IV

Quand le train s’engagea dans le tunnel sous la Manche, Danglard inspira bruyamment puis serra les mâchoires. Le voyage aller n’avait pas atténué son appréhension, et ce passage sous l’eau lui semblait toujours inacceptable et les voyageurs inconséquents. Il se voyait distinctement filer dans ce conduit à toute allure, recouvert par des tonnes de paquets de mer.

— On sent le poids, dit-il, les yeux fixés sur le plafond du wagon.

— Il n’y a pas de poids, répondit Adamsberg. Nous ne sommes pas sous l’eau, nous sommes sous la roche.

Estalère demanda comment il était possible que le poids de la mer n’appuie pas sur la roche jusqu’à ce que le tunnel s’écroule. Adamsberg, patient, déterminé, dessina pour lui le système sur une serviette en papier : l’eau, la roche, les rives, le tunnel, le train. Puis il exécuta le même dessin sans le tunnel et sans le train, pour lui démontrer que leur existence ne modifiait pas l’état des choses.

— Tout de même, dit Estalère, il faut bien que le poids de la mer appuie sur quelque chose.

— Il appuie sur la roche.

— Mais alors la roche appuie plus fort sur le tunnel.

— Non, reprit Adamsberg en dessinant à nouveau le système.

Danglard eut un mouvement agacé.

— C’est simplement qu’on imagine le poids. La masse monstrueuse au-dessus de nous. L’engloutissement. Faire rouler un train sous la mer, c’est une idée de dément.

— Pas plus que de manger une armoire, dit Adamsberg en soignant son dessin.

— Mais qu’est-ce qu’il vous a fait, bon sang, ce bouffeur d’armoire ? On ne parle plus que de lui depuis hier.

— Je cherche la manière dont il pense, Danglard. Je cherche les pensées du mangeur d’armoire, ou du coupeur de pieds, ou du gars dont l’oncle s’est fait dévorer par un ours. Des pensées d’homme qui, telles des foreuses, ouvrent de noirs tunnels sous la mer dont on ne soupçonnait pas l’existence.

— Qui s’est fait dévorer ? demanda Estalère, soudain attentif.

— L’oncle d’un gars sur la banquise, répéta Adamsberg. C’était il y a un siècle. Il n’est resté de lui que ses lunettes et un lacet. Or le neveu chérissait son oncle. À partir de là, tout bascula. Il tua l’ours.

— C’est raisonnable, dit Estalère.

— Mais il rapporta la dépouille à Genève pour l’offrir à sa tante. Qui l’installa dans son salon. Danglard, le collègue Stock vous a passé une enveloppe à la gare. Son rapport préliminaire, je suppose.

— Radstock, rectifia Danglard d’un ton lugubre, les yeux toujours levés vers le plafond du train, surveillant le poids de la mer.

— Intéressant ?

— Peu nous importe. Ce sont ses pieds, qu’il les garde.

Estalère tortillait une serviette entre ses doigts, concentré, tête penchée vers ses genoux.

— En quelque sorte, coupa-t-il, le neveu voulait rapporter un souvenir de l’oncle à sa veuve ?

Adamsberg acquiesça et revint à Danglard.

— Dites-moi tout de même, pour ce rapport.

— Quand sort-on de ce tunnel ?

— Dans seize minutes. Qu’a trouvé Stock, Danglard ?

— Mais logiquement, commença Estalère en hésitant, si l’oncle était dans l’ours et que le neveu…

Il s’interrompit et baissa à nouveau la tête, soucieux, grattant ses cheveux blonds. Danglard soupira, soit pour les seize minutes, soit pour ces pieds immondes qu’il voulait laisser derrière lui, à la porte oubliée de Highgate. Soit encore parce que Estalère, aussi borné que curieux, était le seul membre de la Brigade incapable de distinguer l’utile de l’inutile chez Adamsberg. Incapable de laisser choir une seule de ses remarques. Pour le jeune homme, chaque mot du commissaire faisait forcément sens et il le cherchait. Et pour Danglard, dont l’esprit élastique franchissait les idées à pas très rapides, Estalère représentait un gâchis de temps irritant et constant.

— Si on n’avait pas suivi Radstock avant-hier, reprit le commandant, si on n’avait pas buté sur ce cinglé de Clyde-Fox, si Radstock ne nous avait pas traînés jusqu’au cimetière, nous serions ignorants de ces pieds infâmes et nous les abandonnerions à leur sort. Leur destin est britannique et il le reste.

— Il n’est pas interdit de s’intéresser, dit Adamsberg. Quand ça croise le chemin.

Et très certainement, pensa-t-il, Danglard n’avait pas réussi à quitter la femme de Londres dans des termes aussi rassurants qu’il l’aurait souhaité. Son anxiété reprenait donc ses droits, se glissait à nouveau dans les creux de son âme. Adamsberg se figurait l’esprit de Danglard comme un bloc de calcaire fin où la pluie des questions avait creusé d’innombrables cuvettes où gisaient les soucis irrésolus. Chaque jour, trois ou quatre de ces cuvettes étaient simultanément en activité. À cette heure, le passage du tunnel, la femme de Londres, les pieds de Highgate. Ainsi que le lui avait expliqué Adamsberg, l’énergie que dépensait Danglard pour résoudre les questions et curer les cuvettes était vaine. Car dès qu’une cuvette était assainie, elle libérait de l’espace pour en créer d’autres, emplies de nouvelles interrogations taraudantes. À s’en occuper sans cesse, il empêchait la sédimentation tranquille et le comblement naturel des excavations par l’oubli.

— Inutile de s’alarmer, elle donnera des nouvelles, affirma Adamsberg.

— Qui ?

— Abstract.

— Logiquement, interrompit Estalère qui suivait toujours son rail, le neveu aurait dû laisser l’ours en vie et rapporter ses excréments à sa tante. Puisque l’oncle était dans le ventre de l’ours et non pas dans sa peau.

— Justement, dit Adamsberg, satisfait. Tout est fonction de l’idée que le neveu se fait de l’oncle et de l’ours.

— Et de sa tante, ajouta Danglard, rasséréné par la certitude d’Adamsberg à propos d’Abstract et des nouvelles qu’elle allait donner. Tante dont on ne sait si elle souhaitait accueillir la peau ou l’excrément de l’ours en représentation du défunt.

— Tout dépend de l’idée qu’on se fait, répéta Adamsberg. Quelle était l’idée du neveu ? Que l’âme de l’oncle s’était diffusée dans l’ours jusqu’à la pointe de ses poils ? Quelle était l’idée que le thékophage avait mise dans l’armoire ? Et le Coupeur de pieds ? Quelle âme logeait dans les plaques de bois, dans les bouts des pieds ? Que dit Stock, Danglard ?

— Lâchez ces pieds, commissaire.

— Ils me rappellent quelque chose, dit Adamsberg d’une voix incertaine. Un dessin, ou un récit.

Danglard arrêta l’hôtesse qui passait avec du champagne, en prit une coupe pour lui et une pour Adamsberg et posa les deux sur sa propre tablette. Adamsberg buvait rarement et Estalère jamais puisque, à lui, l’alcool faisait tourner la tête. On lui avait expliqué que c’était précisément le but recherché et ce principe l’avait laissé stupéfait. Quand Danglard buvait, Estalère coulait vers lui des regards de curiosité intense.

— Peut-être, reprit Adamsberg, était-ce la vague histoire d’un homme qui cherchait ses chaussures à la nuit. Ou bien qui était mort et qui revenait réclamer ses chaussures. Je me demande si Stock connaît cela.

Danglard vida rapidement la première coupe, détacha son regard du plafond pour regarder Adamsberg, mi-envieux, mi-désolé. Il arrivait qu’Adamsberg se concentre, se transforme en un attaquant dense et dangereux. C’était rare, mais il était alors possible de le contrer. Il offrait en revanche moins de prises quand sa matière mentale se disloquait en masses mouvantes, ce qui était le cas général. Et plus aucune quand cet état s’intensifiait jusqu’à la dispersion, comme en ce moment, aidé par le balancement du train qui abolissait les cohérences. Adamsberg semblait alors se déplacer comme un plongeur, le corps et les pensées ondulant gracieusement sans objectif. Ses yeux suivaient le mouvement, prenant l’aspect des algues brunes, renvoyant à son interlocuteur une sensation de flou, de glissement ou d’inexistence. Accompagner Adamsberg en ses extrêmes, c’était rejoindre l’eau profonde, les poissons lents, les vases onctueuses, les méduses oscillantes, c’était voir des contours imprécis et des teintes troubles. L’accompagner trop longtemps, c’était risquer de s’endormir dans cette eau tiède et y couler. À ces moments spécialement aqueux, on ne pouvait pas argumenter avec lui, pas plus qu’avec de l’écume, de la mousse, des nuées. Danglard lui en voulait rageusement de l’amener une fois encore vers cette liquidité, alors qu’il traversait la double épreuve du tunnel sous la Manche et de l’incertitude d’Abstract. Il s’en voulait aussi d’entrer si souvent dans les brouillards d’Adamsberg.

Il avala sa deuxième coupe de champagne, se remémora rapidement le rapport de Radstock pour en extraire des faits cernés, précis et rassurants. Adamsberg voyait cela, peu désireux d’expliquer à Danglard l’effroi dans lequel ces pieds l’avaient amené. Le mangeur d’armoire, l’histoire de l’ours n’étaient que distractions infimes pour tenter de repousser l’image du trottoir de Highgate, l’éloigner de lui-même et de la tête encore fragile d’Estalère.

— Il y a dix-sept pieds, dit Danglard, dont huit paires et un pied isolé. Donc neuf personnes.

— Des personnes ou des corps ?

— Des corps. Il paraît certain qu’ils ont été détachés post mortem, avec une scie. Cinq hommes et quatre femmes, tous adultes.

Danglard marqua une pause, mais le regard d’algue d’Adamsberg attendait intensément la suite.

— Ces prélèvements ont sûrement été effectués sur les cadavres avant leur inhumation. Radstock note : « Dans des dépôts mortuaires ? Dans les chambres froides des établissements de pompes funèbres ? » Et, d’après le style des chaussures — cela reste à affiner —, tout cela aurait eu lieu il y a dix ou vingt ans et se serait étalé sur une longue période. En bref, un homme qui coupait une paire de pieds par-ci, une paire de pieds par-là, au fil du temps.

— Jusqu’à ce qu’il se lasse de sa collection.

— Qui dit qu’il se lasse ?

— Cet événement. Imaginez, Danglard. Cet homme amasse ses trophées pendant dix ou vingt ans, et c’est un travail diaboliquement difficile. Il les entrepose avec passion dans un congélateur. Stock a quelque chose là-dessus ?

— Oui. Il y a eu des congélations et des décongélations successives.

— Donc le Coupeur de pieds les sortait de temps à autre, pour les regarder ou Dieu sait quoi. Ou les déménager.

Adamsberg s’adossa à la banquette et Danglard jeta un coup d’œil au plafond. Dans quelques minutes, on sortirait de cette flotte.

— Et un soir, reprit Adamsberg, et malgré tout le mal que cette collecte lui a donné, le Coupeur de pieds abandonne son bien si précieux. Comme cela, tout bonnement sur la voie publique. Il laisse tout, comme si cela ne l’intéressait plus. Ou — et ce serait encore plus inquiétant — comme si cela ne lui suffisait plus. Tout comme les collectionneurs qui se défont de leur butin pour se lancer dans une nouvelle entreprise, allant vers un stade supérieur et plus abouti de leur quête. Le Coupeur de pieds passe à autre chose. À autre chose de mieux.

— Donc de pire.

— Oui. Il avance plus profondément dans son tunnel. Stock a de quoi se faire du mauvais sang. S’il réussit à remonter la piste, il va passer par des étapes impressionnantes.

— Jusqu’où ? demanda Estalère, tout en guettant l’effet du champagne sur Danglard.

— Jusqu’à l’événement insoutenable, cruel, dévorateur, qui déclenche toute l’histoire, pour finir dans des aberrations logées dans des chaussures ou des armoires. Ensuite s’ouvre le tunnel noir, avec ses marches et ses boyaux. Et Stock va descendre là-dedans.

Adamsberg ferma les yeux, passant sans réelle transition à l’état apparent de sommeil ou de fuite.

— On ne peut pas affirmer que le Coupeur de pieds passe un cap, se hâta de contrer Danglard avant qu’Adamsberg ne lui échappe tout à fait. Ni qu’il se débarrasse de sa collection. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il l’a déposée à Highgate. Et bon sang, ce n’est pas rien. Autant dire qu’il a fait une offrande.

Le train sortit dans un souffle à l’air libre et le front de Danglard s’allégea. Son sourire encouragea Estalère.

— Commandant, murmura Estalère, que s’est-il passé, à Highgate ?

Comme souvent et sans jamais le vouloir, Estalère posait son doigt à l’endroit crucial.

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