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— Le même soir (lundi), Épaulard, à Ivry, vendit sa Cadillac et obtint en échange deux cent cinquante cartouches. 32 ACP que les Manurhins avaleraient sans réticence, et la promesse de toucher, le vendredi à 14 heures, une vieille Jaguar verte, complètement pourrie, mais qui tiendrait bien quelques centaines de kilomètres encore, avec une carte grise pas trop fausse. Pratique, Épaulard réclama quelques bidons d’huile supplémentaires et, le frein à main étant bien entendu totalement mort, nota dans sa tête qu’il lui faudrait se munir d’une bonne cale de bois, au cas où il serait amené à stationner dans une côte. Il profita de cette visite à Ivry, et des négociations qu’il y mena, pour faire un excellent repas dans une gargote et pour évoquer, avec le Gitan qui traitait pour la Jaguar, le bon vieux temps, la Méditerranée, les fusillades avec les pistoleros SFIO et les ex-gestapistes embusqués dans la DGER, pas mal de morts et pas mal de vivants. Il rentra chez lui fin soûl et d’assez bonne humeur.

Dans le même temps, Buenaventura et Treuffais se retrouvaient dans la chambre du Catalan. Treuffais annonçait son intention de ne pas participer au coup, et donnait ses motifs. Il en résultait une conversation assez courte, mais âpre et désespérante ; et les deux amis n’étaient plus des amis et ne dînèrent pas ensemble. En fin de soirée, Buenaventura prévint D’Arcy que l’on se réunirait le lendemain chez Épaulard, et lui demanda de joindre à ce sujet Meyer qui n’avait pas le téléphone.

Le mardi matin, Buenaventura retrouva Épaulard chez ce dernier, et le mit au courant de la défection de Treuffais. Il exposa que le désaccord était d’ordre théorique, et que par conséquent il n’y avait rien à craindre de Treuffais qui était un ami, ne pouvait être suspecté d’être en contact avec la police, saurait se taire.

— Je n’aime pas ça, déclara Épaulard.

— Je me porte garant de la loyauté de Treuffais, dit Buenaventura avec une certaine raideur. J’ai largement autant confiance en lui qu’en toi.

Épaulard réfléchit un instant.

— Bon, dit-il.

Le mardi soir, Meyer, D’Arcy, Buenaventura, Épaulard se réunirent dans le bureau de ce dernier. Meyer et D’Arcy furent avisés de la défection de Treuffais. Meyer ne fit pas de commentaires. D’Arcy fit des commentaires orduriers, mais ajouta qu’il s’en foutait pas mal. Chacun tomba d’accord avec le Catalan pour ne voir là aucun risque supplémentaire.

On décida ensuite, autant qu’on le pouvait, de la marche des événements lors de l’enlèvement de l’ambassadeur Poindexter et les jours suivants.

On peut noter qu’au même instant, ledit Poindexter assistait à une représentation de Tristan et Isolde, après s’être rendu à une réception donnée dans les salons de l’hôtel George-V. L’homme était grand, le crâne pointu et dégarni, l’œil bleu liquide derrière des lunettes à monture d’or. Il avait une perpétuelle expression de léger étonnement, d’intérêt certain, d’amusement de bonne compagnie. La musique de Wagner amena une légère modification de cette physionomie. L’intérêt prit le pas sur l’étonnement, l’amusement disparut. Tout cela était soigneusement dosé. La femme de l’ambassadeur se trouvait à son côté, elle était grande avec un cou décharné et des dents de cheval, on s’accordait à la trouver belle et racée dans le milieu des peine-à-jouir. Elle s’ennuyait beaucoup tout le temps mais n’en avait plus conscience depuis plus de quarante ans. Ils formaient un couple distingué. Ils faisaient chambre à part. Ils faisaient caca une fois par jour. Hormis eux, la loge était vide, mais derrière la porte se tenaient deux flics blonds, jeunes, résolus, fortement membrés, formés par le FBI et la NSA, et il y en avait deux autres dans une DS 21 21 garée non loin de l’Opéra, et un troisième, en costume de chauffeur, fumait une Pall Mail à côté de la Lincoln officielle.

Dans le bureau d’Épaulard, Buenaventura faisait circuler des photos de Poindexter découpées dans des revues américaines, certaines en couleurs. La réunion se termina bientôt après.

Le mercredi, les terroristes restèrent chez eux. Cependant, Véronique Cash sortit du garage de la fermette sa Dauphine rouillée et commença à faire des courses. Elle achetait ici un carton de bières et deux cartons de nouilles, là cinq kilos de patates et un jambon, ailleurs du vin, des conserves de viande, ailleurs encore autre chose, et ainsi de suite. Elle revenait périodiquement à la fermette pour décharger. Les denrées périssables s’entassaient dans un congélateur, le reste prenait place dans l’ancienne étable.

Le jeudi, personne ne fit rien. Treuffais était allongé dans sa chambre, il fumait sans arrêt, la pièce puait le tabac froid, le tabac chaud, les pieds sales ; le jeune homme avait une barbe de trois jours. Il se rongeait les ongles. Il essayait de lire et n’y parvenait pas. Il se leva une fois pour appeler Buenaventura au téléphone, mais il raccrocha avant d’avoir fini de former le numéro de l’hôtel Longuevache.

Le vendredi, le commando anarchiste-terroriste kidnappa l’ambassadeur des États-Unis.

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