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— C’est pourquoi, conclut Treuffais, nous pouvons dire avec Schopenhauer que « le solipsiste est un fou, enfermé dans une forteresse imprenable ». Quelqu’un a-t-il une question à poser ?

Personne n’en avait. La cloche sonna. Du geste, Treuffais voulut futilement s’opposer au vacarme qui envahissait aussitôt la salle de classe.

— La prochaine fois, dit-il en haussant le ton, nous étudierons le rationalisme contemporain et ses variantes. Je veux un volontaire pour un exposé sur Gabriel Marcel.

Deux mains se levèrent.

— J’aimerais que ce ne soient pas toujours les mêmes, fit Treuffais d’une voix sarcastique. Monsieur Ducatel, dites-moi, vous êtes peut-être trop occupé pendant le week-end ?

— Ouais, dit sans malice l’élève Ducatel, je vais à la chasse.

— La chasse à courre, peut-être ? ironisa Treuffais.

— Oui, monsieur.

— Vous me ferez tout de même l’exposé sur Gabriel Marcel. Pour lundi. Vous pouvez sortir dans le calme.

La horde de niais sortit à grand bruit. Treuffais boucla son porte-documents en écoutant s’éloigner le piétinement des coûteux écrase-merdes. Il quitta le Cours Saint-Ange par une petite porte. À ce moment, la Ford Mustang de l’élève Ducatel passa en grondant et Treuffais reçut sur ses pantalons une gerbe d’eau boueuse. Ducatel freina sec et sortit à demi de sa bagnole.

— Je suis désolé, m’sieu, fit-il.

Il ne parvenait pas à maîtriser son rire.

— Pauvre con, lui dit Treuffais.

— C’est pas des façons de parler, observa Ducatel d’un ton venimeux.

Treuffais lui avait tourné le dos et montait dans sa 2 CV, de l’autre côté de la rue. Le jeune professeur de philosophie sortit vivement de Bagneux, rejoignit la porte d’Orléans et enfila les boulevards extérieurs en direction de l’ouest. Il se trouvait en danger de perdre son emploi. L’élève Ducatel se plaindrait à son papa d’avoir été insulté. Le père Ducatel s’en ouvrirait à M. Lamour, directeur du cours, une gueule de fausse couche, soit dit en passant.

— Vous feriez mieux de vous appeler monsieur Bouillon, déclara Treuffais, s’adressant à son levier de vitesses. Vous pourriez donner votre nom à votre institution : Le Cours Bouillon.

Le feu passa au vert.

— Tout ça, je m’en branle, ajouta Treuffais.

On klaxonna derrière lui. Lejeune homme se pencha par la vitre ouverte.

— Cauchons de Vrounzais ! cria-t-il. On fous a pien engulés en garante. On fous engulera engore !

Un cyclomotoriste en veste de cuir abandonna aussitôt sa machine pour se ruer vers la 2 CV. Treuffais claqua peureusement la vitre. Le cyclomotoriste cogna du poing la tôle de la portière. Il ressemblait à Raymond Bussières.

— Sors de là, petit con ! criait-il.

Treuffais déplia son couteau à cran d’arrêt et ouvrit la portière. Il pointa la lame en direction de l’intrus.

Me kill you ! grogna-t-il avec un accent négro-hollywoodien. Me make bretelles with your intestins !

Le salarié comprit le sens général de la chose, bondit en arrière, se prit les pieds dans son Solex et se cassa la gueule. Treuffais démarra, riant, passa le feu orange et se rua solitairement sur le boulevard Lefebvre.

Sono schizo, observa-t-il. Et polyglotte. Primoque in limine Pyrrhus exultat !

Il trouva à se garer rue Olivier-de-Serres, à deux pas de son logement. Dans l’ascenseur, il entendit le téléphone sonner à l’intérieur de l’appartement. Il se hâta d’entrer et de décrocher. À l’autre bout du fil, D’Arcy.

— Ton expert ? demanda Treuffais.

— Il refuse.

— On fera sans lui.

— C’est con.

— On se débrouillera. Excuse-moi, on sonne à la porte.

— Bon, je raccroche. Je te rappellerai.

— Pas la peine. On se voit ce soir.

— Juste. À ce soir.

— À c’soir.

Il raccrocha, alla ouvrir. Un type petit, mais large, les cheveux calamistrés, vingt-cinq ans environ, l’âge de Treuffais, lui présenta un illustré vil.

— Nous passons comme chaque année, déclara-t-il. La fédération des étudiants en médecine boursiers bretons.

— Allez vous faire mettre, conseilla Treuffais en repoussant le type du plat de la main.

— Dites donc, mon vieux…

— Je ne suis pas votre vieux ! cria Treuffais avec férocité et il repoussa furieusement le boursier breton.

Celui-ci le souffleta avec les illustrés. Treuffais lui envoya un gauche au foie. Le démarcheur fit tomber ses publications. D’un coup de pied, Treuffais les éparpilla dans l’escalier.

— Salaud ! cria l’étudiant. J’ai besoin de gagner ma vie !

— Quelle erreur ! s’exclama Treuffais en poussant à deux mains le boursier breton qui tomba sur le dos dans l’escalier et poussa un cri de très réelle et vive douleur.

Treuffais rentra chez lui et claqua la porte. Le téléphone sonnait de nouveau. Le jeune homme courut ouvrir une bouteille de Kronenbourg et allumer une Gauloise, puis décrocha :

— Marcel Treuffais à l’appareil.

— Buenaventura Diaz.

— Déjà réveillé ?

— Ce con de D’Arcy vient de m’appeler. Alors comme ça, son expert de merde refuse.

— Ouais, comme ça. On s’en fout.

— Pas d’accord, dit Buenaventura Diaz. Le mec est au courant, à présent. Faut voir ce qu’il a dans le ventre.

— Ah, laisse tomber.

— J’y vais ce soir. Tu en es ?

— Qu’est-ce que tu veux lui dire ?

— Qu’il s’écrase.

— Laisse tomber, conseilla derechef Treuffais.

— Non.

— Comme tu veux. Et la réunion ?

— Je serai peut-être en retard.

— Bon.

— Voilà. À part ça ? demanda le Catalan.

— Rien. Et toi ?

— Rien.

— Bon. Salut, alors.

— Salut.

Treuffais raccrocha et ouvrit son courrier. Marie-Paule Schmoulou et Nicaise Hourgnon ont la joie de vous annoncer… Ben merde alors, la pauvre a fini par se caser. Papier suivant. La maison Radieuse, prix choc. Treuffais ouvrit le dépliant et examina les Bibliothèques rustiques et de style. Puis il jeta le prospectus au panier et alla ouvrir une deuxième bière. Il tremblait de rage. Il revint s’asseoir dans le grand fauteuil. Du crin sortait par les trous du cuir usé par le cul du père. Devant le fauteuil, la moquette montrait sa trame, usée qu’elle avait été, par les pieds du père. Treuffais décacheta une autre enveloppe, timbrée à trente centimes. Dîner annuel de l’association libertaire du XVe arrondissement (Groupe Errico Malatesta). Une causerie suivra le repas : Les libertaires et le conflit judéo-arabe, quelques propositions de simple bon sens, par le compagnon Parvulus. Connerie. Treuffais roula la feuille en boule et l’expédia à l’autre bout de la pièce. Une carte postale enfin, recto : la culture du riz près d’Abidjan ; verso : Le 5/12. Mon fieu. Rentrerai encore pas cette année. Rentrerai probablement jamais. Tu devrais me rejoindre. J’ai attrapé la vérole avec la fille d’un chef. Je te la repasserai quand tu voudras. Je t’emmerde cordialement. Popaul. Treuffais fourra la carte dans un tiroir du buffet de famille, termina sa bière et s’en alla déjeuner au troquet du coin.

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