XVI

On se regroupa dans le petit bar crasseux au bout de la rue, Le Cornet à dés, car à cette heure-ci l’élégante Brasserie des Philosophes qui lui faisait face ne servait plus, ne fonctionnant qu’aux heures conventionnelles. Selon son humeur et son fric, on pouvait, rien qu’en traversant la rue, opter pour la vie bourgeoise ou ouvrière, se penser riche ou pauvre, choisir le thé ou le ballon de rouge.

Le patron distribua quatorze sandwiches — il ne restait que du gruyère, on n’avait pas le choix — et autant de cafés. Il posa d’office trois carafes de rouge sur la table, il n’aimait pas les clients qui refusaient son vin, dont l’origine était par ailleurs inconnue. Danglard disait que c’était un mauvais côtes-du-rhône, et on le croyait.

— Le peintre qui s’est tué en prison ? Vous avez avancé ? demanda Adamsberg.

— Pas eu le temps, dit Mordent, qui repoussait son sandwich. Mercadet s’y met cet après-midi.

— Le crottin, les poils, le mouchoir, les empreintes, qu’est-ce qu’ils ont dit ?

— Ce sont deux crottins différents, c’est exact, dit Justin. Celui d’Émile ne correspond pas aux boulettes de la pièce.

— On prélèvera sur le chien pour comparaisons, dit Adamsberg. Neuf chances sur dix qu’Émile ait rapporté ce crottin de la ferme.

Cupidon était coincé sous ses jambes, Adamsberg n’ayant pas encore tenté le face-à-face avec le chat.

— Il pue, ce chien, dit Voisenet, au bout de la table. Il pue jusqu’ici.

— On prélève d’abord, on le nettoie après.

— Ce que je veux dire, insista Voisenet, c’est qu’il pue vraiment.

— Boucle-la, dit Noël.

— Pour les empreintes, pas de surprise, reprit Justin. Dans toute la maison, ce sont celles de Vaudel et d’Émile, beaucoup de ces dernières sur la table à jouer, le manteau de la cheminée, les poignées de porte, la cuisine. Émile était un homme de ménage consciencieux, on n’a pas beaucoup de traces, les meubles sont nettoyés. Néanmoins, on a une mauvaise empreinte de Pierre fils sur le bureau, une autre assez belle sur le dossier d’une chaise. Il devait la tirer près de la table quand il travaillait avec son père. Quatre doigts masculins inconnus dans la chambre, sur l’abattant du secrétaire.

— Le médecin, dit Adamsberg. Il devait consulter dans cette pièce.

— Et enfin, une autre main d’homme dans la cuisine, et une de femme dans la salle de bains, sur le meuble de toilette.

— Voilà, dit Noël. Une femme chez Vaudel.

— Non, Noël, il n’y a aucune empreinte de femme dans sa chambre. Les voisins assurent que Vaudel sortait à peine. Il se faisait livrer chez lui et recevait à domicile sa coiffeuse, son banquier et le chemisier-costumier de l’avenue. De même pour ses appels téléphoniques, rien de personnel. Le fils, une ou deux fois par mois. Et encore, c’est le jeune qui faisait l’effort d’appeler. La plus longue de leurs conversations est de quatre minutes seize secondes.

— Aucun appel avec Cologne ? demanda Adamsberg.

— L’Allemagne ? Non, pourquoi ?

— Il semble que Vaudel ait aimé depuis longtemps une vieille dame allemande. Une Mme Abster, à Cologne.

— Ça n’empêche pas de coucher avec la coiffeuse.

— Je ne dis pas.

— Non, pas de visite de femme, les voisins en sont certains. Et dans cette foutue allée, ils savent tout les uns des autres.

— Comment avez-vous su, pour Mme Abster ?

— Émile m’a confié un billet d’amour qu’il devait lui poster si Vaudel mourait.

— Qu’est-ce qu’il écrit ?

— C’est en allemand, dit Adamsberg en le tirant de sa poche et le posant sur la table. Froissy, vous pouvez faire quelque chose ?

Froissy examina le billet, fronça les sourcils.

— Cela signifie à peu près : Garde notre royaume, résiste toujours, hors de toute atteinte demeure.

— C’était un amour contrarié, jugea Voisenet. Elle était mariée à un autre.

— Mais ce mot en majuscules à la fin, dit Froissy en pointant le papier, ce n’est pas de l’allemand.

— C’est un code entre eux, dit Adamsberg. Une référence à un moment connu d’eux seuls.

— Ouais, confirma Noël, un mot secret. C’est ridicule, mais ça plaît aux femmes et ça lasse les hommes.

Froissy demanda un peu vite qui désirait un second café, des mains se levèrent, et Adamsberg pensa qu’elle inventait elle aussi des mots codés et que Noël l’avait blessée. D’autant qu’elle avait pas mal d’amants mais qu’elle les perdait à une vitesse record.

— Vaudel n’a pas trouvé cela ridicule, dit Adamsberg.

— C’est peut-être un code, reprit Froissy en baissant le front vers le papier, mais en tout cas c’est en russe.

KMCJ10BA, ce sont des lettres cyrilliques. Désolée, je ne connais pas le russe. Peu de gens connaissent le russe.

— Moi, un peu, dit Estalère.

Il y eut un silence étonné dont le jeune homme n’eut pas conscience, tout occupé à bien tourner le sucre dans sa tasse.

— Pourquoi tu sais le russe ? demanda Maurel, comme si Estalère avait commis une mauvaise action.

— Parce que j’ai essayé de l’apprendre. Je sais juste prononcer les lettres.

— Mais pourquoi tu essayais d’apprendre le russe ? Et pas l’espagnol ?

— Ben comme ça.

Adamsberg lui tendit la lettre et Estalère se concentra. Même quand il se concentrait, ses yeux verts ne se plissaient pas. Il les gardait grands ouverts et surpris sur le monde.

— Si on prononce bien tout, dit-il, ça donne quelque chose comme kissloveu. Alors, si c’est un code d’amour, ça fait kisslove. KISS LOVE, Baisers Amour. Non ?

— Parfait, approuva Froissy.

— Bien trouvé, dit Noël en prenant le papier. C’est un truc excellent à mettre en bas d’une lettre pour intriguer les femmes.

— Je croyais que tu ne voulais pas de code, dit Justin de sa voix de fausset.

Noël rendit la lettre à Adamsberg avec une moue. Danglard entrait dans le café, se faisait une place à la table en soufflant, les joues colorées. Une conversation qui s’est bien passée, estima Adamsberg. Elle va venir à Paris, il est sous le choc, presque affolé.

— Tout cela, crottin ou billet d’amour, c’est de l’accessoire, dit Noël. On ne va toujours pas au fait. C’est comme les poils de chien sur le fauteuil : longs, blancs, type Montagne des Pyrénées, le genre de bête qui vous douche de bas en haut d’un seul coup de langue. À quoi cela nous avance ? À rien.

— À compléter l’information du mouchoir, dit Danglard.

Il y eut un nouveau silence, des bras se croisèrent, des regards passèrent en biais. Là, comprit Adamsberg, était la cause de l’agitation du matin.

— Allons-y, dit-il.

— Le mouchoir en papier était récent, expliqua Justin. Et il y avait quelque chose dessus.

— Une micro-goutte de sang appartenant au vieux, dit Voisenet.

— Et il y avait quelque chose dedans.

— De la morve.

— Bref, de l’ADN autant qu’on en veut.

— On a voulu vous prévenir hier soir quand on a su, puis dès huit heures ce matin. Mais votre portable était débranché.

— Plus de batterie.

Adamsberg examina leurs visages un par un et se versa un demi-verre de vin, rompant avec ses habitudes.

— Gaffe, le prévint discrètement Danglard, c’est un côtes inconnu.

— Laissez-moi comprendre, dit Adamsberg. La morve n’est pas celle de Vaudel père, ni de Vaudel fils, ni d’Émile. C’est bien cela ?

— Affirmatif, souffla Lamarre qui, en tant qu’ancien gendarme, n’arrivait pas à se défaire de sa terminologie militaire.

Et qui, en tant que Normand, avait beaucoup de mal à regarder Adamsberg dans les yeux.

Adamsberg but une gorgée, jeta un coup d’œil à Danglard pour lui confirmer que, en effet, ce vin était assez rude. Cependant rien de commun avec le carton qu’il avait sifflé à la paille la veille au soir. Il se demanda un instant si ce pinard n’était pas la cause de son sommeil de brute dans la voiture, alors que cinq ou six heures de repos lui suffisaient. Il prit un morceau de sandwich qui restait sur la table — celui de Mordent — et le glissa sous sa chaise.

— C’est pour le chien, expliqua-t-il.

Il pencha la tête vers le sol, vérifia que le pain plaisait à Cupidon et revint vers ses adjoints, treize paires d’yeux convergeant vers lui.

— C’est donc l’ADN d’un inconnu, reprit-il, et c’est l’ADN du tueur. Cet ADN, vous l’avez envoyé sans y croire au fichier, et vous l’avez trouvé. Vous avez le nom du tueur, vous avez son prénom, vous avez son visage.

— Oui, confirma Danglard à mi-voix.

— Et son domicile ?

— Oui, répéta Danglard.

Adamsberg comprenait que cet aboutissement si rapide les trouble, les émeuve même, comme s’ils atterrissaient sans préparation, mais le sentiment d’embarras général, de faute même, le déconcertait. Le train avait déraillé quelque part.

— On a donc son adresse, reprit Adamsberg, peut-être sa profession, son lieu de travail. Ses amis, sa famille. Le fait n’est connu que depuis une quinzaine d’heures. On localise ses points de chute, on avance en douceur, on ne peut pas le manquer.

À mesure qu’il parlait, Adamsberg savait qu’il était à côté de la plaque. On allait le manquer, on l’avait déjà manqué.

— On ne peut pas le manquer, répéta-t-il, sauf s’il est au courant qu’on l’a localisé.

Danglard posa sa grosse sacoche sur ses genoux, déformée par les bouteilles qu’il calait souvent dans son fond. Il en sortit une liasse de journaux, en choisit un et étala la une sous les yeux d’Adamsberg.

— Il est au courant, dit-il d’une voix lasse.

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