XLVII

Adamsberg avait enfoncé une paille dans le bol de Zerk et beurré son pain.

— Parle-moi de Josselin, Zerk.

— Je ne m’appelle pas Zerk.

— C’est le nom de baptême que je t’ai donné. Pour moi, considère que tu n’as que huit jours. Soit un nouveau-né vagissant et rien de plus.

— Toi aussi tu n’as que huit jours, tu vaux pas mieux.

— Et comment tu m’appelles ?

— Je t’appelle pas.

Zerk siffla du café à travers sa paille et sourit sans façon, un peu à la manière inattendue de Vlad, soit de sa réplique, soit du bruit qu’avait produit la paille. Sa mère était ainsi, prête à la distraction au moment où cela convenait le moins. Ce qui expliquait d’ailleurs qu’il ait pu faire l’amour avec elle près du vieux pont de la Jaussène alors qu’il pleuvait. Zerk était issu de la distraction.

— Je ne veux pas t’interroger à la Brigade.

— Mais tu m’interroges tout de même ?

— Oui.

— Alors je te réponds comme à un flic, car pour moi, depuis vingt-neuf ans, c’est tout ce que tu es. Un flic.

— C’est ce que je suis, et c’est ce que je veux : que tu me répondes comme à un flic.

— Josselin, je l’aimais fort. Je l’ai connu à Paris il y a quatre ans, quand il m’a remis la tête en place. Il y a six mois, les choses ont commencé à changer.

— Comment ?

— Il s’est mis à m’expliquer que tant que je n’avais pas tué mon père, je ne deviendrais rien. Attention, c’était une image.

— Je comprends, Zerk.

— Avant, je n’en avais pas grand-chose à faire de mon père. Ça arrivait que j’y pense mais, fils de flic, je préférais oublier. J’avais de tes nouvelles des fois par les journaux, ma mère était fière, pas moi. C’est tout. Mais, tout d’un coup, Josselin s’en mêle. Il dit que c’est toi la cause de tous mes malheurs, de tous mes échecs, il voit ça dans ma tête.

— Quels échecs ?

— Je sais pas, dit Zerk en pompant à nouveau sur sa paille. Je ne m’intéresse pas trop. Peut-être comme toi et l’ampoule de ta maison.

— Alors que dit Josselin ?

— Il dit que je dois t’affronter, te détruire. « Purger », il appelle ça, comme si j’abritais un tas de détritus au fond de moi et que ce tas, c’était toi. Ça ne me plaisait pas trop, cette idée.

— Pourquoi ?

— Je sais pas. J’avais pas le courage, toute cette purge me semblait un trop gros boulot. Surtout, je ne sentais pas le tas de détritus, je ne savais pas où il était. Josselin affirmait que, oui, il existait, et qu’il était énorme. Que si je ne l’enlevais pas, il allait me pourrir l’intérieur. À force, j’ai arrêté de le contredire, ça l’énervait, et Josselin était plus intelligent que moi. Je l’écoutais. Séance après séance, je commençais à le croire. Et à la fin, je le croyais vraiment.

— Et que décides-tu de faire ?

— Jeter les détritus, mais je ne sais pas comment on fait. Josselin ne m’a pas encore expliqué. Il dit qu’il va m’aider. Que je vais me cogner contre toi d’une manière ou d’une autre. Et ça s’est produit, il avait raison.

— Mais forcément, Zerk, puisqu’il avait tout planifié.

— C’est vrai, reconnut Zerk après un moment.

Un gars pas rapide, se dit Adamsberg, en s’en voulant de donner partiellement raison à Josselin. Car si Zerk n’était pas un esprit vif, à qui la faute ? Ses gestes aussi étaient lents. Zerk n’avait bu que la moitié de son café, mais Adamsberg en était au même point.

— Quand t’es-tu cogné contre moi ?

— Il y a d’abord eu ce coup de téléphone dans la nuit de lundi à mardi, après le meurtre de Garches. Un type inconnu qui m’a dit que ma photo serait dans le journal du matin, que je serais accusé du meurtre, qu’il fallait que je me tire en vitesse et que je ne donne pas signe de vie. Que les choses s’arrangeraient plus tard, qu’il me préviendrait.

— Mordent. Un de mes commandants.

— Alors il ne mentait pas. Il m’a dit : « Je suis un ami de ton père, fais ce que je te dis nom d’un chien. » Parce que moi, je pensais aller voir les flics pour leur dire qu’il y avait une erreur. Mais Louis m’a toujours dit d’éviter les flics tant que c’était possible.

— Qui est Louis ?

Zerk leva vers Adamsberg un regard étonné.

— Louis. Louis Veyrenc.

— D’accord, dit Adamsberg. Veyrenc.

— Il est bien placé pour savoir. Alors je me suis tiré et j’ai été me planquer chez Josselin. Chez qui d’autre ? Ma mère est en Pologne et Louis est à Laubazac. Josselin avait toujours dit que sa porte était ouverte si j’avais besoin. C’est à ce moment qu’il m’a donné le coup de grâce. Mais j’étais mûr, c’est sûr.

— Comment a-t-il présenté les choses ?

— Comme l’occasion ou jamais. Il m’a dit de profiter du malentendu, que c’était le destin. « Le destin ne passe qu’une minute en gare, saute dans le train, seuls les crétins demeurent à quai. »

— Bonne phrase.

— Oui, j’ai trouvé aussi.

— Mais fausse. Ensuite ? Il t’a fait répéter la scène ?

— Non, mais il m’a dit comment me conduire en général, comment t’obliger à voir que j’existais, à comprendre que j’étais plus fort que toi. Il a dit surtout que ça enclencherait ta culpabilité, que c’était obligé d’en passer par là. « C’est ton jour, Armel. Après tu seras neuf. Fonce, n’hésite pas à forcer la dose. » Ça m’a plu. « Fonce, purge, existe, c’est ton jour. » Je n’avais jamais entendu cela. J’ai beaucoup aimé ces trois mots : « Fonce, purge, existe. »

— Où as-tu eu le tee-shirt ?

— Il est allé me l’acheter, il a dit que je ne serais pas crédible avec ma vieille chemise. J’ai passé la nuit chez lui mais j’étais trop énervé pour dormir, je préparais les choses dans ma tête. Il m’avait donné des médicaments.

— Des excitants ?

— Je sais pas, j’ai pas demandé. Un comprimé le soir, et deux le matin avant d’aller te voir. Neuf, je le devenais déjà. Et le tas de détritus, je le voyais comme en plein jour. Plus les heures passaient, plus ça montait. J’aurais pu te tuer. Et toi aussi, ajouta-t-il sur un ton soudain presque identique à celui du Zerk gothique.

Le regard du jeune homme s’échappa. Il prit une cigarette et Adamsberg la lui alluma.

— Tu m’aurais vraiment gazé avec ta saloperie de fiole ?

— À quoi ressemblait-elle, selon toi ?

— À un foutu poison.

— De l’acide nitro-citraminique.

— Ouais.

— Mais à part cela, à quoi ressemblait-elle ?

Zerk cracha la fumée.

— Je sais pas. À un petit échantillon de parfum.

— C’est ce que c’était.

— Je le crois pas, siffla Zerk. Tu dis ça parce que aujourd’hui, t’as honte. T’étais dans le bureau. Je pense pas que tu gardes du parfum dans ton bureau.

— Tu m’as enfermé en oubliant que les flics ont un passe. J’ai été chercher l’échantillon dans la salle de bains. L’acide nitro-citraminique n’existe pas. Tu pourras vérifier.

— Merde, dit Zerk en aspirant du café.

— Ce qui est vrai, en revanche, c’est qu’il ne faut pas enfoncer un flingue aussi profond dans son pantalon.

— Je comprends ça.

— Tu as la gale, la tuberculose, un seul rein ?

— Non. J’ai eu la teigne, une fois.

— Continue.

— Le chat sous les cageots m’a diverti. Ou bien c’est le vieux avec son histoire de bras. Je suis retombé d’un coup, comme si j’avais débourré. J’en avais un peu assez de brailler. Mais je voulais tout de même brailler. Je voulais brailler jusqu’à ce que tu tombes à genoux, jusqu’à ce que tu me supplies. Josselin m’avait dit que si je ne braillais pas, j’étais cuit. Que si je ne te mettais pas par terre, j’étais cuit. Avec mon tas de détritus qui me resterait dans le corps pour la vie. Et c’est vrai que j’étais bien, après, je ne regrettais pas.

— Mais tu t’es retrouvé coincé.

— Ouais, merde, comme le chat sous le cageot. J’ai attendu un démenti pour l’ADN. Ou un coup de fil du type inconnu. Mais rien n’est venu.

— Tu as pensé à un piège de Josselin ?

— Non. C’est lui qui me cachait, quand même. J’étais dans une piaule au bout de son appartement avec ordre de ne pas bouger, à cause des patients.

— Après m’avoir quitté, si tu étais sorti de cette chambre entre neuf heures et midi, tu m’aurais trouvé chez lui. J’étais venu lui parler. Je suppose que Josselin a apprécié la situation. Tous les deux chez lui, tous les deux manipulés par lui. Mais il m’a vraiment remis debout et extirpé mes acouphènes. Il va nous manquer, Zerk, il a des doigts d’or.

— Non, il ne va pas me manquer.

— Ensuite ? Ce jour-là ?

— Il est venu me chercher à l’heure du déjeuner, il m’a fait tout raconter, il voulait tous les détails, les phrases que j’avais dites, il s’amusait beaucoup, il avait l’air heureux pour moi. Il m’a fait ôter le tee-shirt et il a cuisiné un bon repas pour fêter le truc. Pour l’ADN, il a dit que c’était une faute d’analyse et qu’il fallait le temps que les flics percutent. Mais après, j’y croyais de moins en moins. J’avais envie d’appeler Louis, mais impossible d’utiliser mon portable. Il y avait bien le fixe de Josselin. Mais si les flics savaient que c’était mon oncle, ils pouvaient le surveiller. J’ai commencé à me dire que quelqu’un me pourrissait la vie. C’est lui qui a piqué le mouchoir, hein ?

— Facilement. Les poils de ton chien aussi. Tournesol. On les a retrouvés sur le fauteuil de Garches. Le fauteuil où il t’a épinglé hier. Je me suis demandé comment on avait pu récupérer ces poils. Il était venu chez toi ?

— Jamais.

— Quand il te soignait, tu ôtais tes habits ?

— Je laissais juste mes chaussures dans la salle d’attente.

— Rien d’autre ? Réfléchis.

— Non. Si. Deux fois il m’a demandé d’ôter le pantalon pour vérifier mes genoux.

— Récemment ?

— Environ deux mois.

— C’est là qu’il a pris le mouchoir et les poils du chien. Tu n’y as pas repensé ?

— Non. Cela faisait quatre ans que Josselin m’aidait. Pourquoi j’aurais pensé du mal de lui ? Il était de mon côté, lui et ses foutues mains en or. Il m’a fait croire qu’il m’aimait bien mais la vraie chose, c’est qu’il trouvait que j’étais un crétin. Tout le monde s’en fout que tu vives ou que tu meures, c’est ce qu’il m’a dit hier soir.

— Loša sreća, Zerk, il a endossé le destin d’Arnold Paole.

— Il ne l’a pas endossé, c’est vrai aussi. Il est bien un descendant de ce Paole. Il me l’a dit dans la voiture quand il m’emmenait au pavillon. Et il ne rigolait pas.

— Je sais. Il est un Paole authentique en ligne paternelle directe. Je veux dire qu’il est devenu aussi malade que son aïeul, celui qui bouffait de la terre de cimetière pour se protéger de Peter Plogojowitz. Qu’est-ce qu’il t’a dit d’autre ?

— Que j’allais mourir, mais qu’en mourant je contribuais à son œuvre d’éradication des maudits, et que c’était une bonne mort pour un type comme moi qui ne servait à rien. Il a expliqué qu’une famille immonde infectait la sienne depuis trois cents ans et qu’il devait y mettre fin. Il disait qu’il était né avec deux dents, que c’était la preuve du mal qui était en lui, par la faute des autres. Mais à des moments, on ne pouvait plus le comprendre. Il parlait trop vite, j’avais peur que la voiture quitte la route.

Zerk s’interrompit pour finir son café froid.

— Il a parlé de sa mère. Elle l’a abandonné parce que c’était un Paole, et elle l’a vu parce que ses dents étaient déjà sorties à la naissance. Elle a crié que c’était un « dentu » et elle a laissé le bébé là, à l’hôpital, « comme on se débarrasse d’un être abject ». Et là, il a pleuré, pleuré en vrai. Je le voyais dans le rétroviseur. Il ne reprochait rien à sa mère. Il a dit : « Que veux-tu qu’une mère fasse d’une créature ? Une créature n’est pas un enfant. » J’ai pensé alors qu’il faiblissait, qu’il allait me relâcher, je l’ai supplié. Mais il s’est remis à crier et la voiture a fait des écarts. Bon sang j’avais peur. Et il a continué à raconter son calvaire de créature.

— Il a été adopté par les Josselin ?

— Oui. Et à neuf ans, il a ouvert le tiroir du bureau de son père. Il a trouvé tout un dossier sur lui. Il a appris qu’il était adopté, il a appris l’abandon de sa mère et pourquoi elle l’avait fait. Il était un Paole, de la lignée des vampires damnés. C’est ce qu’il dit. Un an plus tard, les parents ont été dépassés par le truc. Il cassait tout, il tapissait les murs avec sa merde. Il me l’a raconté comme ça, sans gêne, comme une des preuves de sa damnation. Un jour de novembre, ses parents l’ont amené dans un établissement pour le faire examiner. Ils ont dit qu’ils revenaient et ils ne sont pas revenus.

— Deuxième abandon, vie foutue, dit Adamsberg.

— Une sorte de plog, non ?

— Si tu veux.

— Puis il s’est marié avec « une femme laide mais très solide », et il a commencé à couper les pieds de ceux qui le menaçaient. Des gens qui étaient nés avec une dent. Un peu en tâtonnant au début, il l’a reconnu lui-même. « Je débutais, j’ai sans doute coupé des pieds d’êtres inoffensifs, qu’ils me pardonnent. Je ne leur ai pas fait de mal, ils étaient déjà morts. » Et sa femme est partie très vite. Un être sans cœur, finalement détestable, a-t-il dit.

— C’est vrai aussi.

— À partir de là, on était dans le pavillon, il n’avait plus besoin de surveiller la route. Il avait empiré, il ne parlait plus très normalement. Des fois il chuchotait et je n’entendais rien, des fois il rugissait. Il m’a planté le couteau dans la main. Il a raconté l’arbre généalogique des Plogojavic — c’est comme cela qu’ils s’appellent ?

— Plogojowitz.

Zerk n’aurait pas plus de facilité que lui à retenir les mots. En ce très court moment, Adamsberg eut la sensation de le connaître à fond.

— D’accord, dit Zerk, baissant la barre de ses sourcils, tout à fait identique à celle du père surveillant la cuisson de la garbure. Il a parlé de la « souffrance inhumaine », il a dit qu’il n’avait jamais tué parce que ces êtres n’étaient pas des humains mais des créatures de la terre profonde qui détruisaient la vie des hommes. Je n’écoutais pas tout, j’avais mal, j’avais peur. Il a dit que c’était son travail de grand médecin de guérir les plaies, de débarrasser le monde de la « menace immonde ».

Adamsberg tira une cigarette du paquet de Zerk.

— Comment as-tu eu mon numéro ?

— Je l’ai volé dans le portable d’oncle Louis, à l’époque où il a travaillé avec toi.

— Tu comptais t’en servir ?

— Non. Mais je trouvais pas normal que Louis l’ait et pas moi.

— Comment as-tu pu le composer ? Dans ta poche ?

— Je ne l’ai pas composé. Je l’avais enregistré sous le chiffre 9. Le dernier des derniers.

— C’est déjà un début, dit Adamsberg.

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