XV

Ce n’est qu’une fois Adamsberg au centre de la grande salle qu’on remarqua réellement ses habits sales, ses joues barbues, le petit chien crotté sous son bras. Un cercle désordonné de chaises s’organisa spontanément autour de lui. Le commissaire résuma sa nuit, Émile, la ferme, l’hôpital, le chien.

— Vous saviez où il allait et vous m’avez laissée cavaler ? gronda Retancourt.

— Je ne me suis rappelé le chien que beaucoup plus tard, mentit Adamsberg. Après la visite du médecin de Vaudel.

Retancourt eut un hochement de tête qui indiquait qu’elle n’en croyait rien.

— Il donne quoi, ce médecin ? demanda Justin de sa voix grêle.

— Pour le moment, il ne nous en dit pas plus sur Vaudel que nous sur le crime. Bataille du secret professionnel, les positions sont figées.

— Plus de secret, bataille terminée, dit Kernorkian d’une voix inaudible.

— Le médecin affirme tout de même que Vaudel avait des ennemis, mais sans doute imaginaires. Il en sait plus. L’homme est calé, capable de remettre une mandibule à téter.

— À Vaudel ?

Adamsberg n’eut pas envie de regarder Estalère, à croire parfois que le brigadier le faisait exprès. Mais il jeta un coup d’œil à Maurel qui écrivait rapidement dans son carnet. Il avait su que Maurel notait les bévues d’Estalère pour en faire un florilège, une marotte qu’Adamsberg ne trouvait pas innocente. Maurel surprit son regard et ferma son carnet.

— On a vérifié que Pierre fils était à Avignon au moment de l’agression d’Émile ? demanda Voisenet.

— Mordent s’en est chargé. Mais les flics d’Avignon ont traîné les pieds, ils ont raté l’heure.

— Merde, fallait insister.

— Il a insisté, coupa Adamsberg, en défense de Mordent et de sa tête-ballon perdue dans les airs. Gardon dit qu’il y a des résultats de labo ?

Danglard se leva automatiquement La mémoire, le savoir et l’esprit synthétique du commandant le prédisposaient aux résumés des rapports scientifiques. Un Danglard se tenant presque droit, le teint presque frais, l’expression presque animée, régénéré par sa seconde immersion en climat britannique.

— En ce qui concerne le corps, on estime qu’il fut dépecé en quatre cent soixante pièces environ, dont près de trois cents ont été ensuite réduites en miettes, ou presque. Certaines ont été débitées à la hache, d’autres à la scie circulaire, en prenant appui sur un billot de bois. Les échantillons révèlent des échardes quand la hache fut utilisée, ou de la poudre de bois quand ce fut la scie. Le même billot a servi pour les opérations d’écrasement. Les éléments de mica et de quartz incrustés dans les chairs indiquent que le tueur posait la pièce sur le billot la calait sous une pierre de granit sur laquelle il frappait à l’aide d’une masse. Ont fait l’objet d’un traitement intense toutes les articulations, chevilles, poignets, genoux, coudes, têtes de l’humérus et du fémur, ainsi que les dents, pulvérisées, et les pieds, au niveau du tarse et des métatarses. Les phalanges du pouce du pied sont également écrasées mais pas celles des quatre autres doigts, 2 à 5. Les parties les moins endommagées sont les mains — carpiens exceptés —, des parties d’os longs, l’iliaque, l’ischium, les côtes, le sternum.

Adamsberg n’avait pas le temps de tout saisir et il leva une main inutile pour suspendre le flot du rapport. Concentré, Danglard poursuivait.

— Le rachis a subi un traitement différencié, les sacrées et les cervicales sont nettement plus attaquées que les lombaires et dorsales. Parmi les cervicales, il ne reste pratiquement rien de l’atlas et de l’axis. L’hyoïde est préservé, les clavicules à peine touchées.

— Suspension, Danglard, interrompit Adamsberg, observant de l’égarement sur les visages, certains ayant déjà abandonné la partie. On va dessiner cela, ce sera plus clair pour tout le monde.

Adamsberg excellait en dessin, capable de tout faire surgir de sa main en quelques traits désinvoltes et accomplis. Il passait de longs moments à griffonner, debout, sur un carnet ou sur un papier plaqué sur sa cuisse, à la mine de plomb, à l’encre ou au fusain. Ses esquisses et crayonnés traînaient un peu partout dans les bureaux, le commissaire les abandonnant au fil de ses allées et venues. Certains, admiratifs, s’en emparaient discrètement — ainsi Froissy, Danglard ou Mercadet, mais aussi Noël, qui ne l’aurait jamais avoué. Adamsberg traça rapidement sur le tableau blanc les contours d’un corps et de son squelette, un de face, un de dos, et passa deux feutres à Danglard.

— Marquez en rouge les parties les plus massacrées, en vert les moins abîmées.

Danglard illustra ce qu’il venait d’exposer, puis ajouta du rouge sur le crâne et sur les organes génitaux, du vert sur les clavicules, les oreilles, les fessiers. Une fois le dessin coloré, il exprimait une logique aberrante mais certaine, démontrant que le tueur avait choisi de détruire ou d’épargner de manière non aléatoire. Et le sens de cette extravagance n’était pas accessible.

— Du côté des organes, on retrouve aussi une sélection, reprit Danglard. Les intestins, l’estomac, la rate n’ont pas intéressé le tueur, pas plus que les poumons ni les reins. Il s’est focalisé sur le foie, le cœur et la cervelle, dont une partie a été brûlée dans la cheminée.

Danglard dessina trois flèches partant du cerveau, du cœur et du foie, les sortant hors du corps.

— C’est une destruction de son esprit, hasarda Mercadet, rompant le silence un peu hébété des agents, dont les regards étaient accrochés aux dessins.

— Le foie ? dit Voisenet. Pour toi, le foie, c’est de l’esprit ?

— Mercadet n’a pas tort, dit Danglard. Avant la chrétienté, mais plus tard aussi, on concevait plusieurs âmes dans le corps, le spiritus, Vanimus et l’anima. Esprit, âme et mouvement, qui pouvaient loger dans différentes parties du corps comme, justement, le foie et le cœur, sièges de la crainte et de l’émotion.

— Ah bon, concéda Voisenet, tant il était admis que le savoir de Danglard n’était pas contestable.

— Pour la destruction des articulations, dit Lamarre avec sa raideur habituelle, ce serait pour que le corps ne fonctionne plus ? Comme on casserait des rouages ?

— Et les pieds ? Pourquoi les pieds et pas les mains ?

— Pareil, dit Lamarre. Pour qu’il ne marche pas ?

— Non, dit Froissy. Ça n’explique pas le pouce du pied. Pourquoi détruit-il surtout le pouce ?

— Mais qu’est-ce qu’on fabrique ? demanda Noël en se levant. Qu’est-ce qu’on fabrique à chercher de bonnes raisons plausibles à ce merdier ? Il n’y a pas de bonne raison. Il y a celle du tueur et on ne peut pas en avoir la moindre idée, pas la moindre sensation.

Noël se rassit et Adamsberg acquiesça.

— C’est comme le type qui a mangé son armoire.

— Oui, approuva Danglard.

— Pour quoi faire ? demanda Gardon.

— Justement. On ne sait pas.

Danglard revint vers le tableau et dégagea une nouvelle feuille de papier vierge.

— Pire, reprit-il, le tueur n’a pas disposé les éléments n’importe comment. Le Dr Romain avait raison, il les a dispersés. Ce serait fastidieux de tout dessiner, vous verrez la répartition spatiale dans le rapport. Mais pour vous donner un exemple, une fois les cinq métatarsiens du pied disjoints et écrasés, le tueur les a jetés aux quatre coins de la pièce. De même pour chaque partie du corps, deux bouts ici, un bout là, un autre ailleurs, deux autres sous le piano.

— C’est peut-être un tic, dit Justin. Ou un toc. Le gars jette en rond tout autour de lui.

— Il n’y a pas de bonne raison, répéta Noël en grondant. On perd notre temps, ça ne sert à rien d’interpréter. Le tueur est en rage, il démolit tout, il s’acharne ici ou là, on ne sait pas pourquoi et on s’en tient là. À l’ignorance.

— Une rage capable de brûler pendant des heures, précisa Adamsberg.

— Justement, dit Justin. Si sa colère ne s’éteint pas, c’est peut-être la raison du carnage. Le tueur ne sait pas s’arrêter, il veut poursuivre et poursuivre, alors ça finit en purée. C’est comme un gars qui boit jusqu’à tomber par terre.

Qui gratte sa piqûre d’araignée, pensa Adamsberg.

— On va passer au matériel, dit Danglard.

Un appel l’interrompit, le commandant s’éloigna presque vivement, écrasant le téléphone contre son oreille. Abstract, diagnostiqua Adamsberg.

— On l’attend ? demanda Voisenet.

Froissy remua sur sa chaise. Le lieutenant s’alarmait pour l’heure du déjeuner — quatorze heures trente-cinq déjà —, elle se recroquevillait sur son siège. Chacun savait que l’idée de manquer un repas déclenchait chez elle une réaction de panique, et Adamsberg avait demandé aux agents d’être vigilants sur ce point car, trois fois au cours de missions, Froissy s’était évanouie de peur.

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