II

— Chez vous aussi, il y a des bizarreries, dit en anglais le surintendant Radstock à ses collègues de Paris.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Adamsberg.

— Que chez nous aussi, il y a des bizarreries, traduisit Danglard.

— C’est vrai, dit Adamsberg sans s’intéresser à la conversation.

Ce qui lui importait pour le moment, c’était de marcher. C’était Londres en juin et c’était la nuit, il voulait marcher. Ces deux jours de colloque commençaient à éreinter ses nerfs. Rester assis durant des heures était une des rares épreuves capables de briser son flegme, de lui faire ressentir l’étrange état que les autres nommaient « impatience » ou « fébrilité », et qui lui était d’ordinaire inaccessible. Il était parvenu la veille à s’échapper trois fois, il avait fait un tour bâclé du quartier, mémorisé les alignements des façades en brique, les perspectives des colonnes blanches, les lampadaires noir et or, il avait fait quelques pas dans une ruelle qui s’appelait St Johns Mews, et Dieu sait comment on pouvait prononcer quelque chose comme « Mews ». Là, un groupe de mouettes s’était échappé en criant en anglais. Mais ses absences avaient été remarquées. Aujourd’hui, il avait dû tenir bon dans son fauteuil, rétif aux discours de ses collègues, incapable de suivre le rythme rapide de l’interprète. Le hall était saturé de policiers, de flics qui déployaient beaucoup d’ingéniosité pour serrer le filet destiné à « harmoniser le flux migratoire », à ceinturer l’Europe d’une impassable herse. Ayant toujours préféré le fluide au solide, le souple au statique, Adamsberg épousait naturellement les mouvements de ce « flux », et cherchait avec lui les moyens de déborder les fortifications qui se perfectionnaient sous ses yeux.

Ce collègue de New Scotland Yard, Radstock, avait l’air très calé en filets mais il ne semblait pas obnubilé par la question de leur rendement. Il prenait sa retraite dans moins d’un an, avec l’idée très britannique d’aller pêcher des trucs dans un lac là-haut, selon Danglard qui comprenait tout et traduisait tout, y compris ce qu’Adamsberg n’était pas désireux de savoir. Adamsberg aurait souhaité que son adjoint économise ses traductions inutiles, mais les plaisirs étaient si rares chez Danglard, et il semblait si réjoui de se rouler dans la langue anglaise tel le sanglier dans une boue de qualité qu’Adamsberg ne voulait pas lui ôter une miette de contentement. Ici, le commandant Danglard paraissait bienheureux, quasi léger, redressant son corps mou, étoffant ses épaules tombantes, gagnant une prestance qui le rendait presque remarquable. Peut-être fomentait-il de prendre un jour sa retraite avec ce nouvel ami pour aller pêcher des trucs dans ce lac là-haut.

Radstock profitait de la bonne volonté de Danglard pour lui conter le détail de sa vie au Yard mais aussi quantité d’anecdotes « égrillardes » qu’il estimait propres à plaire à des invités français. Danglard l’avait écouté tout au long du déjeuner sans montrer de lassitude, tout en veillant à la qualité du vin. Radstock appelait le commandant « Denglarde » et les deux flics s’encourageaient mutuellement, s’approvisionnant l’un l’autre en récits et en boisson, laissant Adamsberg à la traîne. Adamsberg était le seul des cent flics à ne pas même posséder des rudiments de la langue. Il cohabitait donc en marginal, comme il l’avait espéré, et peu avaient compris qui il était au juste. À ses côtés suivait le jeune brigadier Estalère, aux yeux verts toujours agrandis par une surprise chronique. Adamsberg avait souhaité le raccrocher à cette mission. Il avait dit que le cas d’Estalère s’arrangerait et, de temps à autre, il dépensait de l’énergie pour y parvenir.


Mains dans les poches et élégamment vêtu, Adamsberg profitait à plein de cette longue marche tandis que Radstock allait d’une rue à une autre pour leur faire les honneurs des singularités de la vie londonienne à la nuit. Ici, une femme qui dormait sous un toit de parapluies cousus ensemble, tenant un teddy bear de plus d’un mètre dans ses bras. « Un ours en peluche », avait traduit Danglard. « J’avais compris », avait dit Adamsberg.

— Et là, dit Radstock en désignant une avenue perpendiculaire, voici lord Clyde-Fox. L’exemple de ce que vous appelez chez vous l’aristocrate excentrique. À vrai dire, il ne nous en reste pas tant que cela, ils se reproduisent peu. Celui-ci est encore jeune.

Radstock s’arrêta pour leur donner le temps d’observer le personnage, avec la satisfaction de qui présente une pièce rare à ses hôtes. Adamsberg et Danglard le contemplèrent docilement. Haut et maigre, lord Clyde-Fox dansait maladroitement sur place, à la limite de la chute, se tenant sur un pied puis sur un autre. Un autre homme fumait un cigare à dix pas de lui, chancelant, observant les soucis de son compagnon.

— Intéressant, dit Danglard avec courtoisie.

— Il traîne souvent dans les parages, mais pas tous les soirs, dit Radstock, comme si ses collègues bénéficiaient d’un véritable coup de chance. On s’apprécie. Cordial, toujours un mot aimable. C’est un repère dans la nuit, une lueur familière. À cette heure, il revient de virée, il tente de rentrer chez lui.

— Ivre ? demanda Danglard.

— Jamais tout à fait. Il met un point d’honneur à explorer les limites, toutes les limites, et à s’y cramponner. Il affirme qu’en circulant sur les lignes de crête, en équilibre entre un versant et un autre, il est certain de souffrir mais de ne jamais s’ennuyer. Tout va bien, Clyde-Fox ?

— Tout va bien, Radstock ? répondit l’homme en agitant une main.

— Plaisant, commenta le surintendant. Enfin, à ses moments. Quand sa mère est morte il y a deux ans, il a voulu manger toute une boîte de photographies d’elle. Sa sœur est intervenue assez sauvagement et cela s’est mal terminé. Une nuit à l’hôpital pour elle, une nuit au poste pour lui. Le lord était fou de colère qu’on l’empêche d’avaler ces photos.

— Vraiment manger ? demanda Estalère.

— Vraiment. Mais quelques photos, qu’est-ce que c’est ? Il paraît qu’une fois, chez vous, un gars a voulu manger une armoire en bois.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Adamsberg, voyant les sourcils de Radstock se froncer.

— Il dit que, chez nous, un gars a voulu manger son armoire en bois. Ce qu’il a d’ailleurs accompli en quelques mois avec l’aide intermittente de deux ou trois amis.

— Une bizarrerie vraie, hein, Denglarde ?

— Tout à fait vraie, cela se passait au début du XXe siècle.

— C’est normal, dit Estalère, qui choisissait souvent mal ses mots ou sa pensée. Je sais qu’un homme a mangé un avion et cela ne lui a pris qu’une année. Un petit avion.

Radstock hocha la tête avec un peu de gravité. Adamsberg avait noté chez lui un goût pour les énonciations solennelles. Il élaborait parfois de longues phrases qui — d’après leur ton — traitaient de l’humanité et qu’en était-il, du bien et du mal, de l’ange et du démon.

— Il y a des choses, dit Radstock, pendant que Danglard traduisait en simultané, que l’homme n’est pas apte à concevoir tant qu’un autre homme n’a pas eu l’idée saugrenue de les réaliser. Mais une fois cette chose effectuée, bonne ou mauvaise, elle pénètre dans le patrimoine de l’humanité. Utilisable, reproductible, et même surpassable. L’homme qui a mangé l’armoire donne la possibilité à un autre de manger un avion. Ainsi se dévoile peu à peu le grand continent inconnu de la démence, comme une carte qui s’étoffe à mesure des explorations. Nous y progressons sans visibilité, par la seule expérience, c’est ce que j’ai toujours dit à mes gars. Ainsi lord Clyde-Fox est-il en train d’ôter et de remettre ses chaussures, et cela fait je ne sais combien de fois qu’il recommence. Et l’on ne sait pas pourquoi. Quand on le saura, un autre pourra faire de même.

— Ho, Clyde-Fox ! appela le vieux flic en se rapprochant. Un problème ?

— Ho, Radstock, répondit le lord d’une voix très douce.

Les deux hommes s’adressèrent un signe familier, deux pratiquants de la nuit, des experts qui n’avaient rien à se cacher. Clyde-Fox posait un pied en chaussette sur le trottoir, tenant sa chaussure à la main, dont il scrutait intensément l’intérieur.

— Un problème ? répéta Radstock.

— Un sacré problème. Allez voir si vous en avez le cran.

— Où ?

— À l’entrée du vieux cimetière de Highgate.

— Je n’aime pas qu’on fouine là-bas, grogna Radstock. Qu’est-ce que vous y faisiez ?

— Une exploration de limite en compagnie d’amis choisis, dit le lord en désignant du pouce son compagnon au cigare. Entre la crainte et la raison. Je connais l’endroit sur le bout des doigts mais lui, il voulait voir ça. Attention, ajouta Clyde-Fox en baissant la voix. Le camarade est bourré comme un coin et rapide comme un elfe. Déjà démoli deux gars au pub. Professeur de danse cubaine. Nerveux. Pas d’ici.

Lord Clyde-Fox secoua une nouvelle fois sa chaussure dans l’air, la remit à son pied, ôta l’autre.

— OK, Clyde-Fox. Mais vos chaussures ? Vous les videz ?

— Non, Radstock, je les contrôle.

L’homme de Cuba lança une phrase en espagnol, qui semblait dire qu’il en avait assez et qu’il se tirait. Le lord lui adressa un signe de main indifférent.

— À votre avis, reprit Clyde-Fox, que peut-on mettre dans des chaussures ?

— Des pieds, intervint Estalère.

— Exactement, dit Clyde-Fox en lançant un regard approbateur au jeune brigadier. Et mieux vaut vérifier que ce sont vos propres pieds qui sont dans vos propres chaussures. Radstock, si vous m’éclairiez avec la lampe torche, je pourrais peut-être en finir avec ce truc.

— Que voulez-vous que je vous dise ?

— Si vous voyez quelque chose dedans.

Pendant que Clyde-Fox tenait haut ses chaussures, Radstock en inspecta méthodiquement l’intérieur. Adamsberg, oublié, tournait à pas lents autour d’eux. Il imaginait ce gars en train de mastiquer son armoire bout par bout pendant des mois. Il se demandait s’il préférerait manger une armoire ou bien un avion, ou les photos de sa mère. Ou autre chose ? Autre chose qui dessinerait un nouveau morceau du continent inconnu de la démence décrit par le surintendant.

— Rien, dit Radstock.

— Vous êtes formel ?

— Oui.

— Bien, dit Clyde-Fox en se rechaussant. Sale histoire. Faites votre job, Radstock, allez voir ça. À l’entrée. C’est un tas de vieilles chaussures posées sur le trottoir. Préparez votre âme. Il y en a une vingtaine peut-être, vous ne pouvez pas les manquer.

— Ce n’est pas mon job, Clyde-Fox.

— Bien sûr que si. Elles sont alignées avec soin, les pointes dirigées vers le cimetière, comme si elles voulaient entrer là-dedans. Je vous parle évidemment de la vieille grille principale.

— Le vieux cimetière est surveillé la nuit. Fermé pour les hommes et pour les chaussures des hommes.

— Eh bien elles veulent entrer tout de même, et toute leur attitude est très déplaisante. Allez les regarder, faites votre job.

— Clyde-Fox, je me fous que vos vieilles chaussures veuillent entrer là-dedans.

— Vous avez tort, Radstock. Parce qu’il y a les pieds dedans.

Il y eut un silence, une onde de choc désagréable. Une petite plainte sortit de la gorge d’Estalère, Danglard serra les bras. Adamsberg arrêta sa marche et leva la tête.

— Merde, chuchota Danglard.

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Il dit que des vieilles chaussures veulent entrer dans l’ancien cimetière. Il dit que Radstock a tort de ne pas aller voir, parce qu’il y a les pieds dedans.

— C’est bon, Denglarde, coupa Radstock. Il est bourré. C’est bon, Clyde-Fox, vous êtes bourré. Rentrez chez vous.

— Il y a les pieds dedans, Radstock, répéta le lord d’une voix posée, pour bien indiquer qu’il était stable sur sa ligne de crête. Tranchés à hauteur des chevilles. Et ces pieds essaient d’entrer là-dedans.

— OK, ils essaient d’entrer.

À présent, lord Clyde-Fox se recoiffait avec soin, signal de son départ imminent. Avoir confié son problème semblait l’avoir ramené à la vie normale.

— Tablez sur des chaussures assez vieilles, ajouta-t-il, vingt ou quinze ans d’âge peut-être. Des hommes, des femmes.

— Mais les pieds ? demanda Danglard avec discrétion. Les pieds sont à l’état de squelette ?

— Let down. Il est bourré, Denglarde.

— Non, dit Clyde-Fox en rangeant son peigne et ignorant le surintendant. Les pieds sont presque intacts.

— Et ils essaient d’entrer là-dedans, acheva Radstock.

— Précisément, old man.

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