XXXV

C’est le bruit grinçant d’un rouleau d’adhésif qu’on débite par saccades qui ramena Adamsberg à la conscience. Zerk l’embobinait dans du scotch de déménagement. Ses jambes étaient déjà immobilisées quand il le tira hors du moulin et le hissa dans une voiture à une vingtaine de mètres de là.

Combien de temps l’avait-il laissé ligoté, au sol du vieux moulin ? Jusqu’à la venue de l’obscurité, il devait être maintenant plus de neuf heures du soir. Il bougea ses pieds, mais le reste était pris comme une momie dans ses bandelettes collantes. Ses poignets étaient coincés, sa bouche close. De l’homme, il ne voyait qu’une masse noire. Mais il l’entendait. Le bruit du cuir de son blouson, les souffles de son effort, ses onomatopées sans bon sens. Puis un bref parcours sur le siège arrière de la voiture, sur moins d’un kilomètre, et l’arrêt. Zerk le tirait par ses poignets soudés, comme si ses bras avaient formé l’anse d’un énorme panier. Il peina sur une trentaine de mètres, s’arrêtant cinq fois, tandis que des graviers roulaient sous le torse d’Adamsberg. Il le lâcha d’un coup, soufflant, grommelant toujours, et ouvrit une porte.

Des graviers sous son dos, qui perçaient sa chemise. Où avait-il vu des graviers pointus dans Kisilova ? Des graviers noirs, différents de ceux qu’on voit en France. L’homme avait fait tourner une clef, une grosse et vieille clef d’après le son lourd du métal. Puis il revint vers lui, l’attrapa par l’anse de ses bras, lui fit descendre brutalement quelques marches de pierre et le laissa tomber au sol. De la terre battue. Zerk fendit le scotch aux poignets, lui ôta la veste, la chemise, coupant les habits de plusieurs coups de couteau pour s’en défaire plus vite. Adamsberg tenta de réagir mais il était déjà trop faible, ses jambes étaient prises et froides, et la botte du gars écrasait son thorax. Puis ce scotch à nouveau, qui s’enroula cette fois autour de son torse, plaquant ses bras contre ses flancs, puis autour de ses pieds, figés comme le reste. Quelques pas, et Zerk ferma la porte sans un mot. Le froid intense contrastait avec la nuit tiède, l’obscurité était absolue. Une cave, sans même un soupirail.

— Tu sais où t’es, connard ? Pourquoi tu m’as pas foutu la paix ?

La voix lui parvenait déformée, un peu aiguë et chuchotante, comme d’un poste de radio ancien.

— Je te connais maintenant, flicard, je prends mes précautions. Tu es dedans, je suis dehors. J’ai glissé un émetteur sous la porte, c’est par là que je te parle. Si tu gueules, personne t’entendra, essaie même pas. Personne vient jamais là. La porte a dix centimètres d’épaisseur, les murs sont comme une forteresse. Un vrai bunker.

Zerk fit entendre un rire court et sans mélodie.

— Et tu sais pourquoi ? Parce que t’es dans un tombeau, connard. Dans le tombeau le plus hermétique de tout Kisilova, dont personne ne doit jamais sortir. Je te décris l’endroit, puisque tu vois rien, pour que tu puisses t’imaginer avant de mourir. Quatre cercueils en étagères d’un côté, cinq de l’autre. Neuf morts. Ça te va ? Et le cercueil qui est juste à ta droite, si tu l’ouvrais, je suis pas sûr que tu trouves un squelette. Peut-être un corps tout frais et gonflé de sève. Elle s’appelle Vesna et elle dévore les hommes. Possible que tu lui plaises !

Nouveau rire.

Adamsberg ferma les yeux. Zerk. Où se terrait-il durant ces deux jours ? Dans les bois, dans une des cabanes abandonnées des clairières, peut-être. Et qu’est-ce que ça pouvait bien foutre ? Zerk l’avait suivi, il l’avait trouvé et c’était fini. Incapable de bouger ses membres, Adamsberg sentait déjà ses muscles s’ankyloser, le froid pénétrer son corps. Zerk avait raison, personne ne s’aventurait dans l’ancien cimetière, surtout pas. Grand lieu abandonné depuis l’effroi de 1725, comme l’avait expliqué Arandjel. On ne prenait pas le risque d’y entrer, pas même pour redresser les pierres basculées des ancêtres. Et c’est là qu’il était, à huit cents mètres du village, dans le caveau des neuf victimes de Plogojowitz, édifié loin des autres, et que nul n’aurait approché. Sauf Arandjel. Mais qu’est-ce qu’Arandjel pouvait savoir de la situation ? Rien. Vladislav ? Rien. Seule Danica s’inquiétait peut-être de ne pas le voir revenir à la kruchema. Il avait manqué le dîner, des kobasice avait dit la patronne. Mais que pouvait faire Danica ? Aller voir Vlad. Qui irait voir Arandjel. Et ensuite ? Où le chercher ? Au long du Danube par exemple. Mais qui irait penser qu’un Zerk noir l’avait bouclé dans le caveau du vieux cimetière ? Arandjel pourrait l’envisager, en désespoir de cause. Dans une semaine, dans dix jours. D’ici là, il pouvait tenir sans manger et sans boire. Mais Zerk n’était pas un imbécile. Ainsi immobilisé dans le froid, le sang se figeant dans son corps qui fourmillait déjà, il ne tiendrait pas deux jours. Peut-être même pas jusqu’à demain. N’avance pas dans le monde des vampiri sans savoir, jeune homme. Avec la violence de la peur, il regretta. Le tilleul, les Carpathes, les facettes du petit verre de rakija.

— Demain tu seras crevé, connard. Si ça peut te faire plaisir, je suis retourné chez toi. J’ai tué la petite chatte d’un seul coup de botte. Elle a giclé partout. Ça m’énervait que tu m’aies forcé à la sauver. Comme ça tu me dois rien. J’ai aussi pris ton foutu ADN dans ta baraque. Comme ça je ferai la preuve. Et tout le monde saura qu’Adamsberg avait largué son gosse et quel gosse c’était devenu. À cause de toi. Toi. Toi. Et tu seras honni par-delà les générations.

Les pères ont mangé les raisins verts et les dents des enfants en ont été agacées. Adamsberg respirait mal, Zerk avait serré très fort le scotch sur sa poitrine. Demain tu seras crevé, connard. Membres immobiles et respiration réduite, manque d’oxygénation du sang, ça n’allait pas traîner. Pourquoi fallait-il que l’image du chaton explosé sous la botte de Zerk lui fasse du mal ? Alors qu’il allait crever dans quelques heures ? Pourquoi fallait-il qu’il pense aux kobasice, sans savoir en quoi cela pouvait consister ? Kobasice qui l’amenaient à Danica, qui l’amenait à Vlad et ses poils de chat, qui l’amenait à Danglard, Danglard à Tom et à Camille, insouciants en Normandie, qui l’amenaient à Weill, à cette Emma Carnot, avec qui il n’avait jamais couché. Et Gisèle ? Jamais non plus. Pourquoi, en ce moment même, sa tête ne pouvait-elle rester en place, se concentrer sur une seule et tragique pensée ?

— Je reconnais qu’un seul truc, reprit la voix comme à regret. T’as été fort. T’as pigé. Je prends ta tête et je te laisse ton corps. Je te laisse là, connard, comme toi tu m’as laissé.

Zerk tira sur le fil, l’émetteur glissa sous la porte, ce fut le dernier son qu’Adamsberg entendit. Sauf le souffle de son acouphène agonisant qui bruissait dans son oreille, presque disparu réalisa-t-il à cet instant. À moins qu’il ne s’agisse du soupir de la femme vermeille qui dormait sur la couchette du bas, à côté de lui à droite. Adamsberg se prit à souhaiter que la vampir Vesna sorte de son cercueil et vienne lui sucer le sang, lui donnant la vie éternelle. Ou simplement de la compagnie. Mais rien à faire. Même dans ce tombeau, il ne croyait à rien. Sans qu’il puisse le contrôler, son corps trembla pendant quelques secondes. Quelques secousses convulsives, le début du déraillage organique sûrement. Sa pensée affolée fila vers l’homme aux doigts d’or puis vers son fusible F3. Le soin du Dr Josselin le ferait-il résister plus longtemps que d’autres ? Avec son fusible et son pariétal réparés ? Un nouveau frisson le glaça sous son bandage de scotch. Non. Aucune chance.

À quoi faut-il penser quand on va mourir ?

Des vers lui traversèrent l’esprit, lui qui n’en avait jamais retenu un seul. C’était comme ce mot kobasice dont il se souvenait. S’il avait vécu jusqu’au lendemain, il se serait peut-être éveillé en sachant l’anglais. En se souvenant normalement des choses, comme les autres.

Dans la nuit du tombeau, Toi qui m’as…

C’était un des vers que Danglard marmonnait souvent, entre mille autres. Mais il ne se rappelait pas la fin.

Dans la nuit du tombeau, Toi qui m’as…

Déjà il ne sentait plus le bas de ses jambes. Il mourrait là comme un vampir, la bouche scellée et les pieds noués. Ainsi ne peuvent-ils plus jamais ressortir. Mais Peter Plogojowitz l’avait fait, lui. Il était reparti comme la flamme à partir d’une bricole de ses propres décombres. Il s’était emparé de Higegatte, de la femme de ce Dante, et des jeunes lycéennes. Il avait continué à asservir la famille vampirisée de ce soldat serbe. Famille vengeresse dont descendait ce cinglé de Zerk à coup certain, mais il ne pourrait plus adresser des texti à Danglard pour le savoir. Salopard de Weill qui lui avait fait ôter son GPS. Pourquoi ?

Dans la nuit du tombeau, Toi qui m’as consolé[4].

Il avait retrouvé la suite du vers. Il respirait par petites bouffées, plus difficiles que tout à l’heure. Asphyxie plus rapide encore qu’il ne l’avait pensé, Zerk savait y faire.

Tout à l’heure quand ? Cela devait faire une heure que Zerk avait quitté le cimetière. Il n’entendait pas la cloche de l’église pour le guider. Trop loin du village. Ni ne pouvait voir ses montres, pas même capables de lui donner l’heure des pissées de Lucio.

Dans la nuit du tombeau, Toi qui m’as consolé.

Il y avait une suite dans ce poème, quelque chose comme les soupirs de la sainte et les cris de la fée. Oui, comme Vesna.

Une respiration, une autre. La sienne.

Arnold Paole. Il avait retrouvé le nom du soldat vaincu par Peter Plogojowitz. Et cela, il ne l’oublierait jamais.

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