XXXVII

Son corps avait tout entier disparu dans une nappe de froid et d’insensibilité, sa tête fonctionnait encore partiellement. Des heures avaient dû passer, six peut-être. Il sentait encore l’arrière de son crâne, quand il avait la force de le faire osciller contre le sol. Essayer de garder le cerveau au chaud, continuer à faire marcher les yeux, les ouvrir, les fermer. C’étaient les derniers muscles sur lesquels il pouvait agir. Faire bouger ses lèvres sous le scotch qui s’était un peu décollé avec la salive. Et après ? À quoi bon des yeux encore vivants à côté d’un cadavre ? Ses oreilles entendaient. Il n’y avait rien à entendre, sauf le misérable moustique de son acouphène. Dinh était un gars à savoir faire bouger ses oreilles, mais pas lui. Ses oreilles, sentait-il, seraient sa dernière partie à vivre. Elles voleraient ensemble dans ce tombeau comme un papillon disgracieux, beaucoup moins joli que ceux de la nuée qui l’avait accompagné jusqu’au vieux moulin. Les papillons n’avaient pas voulu y entrer, il aurait dû réfléchir et les imiter. Il faut toujours suivre les papillons. Ses oreilles captèrent un son du côté de la porte. Il ouvrait. Il revenait. Inquiet, venu vérifier si la besogne était achevée. Et sinon, il la finirait à sa façon, hache, scie, pierre. Un nerveux, un anxieux, les mains de Zerk ne cessaient de se croiser et se décroiser.

La porte s’écarta, Adamsberg ferma les yeux pour échapper au choc de la lumière. Zerk rabattit le battant avec de grandes précautions, en prenant son temps, alluma une torche pour l’examiner. Adamsberg sentait le rayon aller et venir sur ses paupières. L’homme s’agenouilla, attrapa le scotch qui scellait la bouche et l’arracha violemment. Puis il palpa le corps, vérifia les bandages tout au long. Il respirait fort maintenant, il fouillait dans son sac. Adamsberg ouvrit les yeux, le regarda.

Ce n’était pas Zerk. Ses cheveux n’étaient pas les cheveux de Zerk. Courts et très épais, semés d’éclats roux qui accrochaient la lumière de la lampe. Adamsberg ne connaissait qu’un seul homme à la chevelure aussi étrange, brune et tachetée de mèches rousses, là où le couteau s’était planté quand il était enfant. Veyrenc, Louis Veyrenc de Bilhc. Et Veyrenc avait quitté la Brigade après le lourd combat qui l’avait opposé à Adamsberg[5]. Il était parti depuis des mois rejoindre son village de Laubazac, il trempait ses pieds dans les rivières du Béarn, il n’avait jamais plus donné de nouvelles.

L’homme avait sorti un couteau et s’attelait à fendre l’armure de scotch qui comprimait sa poitrine. Le couteau coupait mal, avançait lentement, l’homme grondait et jurait. Et ce n’était pas le grondement de Zerk. C’était celui de Veyrenc, assis à califourchon sur lui, s’escrimant sur les bandelettes. Veyrenc essayait de le tirer de là, Veyrenc dans ce caveau, à Kisilova. Dans la tête d’Adamsberg se forma une immense boule de gratitude envers le compagnon d’enfance et l’ennemi d’hier, Veyrenc, dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé, presque une boule de passion, Veyrenc, le versificateur, le gars compact aux lèvres tendres, l’emmerdeur, l’être unique. Il essaya de bouger les lèvres, de prononcer son nom.

— Ta gueule, dit Veyrenc.

Le Béarnais parvint à ouvrir la carapace de scotch, tira dessus sans ménagement, arrachant les poils de la poitrine et des bras.

— Ne parle pas, ne fais pas de bruit. Si ça te fait mal, tant mieux. C’est que tu sens encore quelque chose. Mais ne crie pas. Tu sens une partie de ton corps ?

— Rien, fit comprendre Adamsberg en secouant à peine la tête.

— Bon sang, tu n’arrives plus à parler ?

— Non, signifia Adamsberg de la même façon.

Veyrenc s’attaqua au bas de la momie, dégagea peu à peu les jambes et les pieds. Puis il jeta rageusement derrière lui l’énorme tas de scotch emmêlé et commença à frapper du plat des mains sur le corps, violemment, comme un batteur lancé dans une improvisation frénétique. Il fit une pause au bout de cinq minutes, tira sur ses bras pour les délasser. Sous sa forme un peu ronde, ses muscles aux contours estompés, Veyrenc possédait une force de brute et Adamsberg entendait sans vraiment le sentir le claquement de ses mains. Puis Veyrenc changea de technique, attrapa les bras, les plia, les déplia, fit de même avec les jambes, frappa de nouveau sur toute la surface, massa le cuir chevelu, repartit aux pieds. Adamsberg faisait bouger ses lèvres insensibles, avec l’impression qu’il pourrait commencer à former des mots.

Veyrenc s’en voulait de ne pas avoir emporté d’alcool, comment aurait-il pu imaginer ? Il fouilla sans espoir les poches du pantalon d’Adamsberg, en sortit deux portables, des foutus tickets de bus inutiles. Il attrapa les lambeaux de veste qui gisaient au sol, passa d’une poche à une autre, clefs, préservatifs, carte d’identité, et ses doigts attrapèrent de minuscules flacons. Adamsberg avait sur lui trois petites bouteilles de cognac.

— Froi — ssy, murmura Adamsberg.

Veyrenc n’eut pas l’air de comprendre car il approcha son oreille de ses lèvres.

— Froi — ssy.

Veyrenc n’avait connu le lieutenant Froissy que peu de temps, mais il capta le message. Brave Froissy, femme formidable, corne d’abondance. Il dévissa la première bouteille, souleva la tête d’Adamsberg et fit couler.

— Tu arrives à avaler ? Tu déglutis ?

— Oui.

Veyrenc termina la bouteille, dévissa la seconde et enfonça le goulot entre les dents, avec l’impression d’être un chimiste versant un produit miracle dans un grand contenant. Il vida les trois bouteilles et observa Adamsberg.

— Tu sens quelque chose ?

— Dedans.

— Parfait.

Veyrenc fouilla à nouveau dans son sac, sortit sa grosse brosse à cheveux — nécessaire car aucun peigne ne pouvait traverser la chevelure dense du Béarnais. Il enroula sa brosse dans un lambeau de chemise et frotta la peau comme on bouchonne un cheval crotté.

— Ça te fait mal ?

— Ça commence.

Pendant une demi-heure encore, Veyrenc le pétrit de coups, actionna les membres, le brossa, en même temps qu’il consultait Adamsberg pour savoir quelle partie « revenait ». Les mollets ? Les mains ? Le cou ? Le cognac chauffait sa gorge, la parole revenait.

— On essaie de te mettre debout à présent. On n’aura jamais les pieds autrement.

Se calant contre un cercueil, le solide Veyrenc le releva sans peine et le cala sur ses pieds.

— Non mon vieux, je ne sens pas le sol.

— Reste debout, fais descendre le sang.

— Je ne crois pas que ce sont mes pieds, je crois que ce sont deux sabots de cheval.

Pendant qu’il maintenait Adamsberg, Veyrenc observait pour la première fois les lieux, baladant sa lampe.

— Il y a combien de morts là-dedans ?

— Il y a les neuf. Et une qui n’est pas vraiment morte. C’est une vampire, Vesna. Si tu es ici, tu es au courant de ça.

— Je ne suis au courant de rien. Je ne sais même pas qui t’a foutu dans ce caveau.

— Zerk.

— Connais pas. Il y a cinq jours, j’étais à Laubazac. Fais descendre le sang.

— Alors comment es-tu là ? La montagne t’a vomi jusqu’ici ?

— Oui. Comment vont tes sabots de cheval ?

— Il y en a un qui s’en va. Je peux marcher en boitant.

— Tu as ton arme quelque part ?

— À la kruchema. Auherge. Et toi ?

— Je n’ai plus d’arme. On ne peut pas sortir d’ici sans protection. Le type est revenu quatre fois pendant la nuit vérifier la porte du tombeau, écouter à travers. J’ai attendu qu’il disparaisse, et attendu encore pour être sûr qu’il ne se pointerait pas.

— On — sort avec — qui ? Avec Vesna ?

— Sous la fente de la porte, il y a un jour d’un demi-centimètre. On capte peut-être du réseau. Reste debout, je te lâche.

— Je n’ai qu’un — pied et je suis un peu — bourré, avec ton co — gnac.

— Tu peux bénir ce cognac.

— Je bénis. Toi aussi, je te — bénis.

— Ne bénis pas si vite, tu peux le regretter.

Veyrenc se coucha à plat ventre, cala son téléphone contre la porte et l’examina sous sa lampe.

— On a une à deux impulsions, ça peut passer. Tu connais le numéro de quelqu’un dans le village ?

— Vladis — lav. Cherche dans mon por — table. Il parle français.

— Très bien. Comment s’appelle cet endroit ?

— Caveau des neuf vie — times de Plogojo — witz.

— Charmant, commenta Veyrenc en tapant le numéro de Vladislav. Neuf victimes. C’était un meurtrier en série ?

— Un maître vam — pire.

— Ton ami ne répond pas.

— Insiste. Quelle — heure est-il ?

— Presque dix heures.

— Possible qu’il vole en — core. Essaie.

— Tu as confiance en lui ?

La main appuyée sur un cercueil, Adamsberg se tenait sur un pied, comme un oiseau méfiant.

— Oui, finit-il par dire. Je — ne sais pas. Il rit — tout le temps.

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