XXXIV

Adamsberg écoutait Weill bavarder dans le téléphone, s’enquérir des mets et des vins locaux, avait-il au moins goûté le chou farci ?

Ses pas le menaient tranquillement dans un paysage qui lui semblait à présent familier, presque le sien. Il reconnaissait telle fleur, telle ondulation du terrain, telle vue sur les toits. Il se retrouva à la fourche du chemin forestier, manqua prendre vers l’orée du bois, recula. Attiré, tu es attiré. Il descendit à angle droit et retrouva le chemin du fleuve, laissant son regard déambuler sur les hauteurs des Carpathes.

— Vous m’écoutez, commissaire ?

— Bien sûr.

— C’est tout de même pour vous que je bosse.

— Non, c’est contre les sombres pouvoirs d’en haut.

— Possible, concéda Weill, qui n’aimait pas être pris en flagrant délit de sentiments honorables. J’amorce par le troisième barreau de notre échelle, échelle dont les montants sont, bien entendu, appuyés sur les gueules de l’enfer.

— Oui, dit Adamsberg, distrait par une grande quantité de papillons blancs. Ils jouaient dans la chaleur autour de sa tête, comme s’il était une fleur.

— Le juge du procès de la petite Mordent se nomme Damvillois. Vu, repéré. C’est un sujet médiocre à la carrière stagnante, mais dont le demi-frère est prééminent. Damvillois n’a rien à lui refuser, il compte sur lui pour s’élever. Quatrième barreau, ce demi-frère, Gilles Damvillois, puissant juge d’instruction de Gavernan, carrière en fusée, en position d’arracher la place de procureur général. À la condition que l’actuel procureur soit disposé à favoriser sa candidature. Cinquième barreau, l’actuel procureur, Régis Trémard, aux taquets pour arracher la présidence de la Cour de cassation, rien de moins. À condition que l’actuel président place Trémard devant les autres.

Adamsberg s’était enfoncé dans un sentier inconnu longeant la boucle du Danube, menant à un ancien moulin. Les papillons l’accompagnaient toujours, soit qu’ils se fussent attachés à lui, soit qu’il s’agît d’autres papillons.

— Sixième barreau, le président de la Cour de cassation, Alain Perrenin. Qui ambitionne la vice-présidence du Conseil d’Etat. À condition que l’actuelle vice-présidente appuie dans son sens. Je crois qu’ici nous commençons à chauffer. Septième barreau, la vice-présidente du Conseil d’Etat, Emma Carnot. Nous brûlons. Elle a rampé à la force des coudes, qu’elle a pointus, sans jamais perdre un demi-jour de sa vie en galéjades, repos de l’esprit, plaisirs et autres foutaises pour personnes sensibles. Colossale travailleuse, relations et points d’appui en quantité phénoménale.

Adamsberg avait pénétré dans le vieux moulin, levait la tête pour en examiner l’ancienne charpente, qui n’était pas agencée comme dans le vieux moulin de Caldhez. Les papillons l’avaient largué dans cette semi-obscurité. Au sol, il sentait sous ses pieds une couche de crottes d’oiseaux qui formait un tapis souple et agréable.

— Elle vise le ministère de la Justice, dit Adamsberg.

— Et de là plus loin encore. Elle vise tout, c’est une chasseuse effrénée. À ma demande, Danglard a fouillé le bureau de Mordent. Il y a trouvé le numéro personnel d’Emma Carnot, mal dissimulé, stupidement collé sous sa table. Excusable pour un brigadier, mauvais point pour un flic au grade de commandant. Mon avis est sans appel : quand on ne sait pas mémoriser dix numéros de téléphone, ne jamais se lancer dans une quelconque combine. Mon deuxième avis est celui-ci : faire toujours en sorte que personne ne fourre une grenade sous votre lit.

— Bien sûr, dit Adamsberg qui frémit à la pensée de ce Zerk qu’il avait laissé partir.

Une véritable bombe sous son lit, propre à lui faire sauter les entrailles, comme un crapaud. Mais lui seul le savait. Non, Zerk aussi, qui avait bien l’intention de s’en servir. Je suis venu pour te pourrir la vie.

— Content ? demanda Weill.

— D’apprendre que la femme forte du Conseil d’Etat est sur moi ? Pas vraiment, Weill.

— Adamsberg, à nous de savoir pourquoi Emma Carnot ne veut à aucun prix qu’on trouve le tueur de Garches. Collaborateur dangereux ? Fils ? Ancien amant ? On dit qu’elle ne fréquente aujourd’hui que des femmes mais certains susurrent — et j’en ai un dans ma manche qui susurre très fort depuis la cour d’appel de Limoges — qu’il y eut un époux dans le temps. Très vieux temps. Il faut toujours aller fouiner dans les anciens coffres de famille. Troisième avis : dissimuler sa famille et sa sexualité dans une cache inaccessible, si possible tout brûler.

— C’est ce qu’elle essaie sans doute de faire.

— J’ai cherché, Adamsberg. Je ne trouve ni mariage, ni lien avec l’affaire de Garches, ni avec celle de Pressbaum. Ni mariage, j’exagère.

Weill émit un bruit de langue, savoura un petit silence.

— La page qui pourrait correspondre à son nom de jeune fille à la mairie, mairie qui pourrait être la sienne car elle est née à Auxerre, a été proprement découpée. L’employée assure qu’une femme « du Ministère » a exigé d’être seule avec le registre pour un « secret défense ». Je pense que notre Emma Carnot perd les pédales. Nous sentons l’affolement. Une femme aux cheveux noirs, a dit la préposée. Quatrième avis : ne jamais utiliser une perruque, c’est ridicule. Nous sommes donc bien en face d’un mariage qu’on a soustrait à la connaissance du public.

— Le tueur n’a que vingt-neuf ans.

— Fils du mariage. Elle le protège. Ou fait en sorte que la folie de son fils n’entrave pas sa marche.

— Weill, la mère de Zerk s’appelle Gisèle Louvois.

— Je le sais. On peut envisager que Carnot s’est discrètement débarrassée du nouveau-né, réglant son adoption contre un bon paquet de fric.

— OK, Weill. À présent que nous voilà calés sur le septième barreau, comment procède-t-on ?

— On rafle l’ADN de Carnot, on le compare à celui du mouchoir et on y va. Facile comme tout, les poubelles du Conseil d’État sont sorties chaque matin sur la place du Palais-Royal. Aux jours des sessions plénières, on trouve dans ces poubelles les bouteilles d’eau et les gobelets de café ayant désaltéré les membres du Conseil. Parmi les bouteilles, celle de Carnot. Et ils ont une session demain. Désactivez ce portable, commissaire, et ne le remettez en route qu’à sept heures demain matin, sans faute.

— Heure de Paris ?

— Oui, neuf heures pour vous.

— Sans faute, enregistra Adamsberg, brusquement soulagé que la vice-présidente du Conseil d’État ait engendré ce Zerk. Car s’il ne se souvenait aucunement d’avoir fait l’amour avec une Gisèle, il était certain de n’avoir jamais couché avec la vice-présidente.

Il raccrocha et ôta la batterie du portable de Weill.

Demain, neuf heures. Il lui faudrait expliquer sa sortie matinale à la patronne de la kruchema. Il se mordit les lèvres. Il avait juré de bonne foi à Zerk qu’il se souvenait toujours des noms et des visages des femmes avec qui il faisait l’amour. Et cette femme ne datait que d’hier. Il s’efforça, passa en revue les mots qu’il avait entendus, « kruchema », « kafa », « danica », « hvala ». Danica, il le tenait. Il s’arrêta devant la porte du moulin, pris d’une inquiétude bien plus grande. Le nom du soldat serbe dont Peter Plogojowitz avait pourri la vie ? Il le savait encore en prenant le chemin du fleuve. Mais l’appel de Weill lui avait ôté du cerveau. Il prit sa tête dans les mains, en pure perte.

Le bruissement vint de derrière, comme un sac qu’on traîne au sol. Adamsberg se retourna, il n’était pas seul au moulin.

— Alors, connard ? dit la voix dans l’ombre.

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