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Demeuré seul, Épaulard arpenta son logement avec angoisse. Le bureau à un bout du couloir. À l’autre bout, la chambre, qui contenait un lit, une chaise, une petite table et une grande armoire. Sur la table, un gros dictionnaire juridique destiné aux pères de famille, les Écrits intimes de Roger Vailland et quelques romans policiers d’occasion, tout esquintés. Dans l’armoire, deux slips, une paire de draps, six paires de chaussettes de fil, deux cravates unies, deux chemises en nylon et un pardessus en poil de chameau vieux de dix ans. Dans les poches du pardessus, d’un côté une boîte de munitions Mauser calibre 30, de l’autre un automatique chinois Type 31. Quant à l’imper mastic, il était sur la chaise.

Épaulard passa dans le cabinet de toilette et examina son visage, dans lequel la porte avait cogné lors de l’irruption de Buenaventura. Le quinquagénaire avait une meurtrissure rose sur le côté gauche de la bouche et ses lèvres commençaient à enfler. Il hocha la tête. Il se regarde. Il éprouve l’impression pénible et familière d’avoir raté sa vie. Il se la rappelle. Il naît aux Antilles dans les années vingt. Au début de la Seconde Guerre mondiale, il est orphelin, sans argent, mais il possède un bateau, avec lequel il passe en Amérique du Sud. Le blocus de la Norvège entraîne une pénurie d’huile de foie de morue sur le marché mondial. Épaulard pêche le requin et fait fortune grâce à l’huile de foie de requin. Quelques mois plus tard, il est en France et il est amoureux. C’est par amour qu’il entre dans la Résistance. FTPF, Épaulard perd son unité au cours d’un violent combat dans le Dauphiné, au printemps 1944. À ce moment, il n’est plus amoureux. Ayant perdu ses contacts, il en noue d’autres, avec des éléments gaullistes et se retrouve dans le Vercors.

Après la destruction du Vercors, Épaulard qui a échappé au massacre éprouve une haine vive à l’égard de la bourgeoisie et des gaullistes. Il est un homme seul. Il devient tueur. Dans les années 1945 à 1947, il tue cinq ou six personnes, par conviction et contre de l’argent. Réussissant par chance et par astuce à demeurer inconnu de ses clients comme des polices de France, il parviendra à appartenir au PCF. Grèves dans le Nord. Épaulard sabote les voies de chemin de fer où arrivent les blindés et les troupes de la répression. Il a un goût de cendre dans la bouche. Il décide de tuer Jules Moch. Il y renonce. Il est déboussolé. Il exploite une petite imprimerie dans la banlieue parisienne. Il ne paie plus ses cotisations au Parti.

À partir de 1957, il imprime toutes sortes de bulletins clandestins rédigés par des fractions oppositionnelles du PCF. Bientôt, il travaillera pour la fédération de France du FLN algérien. Il rencontre Buenaventura, qui se fait appeler Carlos. Il rencontre D’Arcy, qui est déjà un alcoolique. Il quitte la France en 1962 et travaille à Alger, au plan, avec les pablistes. Il s’en va d’Algérie après la chute de Ben Bella. Il séjourne brièvement en Guinée. On le retrouve à Cuba, travaillant sous Enrique Lister. Épaulard, à ce moment, est corrompu. Déjà, en Algérie, il s’est fait de l’argent dans le trafic des biens vacants. À Cuba, il se livre au marché noir. Il est limogé. Il circule en Amérique du Sud. On perd sa trace. Le voilà de retour en France. Il avait sorti le pistolet chinois de son pardessus et il en pressait le canon contre son cou. Il avait le doigt sur la détente.

— Autant se flinguer tout de suite, déclara-t-il à son miroir.

Il soupira et ne se flingua pas. Il rangea le pistolet, reproduction du Tokarev russe. Il regarda sa montre. Il était 17 heures exactement. Épaulard décida qu’il irait à cette réunion, ce soir.

— Eh merde, quoi ! dit-il à son miroir.

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