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Laissant ses adjoints s’occuper de Marcel Treuffais, Goémond était rentré chez lui faire un somme, aux alentours de 2 heures du matin. Il fut réveillé à 8 heures par la sonnerie du téléphone, sauta du lit en trébuchant et empoigna l’appareil.

— Allô ? fit-il en regardant sa montre et il jura mentalement en constatant l’heure qu’il était.

— Commissaire, je crois qu’on les tient !

À l’autre bout du fil, la voix du subordonné vibrait de l’enthousiasme de la jeunesse. Il donna des détails. On venait, dans le cadre des vérifications relatives aux adresses portées sur l’agenda de Marcel Treuffais, de cuisiner un peu un gérant d’hôtel, au sujet de la dénommée Véronique Cash, censée résider dans son établissement, mais qui n’y avait pas paru depuis deux semaines.

— Et alors ? fit Goémond d’une voix furieuse.

Il se sentait épuisé. Les six heures de sommeil paraissaient ne lui avoir fait aucun bien. Et il détestait, il trouvait outrageant que des développements importants se produisent pendant qu’il dormait. Il était d’une humeur de chien. Debout près du lit, en pyjama lie-de-vin, il considérait férocement son studio-cuisine-bains, une acquisition récente. Il trouvait soudain la pièce dégueulasse, étriquée, puante et mal foutue.

— Étant donné le genre de la fille, n’est-ce pas, louche, plus ou moins entretenue à ce qu’il semble, une teigne, des sympathies non dissimulées pour le désordre, nos gars se sont avancés jusqu’à lui montrer des photos.

— À qui ?

— Ben, commissaire, au gérant.

— Ouais, alors ?

— Il a identifié Diaz.

Goémond se mordit la moustache, chercha de la main gauche ses petits cigares hollandais, se livra à une gymnastique assez compliquée pour en allumer un sans lâcher l’écouteur.

— Cette Monique…

— Véronique, commissaire. Véronique Cash.

— Monique ou Véronique… Ne m’interrompez pas ! hurla Goémond. Cette fille, c’est elle qui avait deux adresses, dans le répertoire ?

— Justement, commissaire. Son autre adresse, c’est à soixante bornes de Paris, à la cambrousse, alors on se pose des questions et on se propose des réponses…

— Mon petit Pascal, dit Goémond l’œil allumé, ne bougez pas, ne faites absolument rien, je file à l’intérieur.

— À l’intérieur de quoi ? demanda le subordonné qui, ayant passé une nuit blanche, n’était pas plus intelligent que la veille.

— Place Beauvau, tête de bœuf ! rugit Goémond. Attendez mes ordres !

Il raccrocha. Il ôta son pyjama et, négligeant sa culture physique quotidienne, s’habilla en trombe (chemise blanche de textile synthétique, complet tête-de-nègre, cravate bleue avec un filet rouge), se rasa électriquement. Avant de partir, il ouvrit la fenêtre pour aérer. En bas de l’immeuble, dans un snack illuminé installé à la base du bâtiment, entre une laverie automatique et un club de jeunes, il avala un noir bien serré. L’immeuble était une construction neuve proche de la Seine. Là où des commerces n’étaient pas encastrés dans son rez-de-chaussée, les murs blancs étaient déparés par des inscriptions peinturlurées, souvent obscènes, toujours injurieuses, généralement menaçantes. Goémond paya son café et sortit du snack. Il monta dans sa Renault 15, devant un grand graffiti rouge : TREMBLEZ RICHES VOTRE PARIS EST ENCERCLÉ ON LE BRÛLERA. La voiture fila vers la place Beauvau.

Le chef de cabinet du ministre de l’intérieur avait les yeux cernés.

— Et cette suicidée ? demanda-t-il.

— Il s’agit bien de cela ! s’exclama Goémond. La femme Meyer est en réanimation à l’Hôtel-Dieu, pas encore en état de subir un interrogatoire, mais elle s’en sortira. Elle peut se vanter de nous devoir la vie, celle-là !

— Vous avez du nouveau par ailleurs ?

— Je veux ! dit Goémond et il mit son interlocuteur au courant de ce qu’il venait d’apprendre.

— Vous n’avez aucune preuve, juste des présomptions, dit le chef de cabinet, comme quoi ils se trouveraient à la campagne chez cette Monique Cash.

— Véronique, corrigea machinalement Goémond. J’ai suffisamment de présomptions pour faire encercler la place.

— Bon. Vous préférez des CRS ou des gendarmes mobiles ?

— Des CRS.

— Eh bien, moi, je préfère vous donner des gendarmes mobiles. Que ce ne soient pas toujours les mêmes qui se mouillent. Je vais appeler le ministère des Armées. Et il faudra que je prévienne le préfet de Seine-et-Marne. Il va vouloir se rendre sur les lieux. On l’avisera à la fin du siège, si siège il y a.

— Ça m’étonnerait qu’il y ait siège, dit Goémond. Les gauchistes français n’ont rien dans le ventre. Ils se rendront.

— Ils ont déjà tué deux personnes, dont un motard.

— Ils se rendront quand même.

— Je suis persuadé qu’ils vont tirer, au contraire, dit le chef de cabinet.

Goémond lui jeta un regard de biais et sortit un petit cigare qu’il alluma posément pour se donner le temps de réfléchir.

— Par ailleurs, demanda l’autre, vous trouvez que ça vaut la peine de les prendre vivants ?

— Si ça ne tenait qu’à moi, je les collerais au mur, vous le savez bien.

— Je ne sais rien de la sorte, Goémond !

— Bon, enfin, je vous le dis. Mais je pense à leur otage, n’est-ce pas… Un ambassadeur…

— Oui, dit le chef de cabinet. S’ils le liquidaient pendant l’assaut, quelle horreur ! Il arrive qu’une petite frange de l’opinion publique éprouve pour l’extrême gauche une sympathie irréfléchie, mais cette sympathie n’est plus possible lorsque les gauchistes révèlent leur vraie nature en assassinant froidement un prisonnier sans défense.

— Oui, médita Goémond, et quant à ces gens que nous recherchons, ils ont déjà fait la preuve de leur férocité en tuant deux policiers.

— Un policier, Goémond. Un policier et un employé de maison.

— C’est juste. Quel mépris de la vie humaine ! soupira le commissaire.

— Je ne serais pas étonné qu’ils assassinent leur otage, dit le chef de cabinet.

Goémond le regarda.

— Et monsieur le ministre, il ne serait pas étonné ?

— Non.

— Et les Américains, ils ne seraient pas étonnés ?

— Goémond, un policier discipliné ne doit pas se soucier de politique, surtout internationale, est-il besoin de vous le rappeler ?

— Non, monsieur. Bien, monsieur, dit le commissaire.

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