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Buenaventura ne voyait pas la nécessité de faire le guet. Il avait éteint la télévision. Il alla ouvrir la porte de derrière de la résidence secondaire et rentra son Solex dans le couloir, à l’abri d’hypothétiques regards. Il chercha ensuite la salle de bains, la trouva, se fit couler un bain. Le chauffage au mazout en veilleuse lui procura de l’eau chaude. Buenaventura se déshabilla non sans grimacer. Son bras était engourdi et douloureux. Il délit le pansement, examina la blessure. Son biceps était noir et rouge. Beau biceps d’anarchiste, songea-t-il avec un ricanement qui lui tordit la lèvre.

Ouvrant l’armoire à pharmacie, il trouva de l’éther et s’en pompa un grand coup sur le muscle. La salle de bains tourbillonna autour de lui. Il tomba assis contre la baignoire tandis qu’un grand froid l’envahissait. Est-ce la mort ? se demanda-t-il avec un romantisme effréné. Ce n’était pas la mort, ce n’était que l’éther. Le Catalan se redressa et trépigna car sa blessure le brûlait. Puis la douleur s’atténua. L’homme se mit à l’eau, prenant garde de mettre son bras gauche dans le liquide. De la main droite, il fouilla ses vêtements qu’il avait jetés sur un tabouret de bois près de la baignoire. Tandis que son corps se détendait dans le bain chaud, il alluma une Gauloise toute tordue et écrasée et il fuma avec plaisir. Ses cendres tombaient dans l’eau.

Il demeura un moment immobile, le visage contracté par la réflexion ou par quelque chose qui lui contractait le visage.

Il saisit ensuite son pistolet automatique et en sortit maladroitement le chargeur. Il n’avait tiré qu’un coup, il lui en restait sept, pas de munitions de réserve. Il remit le chargeur en place, une balle dans le canon, et sortit de l’eau, aspergeant copieusement le carrelage. Il se sécha d’une seule main, imparfaitement. Il se retourna ensuite vers la baignoire et plongea la tête dans l’eau sale, et l’en ressortit ruisselante. Il empoigna des ciseaux de coiffeur dans l’armoire à pharmacie et se mit à dégrossir sa tignasse mouillée. Il perfectionna la chose avec un rasoir Gillette et de la crème à raser sans blaireau, en bombe, non sans s’amuser à en projeter sur le miroir où il traça un cercle.

Quand il revint dans le salon, il était pieds nus, vêtu d’une vieille robe de chambre, son automatique dans la poche. Ses cheveux étaient coupés court et peignés en brosse, plus ou moins bien. Il s’était rasé la nuque, non sans se couper, et les joues, mais il conservait une manière de moustache, guère fournie, plus exactement trois jours de poil sur la lèvre inférieure. Il avait rasé aussi une partie de ses sourcils dans l’espoir de modifier son regard, mais le résultat était simplement bizarre et propre à attirer l’attention. Il laissait derrière lui sur le carrelage l’empreinte de ses pieds humides. Il avait froid. Il trouva dans l’entrée le thermostat du chauffage et le régla sur 20 degrés.

Il explora ensuite la maison. À l’étage, dans l’armoire d’une chambre, il trouva de quoi se vêtir, une tenue de week-end pour cadre moyen, grimpant de velours côtelé, pull blanc à col roulé assez élastique pour faire place dans sa manche au pansement de gaze et d’albuplast que Buenaventura s’était confectionné en sortant du bain. Le Catalan emporta avec lui une veste de chasse à carreaux vert et bleu, aux coudes renforcés de cuir. Tous ces vêtements étaient un peu larges pour lui, et le pantalon flottait sur ses fesses. Mais il ne faut pas trop demander lorsqu’on est un assassin, un fugitif, une bête traquée.

En circulant dans la résidence secondaire, la bête traquée se mit à grogner et son grognement se transforma en chanson, une vieille chanson débile et insensée, une valse.

Il m’a dit : « Voulez-vous danser ? »

J’ai dit oui presque sans y penser.

Toujours chantant, Buenaventura redescendit au rez-de-chaussée. Il laissait la lumière allumée partout sur son passage, derrière les volets clos.

Il m’a dit : « Voulez-vous danser ? »

Le Catalan entra dans un bureau viril et s’adressa au miroir contre le mur, qui lui renvoyait son image bizarre.

— Il faut faire danser Paris ! rugit-il.

Il se détourna et contourna la table de travail de bois foncé. Il avait l’œil allumé.

— Question de faire danser Paris, c’est raté, mon pote, déclara-t-il d’une voix ironique.

Il se campa devant le râtelier d’armes qui contenait deux engins, un fusil et une carabine. Il les décrocha successivement pour les examiner. Un Charlin modèle H, deux canons à bascule, il les fit basculer, les remit en place ; une carabine de cadre moyen, une Erma à levier, 22 Long Rifle.

— Les prévoyants de l’avenir, grogna Buenaventura en remettant les armes en place.

Cela ne l’intéressait plus beaucoup.

Y a se van los pastores a Estremadura, entonna-t-il d’une voix de fausset.

— Pauvre con de faux Espagnol en toc de merde, jeta-t-il en repassant devant le miroir pour sortir du bureau.

Il avait faim. Il gagna la cuisine, ouvrit une boîte de cassoulet, bouffa à la petite cuillère, c’était froid, c’était gras, c’était dégueulasse. Il buvait du gros rouge au goulot cassé d’une bouteille sur l’étiquette de laquelle on pouvait lire : « Spécialement mis en bouteille au domaine pour MONSIEUR VENTRÉE ».

Repu, le Catalan repassa au salon, arpenta encore un peu. Sa tête était lourde. Il était agacé. Il n’y avait pas le moindre foutu poste de radio dans cette chierie de caverne d’Ali Baba-Ventrée de merde. Il lui vint une idée. Il retourna dans l’espèce de burlingue où se trouvait un appareil téléphonique. Il forma INF 1 sur le cadran, mais n’obtint que des bruits confus et des tonalités fort peu musicales. Il devait y avoir une saloperie d’indicatif régional à composer, Buenaventura avait la flemme de consulter l’annuaire. Il revint encore dans le salon et ralluma la télé. On donnait Les Ponts de Toko-Ri, film stupide sur la guerre de Corée. Le Catalan s’assit dans un fauteuil en face du récepteur et s’évanouit, à cause du sang qu’il avait perdu.

Quand il revint à lui, l’amiral Fredric March était en train de faire des confidences à Grace Kelly, rapport à sa femme à lui qui en avait pris un sacré coup, à cause que leur fils s’était fait effacer par les Rouges.

— Elle reste assise toute la journée, tricotant des brassières, déclara l’amiral d’un air chagrin.

— Elle ferait mieux d’aller se faire mettre, observa Buenaventura en coupant le son.

Il se dirigea derechef vers le bureau, vacillant légèrement.

Sur la table de bois sombre, une pendulette électrique encastrée dans un bloc solide, cristallin, verdâtre, probablement du caca solidifié, indiquait qu’il était près de 6 heures du soir, et en effet il ne faisait plus jour derrière les fenêtres. Buenaventura poussa un juron et fit le tour de la maison en hâte, éteignant partout l’électricité. Il revint dans le bureau, une petite lampe à boîtier dans la main, et ouvrit un tiroir, cherchant du papier. Il découvrit ainsi un petit magnétophone à bas prix, genre minicassette.

— C’est encore mieux, déclara-t-il dans la pénombre.

Il fouilla le fond du tiroir, c’était plein de cassettes, il en prit une au hasard, elle portait une étiquette manuscrite : Joël à trois mois.

— Que Joël aille se faire mettre, dit Buenaventura. Allez tous vous faire mettre.

Il engagea la cassette dans l’appareil, vérifia que les piles fournissaient une énergie convenable, puis déploya le micro, passa sur Enregistrement et dicta une relation complète de l’enlèvement de l’ambassadeur et du siège de la fermette. Pour authentifier sa déclaration, il donna le numéro de l’automatique qui avait servi à tuer l’ambassadeur et en indiqua la provenance.

Il chercha et trouva une enveloppe, y mit la cassette, la cacheta.

Il écrivit sur l’enveloppe l’adresse d’une agence de presse. Puis il chercha des timbres, mais il n’en trouva pas. Bon. On verrait plus tard. Il rangea l’emballage dans la poche de sa veste de chasse. Il avait très envie de fumer et plus de cigarettes. Il bouleversa complètement le bureau et le salon sans trouver de tabac. Il revint s’asseoir, reprit le magnétophone et y fourra une nouvelle cassette, intitulée sur l’étiquette : Le Mariage de Maryse.

— Comme ça, elle a fini par se faire mettre, remarqua Buenaventura qui avait souvent de la suite dans les idées d’une façon pénible.

Il empoigna le micro, pressa la touche d’enregistrement et, tandis que la bande commençait de s’enrouler, il demeura un instant immobile, la bouche ouverte. Son visage était contracté comme au début de l’après-midi, dans la baignoire.

— J’ai fait erreur, dit-il soudain. Le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique, quoique leurs mobiles soient incomparables, sont les deux mâchoires du…

Il hésita.

— … du même piège à cons, acheva-t-il et il continua aussitôt. Le régime se défend évidemment contre le terrorisme. Mais le système ne s’en défend pas, il l’encourage, il en fait la publicité. Le desperado est une marchandise, une valeur d’échange, un modèle de comportement comme le flic ou la sainte. L’État rêve d’une fin horrible et triomphale dans la mort, dans la guerre civile absolument généralisée entre les cohortes de flics et de mercenaires et les commandos du nihilisme. C’est le piège qui est tendu aux révoltés et je suis tombé dedans. Et je ne serai pas le seul. Et ça m’emmerde bien.

Le Catalan fixa l’ombre et se frotta machinalement la bouche avec la main. Il eut la vision de son père qu’il n’avait jamais vu ; l’homme est debout sur une barricade, plus exactement il est en train de faire une enjambée, un de ses pieds en l’air ; c’est le soir du 4 mai 1937 à Barcelone, le prolétariat révolutionnaire s’est insurgé contre la bourgeoisie et les staliniens, une balle va frapper dans une fraction de seconde le père de Buenaventura Diaz, dans une fraction de seconde l’homme sera mort, dans quelques jours la Commune de Barcelone sera écrasée, dans peu de temps elle sera enterrée sous la calomnie.

— La condamnation du terrorisme, dit Buenaventura dans le micro, n’est pas une condamnation de l’insurrection, mais un appel à l’insurrection.

Il s’interrompit de nouveau, et un ricanement lui tordit la bouche.

— En conséquence, ajouta-t-il, je déclare le groupe « Nada » dissous.

Il arrêta l’enregistrement.

— Et à l’unanimité, encore ! cria-t-il dans l’ombre. Les vieilles traditions sont respectées.

Il sortit la cassette de l’enregistreur, la fourra dans une autre enveloppe qu’il ferma et sur laquelle il écrivit : Première et dernière contribution théorique de Buenaventura Diaz à sa propre histoire. Il mit l’enveloppe dans la poche de la veste de chasse et passa au salon pour prendre les informations télévisées.

— Le commissaire Goémond, l’homme qui a mené ce matin l’assaut destiné à libérer l’ambassadeur des États-Unis, déclara le commentateur avant même que son image apparaisse sur l’écran… et je vous donne cette information sous toutes réserves, ajouta-t-il tandis que son buste surgissait, je vous lis la dépêche qui nous arrive à l’instant… Le commissaire Goémond, donc, aurait été, je dis bien, aurait été suspendu sur intervention directe du ministère de l’intérieur.

— Ben v’la aut’chose ! dit Buenaventura.

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