VIII

On avait relevé les noms de tous les habitants des pavillons proches, l’enquête de voisinage commençait, nécessaire et lassante. Elle ne contredisait pas le jugement de Pierre fils. Si personne n’osait traiter Pierre Vaudel de vieux salopard, les témoignages dessinaient un homme retranché, maniaque, intolérant et satisfait de lui-même. Intelligent et n’en faisant profiter personne. Évitant les contacts et, revers avantageux, n’importunant jamais son entourage. Les flics questionnaient de porte en porte, évoquaient un meurtre crapuleux sans préciser que le vieil homme avait été réduit en miettes. Pierre Vaudel aurait-il pu ouvrir à son agresseur ? Oui, si le motif de la visite était technique, s’il ne s’agissait pas de bavardage. Même à la nuit tombée ? Oui, Vaudel n’était pas peureux, il était même, comment dire, invulnérable. Enfin, c’est ce qu’il donnait à croire.

Un seul homme, son jardinier Émile, décrivait autrement Pierre Vaudel. Non, Vaudel n’était pas misanthrope. Il ne se méfiait que de lui-même et c’est pourquoi il ne voyait personne. Comment le jardinier le savait-il ? Mais parce que Vaudel le disait lui-même, avec un petit sourire parfois, un sourire en coin. Comment l’avait-il connu ? Au tribunal, à son neuvième passage pour coups et blessures, il y avait quinze ans de ça. Vaudel s’était intéressé à sa violence et, au fil des discussions, ils s’étaient liés. Jusqu’à ce que Vaudel l’engage pour s’occuper du jardin, de l’approvisionnement en bûches puis, plus tard, des courses et du ménage. Émile lui convenait parce qu’il ne cherchait pas à faire la conversation. Quand les voisins avaient appris le passé du jardinier, cela n’avait pas plu.

— C’est normal, il faut se mettre à la place des gens. Émile le bastonneur, on m’appelle. Forcément, les gens n’étaient pas rassurés, ils m’évitaient.

— À ce point ? demanda Adamsberg.

L’homme s’était assis sur la marche la plus haute du perron, là où le soleil de début juin chauffait un peu la pierre. Maigre et court sur jambes, il flottait dans son bleu de travail et n’avait rien d’inquiétant. Son visage très dissymétrique était usé et imprécis, plutôt laid, n’exprimant ni volonté ni assurance. Sur la défensive, il essuyait son nez tordu par les coups, abritait ses yeux. L’une de ses oreilles était plus grande que l’autre, il la frottait à la manière d’un chien inquiet, et seul ce geste indiquait qu’il avait du chagrin, ou bien qu’il se sentait perdu. Adamsberg s’assit à ses côtés.

— Vous faites partie de l’équipe des flics ? demanda l’homme après un regard intrigué sur les habits d’Adamsberg.

— Oui. Un collègue dit que vous n’êtes pas d’accord avec les voisins à propos de Pierre Vaudel. Je ne sais pas votre nom.

— Je leur ai déjà dit vingt fois. Je m’appelle Émile Feuillant.

— Émile, répéta Adamsberg, pour bien fixer le mot.

— Vous ne l’écrivez pas ? Les autres, ils l’ont marqué. Et c’est normal, sinon ils reposeraient cent fois les mêmes questions. Déjà que les flics se répètent. Ça, c’est un truc qui m’a toujours tracassé : pourquoi les flics, ils répètent tout ? On leur dit : « Vendredi soir, j’étais au Perroquet. » Et le flic, il répond : « Vendredi soir, t’étais où ? » À quoi ça sert, sinon à s’user les nerfs ?

— Ça sert à user les nerfs. Jusqu’à ce que le gars abandonne ce Perroquet et dise aux flics ce qu’ils veulent.

— Oui, c’est normal après tout. On peut comprendre.

Normal, pas normal. Émile semblait disposer les choses de part et d’autre de cette ligne de démarcation. À son regard qui le dévisageait, Adamsberg n’était pas certain qu’Émile le classe du côté normal.

— Tout le monde a peur de vous ici ?

— Sauf Mme Bourlant, la voisine d’à côté. Dites, j’ai quand même cent trente-huit combats de rue derrière moi, et je ne compte pas l’enfance. Alors tout de même.

— C’est pour cela que vous dites le contraire des voisins ? Parce qu’ils ne vous aiment pas ?

La question surprit Émile.

— Je m’en fous qu’on m’aime. C’est juste que j’en sais bien plus qu’eux sur Vaudel. Je leur en veux pas, c’est normal qu’ils me craignent. Je suis un violent de la pire espèce. C’est ce que disait Vaudel, ajouta-t-il en riant un peu, découvrant deux dents manquantes. Il exagérait parce que je n’ai jamais tué personne. En revanche pour le reste, il avait pas tort.

Émile sortit un paquet de tabac et roula une cigarette avec habileté.

— Pour le reste, vous avez fait combien de taule ?

— Onze ans et demi en sept passages. Ça grille un homme. Enfin, depuis que j’ai sauté la cinquantaine, ça va mieux. Quelques bagarres par-ci par-là mais ça porte pas plus loin. Je l’ai payé cher, on peut le dire : pas de femme, pas d’enfants. J’aime les gosses mais je ne voulais pas. Forcément, quand on tape sur tout ce qui bouge, comme ça, sans raison, on ne peut pas prendre ce risque. C’est normal. Ça nous faisait un autre point commun, avec Vaudel. Lui non plus, il ne voulait pas d’enfants. Enfin, il ne disait pas ça comme ça. Il disait : « Pas de descendance, Émile. » Mais il a quand même eu un enfant dans le dos.

— Vous savez pourquoi ?

Émile tira sur sa cigarette, jeta un regard étonné à Adamsberg.

— Ben parce qu’il a pas pris de précautions.

— Pourquoi il ne voulait pas de descendance ?

— Il en voulait pas. Ce que je me demande, c’est ce que je vais devenir. Plus de boulot, plus de toit. Je logeais dans l’appentis.

— Il n’avait pas peur de vous, Vaudel ?

— Il n’avait même pas peur de la mort. Il disait que le seul défaut de la mort, c’est que c’était trop long.

— Vous n’avez jamais eu envie de le frapper ?

— Des fois, au début. Mais je préférais faire un morpion. C’est moi qui lui ai appris. Un homme qui sait même pas jouer au morpion, je ne pensais pas que ça existait. J’arrivais le soir, j’allumais le feu, je servais deux Guignolet. Le Guignolet c’est spécial, c’est lui qui me l’a appris. On installait la table et on s’y mettait.

— Qui gagnait ?

— Deux fois sur trois c’était lui. Parce que c’était un malin. Surtout qu’il avait inventé un morpion spécial, sur des feuilles d’un mètre de long. J’espère que vous vous figurez le difficile.

— Oui.

— Bon. Il envisageait de s’agrandir mais j’étais contre.

— Vous buviez beaucoup ensemble ?

— Juste les deux Guignolet, il dépassait pas. Ce qui me manque, c’est les bigorneaux qu’on mangeait avec. Il en commandait tous les vendredis, on avait chacun sa petite épingle. Moi la boule bleue, lui la boule orange, on ne changeait pas. Il disait que je serais…

Émile frotta son nez tordu, en quête du mot. Adamsberg connaissait cette recherche de vocabulaire.

— Que je serais nostalgique quand il serait mort. Je rigolais, personne me manque. Mais il avait raison, c’était un malin. Je suis nostalgique.

Adamsberg eut l’impression qu’Émile endossait assez fièrement cet état complexe et ce mot nouveau pour l’honorer.

— Quand vous frappez, vous êtes ivre ?

— Justement non, c’est le problème. Des fois je bois un coup après, pour faire passer l’énervement de la bagarre. Ne croyez pas que j’ai pas vu des docteurs. Bien sûr que j’en ai vu, de gré ou de force, une bonne dizaine. Pas un qui a trouvé. Ils ont cherché dans mon père et dans ma mère, rien. J’étais un gamin heureux. C’est pour cela que Vaudel disait : « Il n’y a rien à faire, Émile, c’est une question d’engeance. » Vous savez ce que c’est, une engeance ?

— À peu près.

— Mais précisément ?

— Non.

— Moi oui, j’ai regardé. C’est une mauvaise semence qui pullule. Alors vous voyez. C’est pour ça que lui et moi, ce n’était pas utile qu’on essaie de vivre comme les autres. À cause de notre engeance.

— Vaudel était une engeance aussi ?

— Mais évidemment, dit Émile d’un air contrarié, comme si Adamsberg ne faisait aucun effort pour comprendre. Ce que je me demande, c’est ce que je vais devenir.

— Quelle engeance ?

Émile se nettoyait les ongles avec un bout d’allumette, préoccupé.

— Non, dit-il en secouant la tête. Il ne voulait pas qu’on en parle.

— Qu’est-ce que vous faisiez, Émile, dans la nuit de samedi à dimanche ?

— Je l’ai déjà dit, j’étais au Perroquet.

Émile eut un grand sourire provocant et jeta son allumette au loin. Émile n’avait rien d’un semi-débile.

— Et sinon ?

— J’ai emmené ma mère au restaurant. Toujours le même, à côté de Chartres, j’ai donné le nom et tout le reste à vos collègues. Ils vous répéteront. Je l’emmène là tous les samedis. Je vous indique que, ma mère, je ne lui ai jamais tapé dessus. Dieu, manquerait plus que ça. Et je précise que, ma mère, elle m’adore. C’est normal dans un sens.

— Mais votre mère ne s’endort pas à quatre heures du matin ? Vous êtes rentré à cinq heures.

— Oui, et j’ai pas vu la lumière. Il dormait toujours en laissant tout allumé.

— À quelle heure avez-vous déposé votre mère ?

— Dix heures tapantes. Ensuite, comme tous les samedis, j’ai été voir mon chien.

Émile sortit son portefeuille et tendit une photo sale.

— Lui, dit-il. Tout rond, il tiendrait dans ma poche avant, comme un kangourou. Quand j’ai été en taule pour la troisième fois, ma sœur a déclaré qu’elle voulait plus garder le chien, et elle l’a donné. Mais je savais où, dans la ferme des cousins Gérault, près de Châteaudun. Après le restaurant, je prends la camionnette et je vais le voir, avec des cadeaux, de la viande et des trucs. Lui il sait, il m’attend dans le noir, il saute la barrière et on passe la nuit ensemble dans la camionnette. Qu’il pleuve ou qu’il vente. Il sait que je viens toujours. Alors qu’il est pas plus gros que ça.

Les mains d’Émile formaient une boule de la taille d’un ballon.

— Il y a des chevaux, dans cette ferme ?

— Gérault fait surtout du bovin, trois quarts laitier, un quart viande. Mais il a quelques chevaux.

— Qui le sait ?

— Que je vais voir le chien ?

— Oui, Émile. On ne parle pas du cheptel. Vaudel le savait ?

— Oui. Il aurait jamais supporté que j’amène une bête ici, mais il comprenait. Il me laissait mon samedi soir pour ma mère et le chien.

— Mais Vaudel ne peut plus le confirmer.

— Non.

— Et le chien non plus.

— Alors si. Venez avec moi samedi et vous verrez que je ne vous raconte pas de blagues. Vous le verrez sauter la barrière et courir à la camionnette. C’est la preuve.

— Ce n’est pas la preuve que c’était samedi.

— C’est vrai. Mais c’est normal qu’un chien puisse pas dire le jour qu’on est. Même un chien comme Cupidon.

— Cupidon, c’est son nom, murmura Adamsberg.


Il ferma les yeux, adossé au chambranle de pierre de la porte, le visage tourné vers le soleil, comme Émile. Derrière l’épaisseur du mur, les prélèvements s’achevaient, on ôtait les passerelles. Les carrés de tapis avaient été démontés, numérotés, enfournés dans les containers. On y chercherait un sens. Pierre fils aurait pu tuer le vieux salopard. Ou la belle-fille, déterminée, c’était possible, à tout risquer pour son mari. Ou Émile. Ou la famille du peintre qui coulait les chevaux dans le bronze et, malencontreusement, une femme. Peindre sa protectrice en bronze, voilà encore une chose qui n’existait pas avant, sur la carte du continent de Stock. En revanche, tuer un vieil homme riche, cela existait depuis longtemps. Mais le réduire en bouillie, le disperser ? Pourquoi ? On ne savait pas comment répondre. Tant qu’on n’a pas l’idée, on n’a pas l’homme.

Mordent venait vers eux, avec sa démarche saccadée, son long cou lancé en avant, son crâne couvert de duvet gris, ses mouvements d’yeux rapides, tout un ensemble qui évoquait avec précision un échassier fourbu cherchant un poisson ci et là. Il s’approcha d’Émile, observa Adamsberg sans indulgence.

— Il dort, dit Émile à voix basse. C’est normal, on doit comprendre.

— Il vous parlait ?

— Et après ? C’est son travail, non ?

— Sûrement. Mais on va quand même le réveiller.

— Misère du monde, dit Émile d’un ton dégoûté. Un gars ne peut pas dormir cinq minutes sans se faire étriller.

— Ça m’étonnerait que je l’étrille, c’est mon commissaire.

Adamsberg ouvrit les yeux sous la main de Mordent, Émile se leva pour prendre ses distances. Il était assez choqué d’apprendre que cet homme était commissaire, comme si l’ordre des choses avait fait un écart, comme si les errants devenaient rois sans prévenir. C’est une chose de discuter de son engeance et de Cupidon avec un sans-grade, c’en est une autre avec un commissaire. C’est-à-dire avec un type rompu aux plus sales techniques des interrogatoires. Et celui-là était un as, avait-il entendu. Et à celui-là, il en avait dit pas mal et sans doute beaucoup trop.

— Restez là, dit Mordent en retenant Émile par la manche, cela va vous intéresser aussi. Commissaire, on a la réponse du notaire. Vaudel a établi son testament il y a trois mois.

— Beaucoup de fric ?

— Plus que ça. Trois pavillons à Garches, un autre à Vaucresson, un grand immeuble de rapport à Paris. Plus l’équivalent en placements et assurances.

— Rien de surprenant, dit Adamsberg en se levant à son tour, époussetant son pantalon.

— Hormis la part réservataire pour son fils, Vaudel laisse tout à un étranger. À Émile Feuillant.

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