai du feu. Tenez. Voilà. Hum. Il y a une autre solution. On les fait boucler par Goémond et on essaie de les avoir à l’intimidation. Et pendant qu’on y est, on rafle un maximum d’éléments de la fraction Grabeliau, dissidents du SAC compris, on peut même les accuser d’avoir partie liée avec les kidnappeurs, on discrédite tout le monde à la fois. Et les films, on finira par les avoir en cuisinant ces messieurs. Il y en aura bien quelques-uns pour se dégonfler.

— Ça va faire du dégât.

— Il faut vider l’abcès.

— Écoutez, dit le ministre, faites pour le mieux. Je me réserve le droit d’intervenir personnellement ensuite.

— Pour me désavouer ?

— Ma foi, vous savez ce que c’est. Éventuellement.

— C’est bon, dit le chef de cabinet sans manifester d’amertume. Je téléphone à Goémond.

— C’est ça, dit le ministre. Pendant ce temps-là, je vais réfléchir.

Le chef de cabinet sortit.

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